Rire en Europe au XVIIe siècle


Par Hélène Duccini
Article paru dans Ridiculosa n° 7 (2000) Das Lachen der Völker/Le rire des nations. Actes du colloque de Munich 2-4 mars 2000.





Le XVIIe siècle a produit des milliers d’estampes dues à des artistes italiens, français, allemands, flamands et hollandais principalement. Les fonds de la Bibliothèque nationale de France recèlent des gravures satiriques qui comportent, outre une scène illustrée, une « lettre », c’est-à-dire un texte, simple légende ou couplets en vers, le plus souvent groupés en quatrains. Ces éléments rimés sont rédigés en latin, en français, en espagnol, en italien, en anglais, en flamand ou en néerlandais. Un certain nombre de gravures comportent des « lettres » en deux ou trois langues, sans doute pour élargir la clientèle par une exportation vers les pays voisins. Il existe un commerce local et international de l’estampe. Je constate que les pays scandinaves, la Grande-Bretagne et l’Europe orientale ne sont pas
représentées : je limiterai ma curiosité aux principaux pays de l’Europe de l’Ouest qui commercent entre eux : France, Espagne, Italie, Pays-Bas et Provinces-Unies, Hollande principalement.

Puisque certains ateliers travaillent pour une clientèle étrangère, cet élargissement des horizons permet de comparer les thèmes, traités en fonction des clientèles visées, mais aussi d’étudier les styles et les procédés utilisés pour faire rire. Partant de l’observation des estampes dont la légende est bilingue ou trilingue, j’ai réuni une moisson assez riche pour saisir ce qui, en Europe au XVIIe siècle, fait rire tout le monde et n’importe qui. Il faudrait aussi se pencher sur les spécificités nationales en étudiant les sujets particuliers à chacun des univers culturels. Mais cette étude, immense, ne peut être abordée dans le cadre de cette communication. Je m’en tiendrai donc au « fond commun ».

 

J’observerai d’abord que l’idée d’Europe apparaît dans l’image satirique à travers de grandes estampes qui mettent en scène chacun des pays dans une même représentation. Ainsi Le Secours de la paix aux nations oppressées par la guerre et la misère [1] compose la scène dans une vaste symétrie : dans les cieux ouverts la Paix apparaît, tenant dans la main gauche un rameau d’olivier ; à gauche, la Misère, habillée de loques, du haut d’un rocher brandit dans chaque main une pierre pour en lapider les peuples ; à droite, la Guerre, sous les traits d’un guerrier habillé à la romaine tient, elle aussi, des pierres. Les peuples forment le groupe central et reçoivent ces jets de pierres dans une grande confusion. On dénombre treize personnages dont douze, symbolisant une nation, sont atteints par les pierres. Une courte légende désigne l’endroit où chacun est atteint. Couchés au premier plan, on distingue au centre l’Anglais, renversé qui est atteint « à l’aine », à droite, le Catalan étendu sur le ventre est atteint « à la nuque », lui faisant face l’Italien « en a dans le cul » ; au second plan la foule des autres : à gauche et à genoux, le Lorrain « sur l’oreille » et, derrière lui, le Flamand « sur le cœur », puis, en évidence, l’Espagnol « sur le ventre », l’Allemand « dans la visière », Le Suisse « dans le casque », le Polonais « dans la mâchoire », le Français, faisant pendant à l’Espagnol, « dans le bras », l’Irlandais « dans l’estomach » et, enfin, couché au pied de ce dernier, le Portugais « à l’espaule ». Au centre, en dehors de cette troupe agressée par la Misère et la Guerre, on voit le buste d’un spectateur, à genoux, les mains jointes, contemplant la scène et appelant la Paix de ses vœux. Au loin sur la gauche on aperçoit une maison en flammes, à droite un arbre tordu par la tempête.

Tous ces peuples ont été entraînés dans la guerre de Trente Ans, commencée en Bohème le 23 mai 1618. On peut s’étonner de voir ici un Polonais mais, en fait, Gustave-Adolphe, roi de Suède, était un Vasa, dynastie qui régnait sur la Pologne, dont il avait un moment revendiqué le trône, avant d’entrer dans la guerre allemande en 1630.

Ces représentations des peuples de l’Europe sont fréquentes et l’on peut citer encore, L’Illustre Lustucru en son tribunal [2] ou Le temps misérable qui ne peut attraper l’argent [3]. Chez Lagniet paraît Les Quatre mandiens [4], gravé par Boulonnais, « le François, Puce, l’Espagnol, Morpion, l’Allemand, Pou, et l’Italien, Punaize » avec cette légende : « Puce, Morpion, Pou et Punaize nous empechem de vivre à nostre ayze » (fig. 1).

Qu’en est-il de leur rire partagé ? Peut-on distinguer entre ces peuples des sujets d’amusement ? En partant des estampes qui offrent des légendes bilingues, je distingue trois thèmes majeurs : le corps enlaidi, déformé ou montré comme vil et sale, donc risible ; l’amour, le sexe et les femmes ; le monde social et ses comédies, enfin.

Fig. 1 : Les Quatre mandiens.
 
Le corps

Le rire naît d’abord du traitement graphique des personnages et des scènes. La caricature s’empare de la laideur et de la difformité et cela, sous tous les cieux. Dès qu’un être est « hors norme », il prête à rire. Les bossus, les manchots, les estropiés, les pieds bots, les édentés, les loucheurs, ne sont pas comme aujourd’hui objets de commisération, mais sujets à rire. Ils étaient sans doute beaucoup plus nombreux dans les rues des villages d’autrefois qu’aujourd’hui où les progrès de la médecine réparent souvent les difformités de la nature. Le spectacle de ces misères physiques était donc quotidien, spectacles risibles car tout excès mérite blâme et risée. Comme les enfants montrent du doigt ceux qui ne sont pas comme eux, les gens de cette époque se gaussent des difformes.

Il est donc normal que la caricature s’empare de la laideur pour provoquer le rire. L’exagération des traits, l’ajout d’énormes verrues, de lèvres pendantes, d’une paupière quasi fermée, de bouches édentées, de nez en pied de marmite, font des trognes risibles, hilarantes [5] (fig. 2 et 3). On trouve cette forme de comique sous tous les cieux, les légendes en font foi, dans des séries de portraits grotesques. En Italie apparaît ce qu’on appellera plus tard le portrait-charge, qui place sur un corps rétréci une tête énorme. Cette formule graphique gagnera les ateliers du Nord et s’épanouira au XIXe dans le dessin politique de Daumier, de Grandville, de Gill ou de Caran d’Ache. Au XVIIe siècle, la série des « Gobbi » de Callot illustre cette forme de satire. Les « bossus » paraissent seuls ou livrent des combats par paire. Le ridicule tient dans leur difformité jointe à des traits outrés. Mais Callot n’est pas seul à jouer de cette forme. En Italie, au début du XVIIIe siècle paraît une suite de petits personnages à grosses têtes dus au « Callot Resuscitato ».

Outre la laideur, est comique tout ce qui relève des fonctions « viles » du corps : la scatologie est un discours du rire. Faut-il rappeler le long passage de Gargantua où Rabelais détaille toutes les façons de se torcher le cul ? La scatologie est donc présente dans les gravures des différents pays étudiés. Il faudrait sans doute se livrer à une enquête sur les sujets traités dans des séries plus étendues que je n’ai pu le faire, mais les sondages opérés dans les fonds de la Bibliothèque de France sont là pour en témoigner. On trouve un âne espagnol pétant des raves et des oignons [6], des chieurs et des pisseurs se soulageant au vu de tous dans la gravure flamande et hollandaise.

Fig. 2 : Pourtraict représentant au vif un Colonel des Tartares et un souldat qui a esté Prins en guerre par le Palatin de Transylvanie.

Fig. 3 : Le bel Adonis et La divine Vénus

Il faut dire pour comprendre cette veine que la pudeur n’était pas vécue sur le même mode hier qu’aujourd’hui. Les gravures, si elles ne montrent pas toujours la défécation, y font de lourdes allusions en dessinant des étrons et en montrant des spectateurs se bouchant le nez, respirant une fleur, ou fumant force pipe depuis l’arrivée du tabac. Je citerai une estampe de Saint-Igny gravée par Briot [7] : dans un intérieur, quatre gentilshommes fument autour d’une table où les pipes et les cartes indiquent l’objet de leur rencontre. Au-dessus de la cheminée où brûle un feu, une estampe représente un chieur qui, culotte baissée et accroupi, lâche un pet vers le spectateur. La Légende est d’ailleurs explicite :

Contre l’air pestilent d’une vapeur grossière
Nous fumons le tabac pour vray medicament
Puis deux doigts de muscat ou un verre de bière,
Peut nous entretenir sans nul autre aliment.

 

La provocation est plus présente dans une gravure de Lagniet [8], légendée en français et en flamand et qui représente un singe se jouant d’un dormeur auquel il prend ses poux. Le singe occupe le centre de la scène : il est accroupi, et défèque en se retournant vers le spectateur, qu’il interpelle du regard. Des éléments de légende sont inclus dans l’image : « Mettez votre né dans mes affaires, vous serez en bonne santé » et, au niveau des « affaires » : « c’est pour votre né ». Mais cette fonction est ici associée au sexe, car en haut à gauche et en plus petit un vieux singe est assis : à côté de lui on peut lire cette légende : « Il ne faut pas apprendre à un vieux singe l’amour ».

Les femmes, l’amour et le sexe

L’amour est, lui aussi, un inépuisable sujet de risée. Je m’attarderai sur une série particulièrement intéressante puisque les légendes s’expriment en quatre langues [9]. En français : « Amour de putain, d’estoupe le feu,/ reluit beaucoup, et dure peu. » ; en espagnol et en français : « Le feu et l’amour ne disent jamais, Va à tes besoignes » traduit en « El fuego y el amor no dizen ve te a tu labor » ; en néerlandais : « Met arbeijt krijghimen Vier vuijten steen » ; en italien « O tinge o brûscia ». L’amour est ravalé au désir plus qu’à la passion, exprimé par le thème iconographique qui domine les quatre gravures : le feu. Dans les trois premières, un feu brûle dans l’âtre, tandis que dans la dernière la soupe, trop chaude et sans doute épicée, symbolise l’empres­sement du désir. Des couples échangent des regards, des gestes, des confidences, mais c’est d’amour vénal qu’il est plutôt question. L’un des couples, « Amour de putain » dit clairement ce qu’il faut comprendre. La scène « espagnole » représente une femme installée sur une chaise percée, devant un feu, soulevant ses jupes pour en capter la chaleur tandis qu’elle exécute « ses besognes » : à l’arrière-plan un galant, aperçu dans l’embrasure de la porte ouverte, conte fleurette à une dame qui respire une fleur, allusion claire aux effluves malodorantes que dégagent « les besognes ». Il est plutôt question de sexe que d’amour dans ces scènes, qui restent cependant allusives.

Plus proches de la passion sont les scènes qui se moquent des amoureux transis ou brûlants ou qui ridiculisent les amours tardives de vieillards échauffés pour des jeunes gens qui n’en peuvent mai. Sur une estampe représentant une vieille édentée embrassant un jeune galant, la légende est explicite [10] :

 

Le ridicule objet de ces deux personages
De différente humeur ainsy que de leurs ages
Nous desmontre quel est l’aveuglement d’Amour
Qui fait que cette vieille incessament soupier
Pour ce jeune badin qui ne s’en fait que rire
Dont le cœur est glacé tant la nuit que le jour.

 

On sait que dans ces sociétés anciennes, la mort fauchait aussi bien les jeunes que les vieux. Les jeunes femmes mouraient en couches, dans des fièvres puerpérales mal soignées. Les pestes couchaient dans la tombe de jeunes hommes saisis par l’épidémie. Si le statut de veuve donnait aux femmes une place de chef de famille et donc un rôle masculin dans la société, les veufs le plus souvent se remariaient pour avoir à la maison une femme qui élève leurs enfants. Le type de la marâtre est un classique du théâtre et des comédies. D’autre part, les mariages étaient souvent arrangés entre des familles qui prenaient peu en compte les sentiments des futurs époux, mais unissaient des patrimoines. De jeunes tendrons étaient ainsi casées chez de vieux barbons. Ces accouplements mal assortis étaient objets classiques de satire. Le charivari était d’ailleurs un chahut mené par les jeunes gens du village ou du quartier sous les fenêtres de ces époux mal assortis. On pense à Molière, à l’Ecole des femmes. On ne s’étonnera donc pas de trouver ce thème sous le burin des graveurs.

 

Pour terminer sur ce thème du sexe et de l’Amour, j’évoquerai une gravure, qui titre en latin Ve tibi si consueta colis nunc tecta priape [11] et donne une légende en français et en flamand :

 

Traitez modestement amoureuse cohort
Ce membre, car ce n’est pied, teste , espaule ou main
Pour quy vous vous donnes la bataille si forte,
Mais le père germeux de tout le genre humain.

 

La scène représente une grande bagarre : cinq femmes tentent de s’emparer chacune d’une culotte d’homme dont la braguette est éloquente. On y trouve des dames comme la servante. Au fond, un homme essaie de récupérer cette culotte, tandis que sa femme lui administre une raclée.

On peut rapprocher cette estampe d’une autre, due à C. Isaac, qui représente la dispute pour la culotte, légendée en flamand cette fois [12]. Mais ici, la culotte est symbole de pouvoir plus que de sexe. C’est un thème inépuisable et partagé par des artistes dans tous les pays que la dérision de l’homme qui n’affirme pas sa virilité. Le mari battu est l’exemple même de cette inversion des rôles, forcément risible. Abraham Bosse a illustré le thème en mettant en parallèle, une femme battue et un homme battu, mais on trouve d’autres « hommes battus ». Une estampe sur ce thème, probablement antérieure, offre une légende en flamand et en français :

 

Ou la femme gouverne portant la bannière,
Et des brayes avecq le tout y va derrière.

 

Pour en finir avec la symbolique de la culotte, je citerai une gravure dont la légende est en latin cette fois [13]. La femme prend son homme aux cheveux : il a enlevé sa culotte et chacun des deux a enfilé une jambe du pantalon. Le partage du pouvoir ne peut être mieux signifié.

Dans le même sens, le mari cocu est un mari ridicule, ou plutôt, un impuissant, incapable de satisfaire une femme qui va chercher ailleurs ce que son homme ne peut lui donner chez elle. Entre cocu et impuissant, la frontière est étroite. Dans la femme battant son mari de Abraham Bosse, on aperçoit au fond à gauche un jeune galant qui attend la dame dans son alcôve et regarde en souriant le spectateur, le prenant à témoin (fig. 4).

Voyez comme ceste guenon,
Aussi cruelle que lubrique,
A ce pauvre sot faict la nique,
Qui n’est son mari que de nom.
[14]

Fig. 4 : Abraham Bosse, L’homme battu.

On peut donc comprendre que le mari cocu est tourné en dérision parce que les frasques de sa femme trahissent son impuissance. En somme, le cocu mérite l’humiliation où le réduit une femme qu’il ne satisfait pas.

 
Satire sociale ou « monde à l’envers »

La satire sociale existe-t-elle au XVIIe siècle ? Y a-t-il une opposition entre pauvres et riches, entre dominants et dominés ?

Je prendrai comme exemple les gravures qui opposent les gras et gros aux maigres efflanqués. Nous pouvons observer deux séries de gravures qui fonctionnent en paires sur ce thème. Ces estampes sont légèrement antérieures au XVIIe siècle, mais je suppose, sans grand risque d’erreur, qu’on en riait encore à la génération suivante. L’une est due à Brueghel [15] et l’autre à Martin de Vos [16], l’un et l’autre mettent une légende en flamand et en français.

Ces mondes s’excluent l’un l’autre certes, encore que les gros, pleins de prospérité inspirent peut-être surtout l’envie. Ces montagnes de jambons, ces chapelets de saucisses, ces andouillettes et ces boudins, qui n’empêchent pas les viandes rôties, les lapins, les poulets, les gigots témoignent de la prospérité des hôtes et leurs mines réjouies ne vous ouvrent-ils pas l’appétit ? Au contraire, les maigres n’ont à table que petits pains, galettes et poissons, maigre soupe et légumes. Ils chassent cependant le gros qui est hors de leur norme. Je ne pense pas que l’on puisse voir là une « critique sociale » au sens où elle apparaît au XIXe siècle. Il n’y a là qu’un comique d’opposition entre deux excès de la mangeaille. Ce serait plutôt une critique morale qui, en condamnant les excès, prêche, a contrario, pour une via media.

Dans la même veine d’inspiration morale, je rangerai une gravure de Gheijn [17] qui représente trois joueurs de dés qui ont vidé des verres en jouant. A gauche, le premier dort, écroulé sur la table, celui du centre vide encore un dernier verre en tenant le cruchon embrassé, le troisième, à droite, vomit tout ce qu’il sait. La morale de l’histoire est décrite à l’arrière-plan : les excès de l’alcool conduisent à la mendicité, au vol, aux rixes et finalement à la potence. Les scènes de beuveries, au cabaret ou dans les fêtes de village, font partie du répertoire iconographique de la gravure du XVIIe, suivant en cela les représentations du siècle précédent.

Le jeu est aussi souvent mis en scène. A vrai dire, trois critiques s’entremêlent ici : l’argent, le jeu, les courtisanes. Car, pour citer Montaigne, « Dans le commerce des belles femmes, il faut se tenir sur ses gardes. » Je retiens une gravure dont la partie de cartes [18] met en scène une belle femme, vénale sans doute, qui aide un gentilhomme à gagner en lui montrant le jeu de son adversaire dans un miroir. On pense aussi aux Joueurs de cartes et aux Tricheurs de Georges de La Tour. Le naïf fait toujours rire ou sourire.

 

Satire morale donc, mais aussi illustration de la sagesse populaire qui s’épanouit dans les proverbes et les représentations du Monde à l’envers. Je comparerai une version française et une version italienne du Monde à l’envers, qui prouvent que le thème est partagé. La version française [19] offre huit scènes (fig. 5) et la version italienne [20] en compte vingt-six. D’abord c’est bien du monde qu’il s’agit, représenté par une planisphère, première image de la série française, au centre de l’ensemble dans la série italienne. Sur l’image française le globe terrestre, porté par deux fous du roi, qui tirent chacun de leur côté, a la tête en bas et deux jambes qui sortent en l’air au-dessus : ce monde marche sur la tête : « Ce grotesque dessin en un Globe tracé/ Fait voire en raccourcy le Monde renversé ». Dans la version italienne, le globe est orné par les quatre vents qui soufflent chacun dans sa direction.

J’observerai exclusivement les scènes communes. Du côté français, je compte sept scènes sur huit qui ont leur répondant dans la série italienne. Le fils fouette le père qui a baissé culotte (scène 1 version française ; scène 8 version italienne). Le mari tient la quenouille face à la femme armée d’un mousquet et d’une épée (scène 3 version française ; scène 7 version italienne). Un meunier porte ses sacs de farine devant son âne, lequel marche debout, tenant le fouet (scène 4 version française ; scène 22 version italienne) avec une variante du côté italien : l’âne lui-même est installé sur une selle sanglée sur le dos de son maître. Deux paysans tirent la charrue conduite par un bœuf, debout, armé d’un fouet (scène 6 version française ; scène 24 version italienne) on notera que la version française dessine une charrue à roues avec un soc en fer bien visible, tandis que, dans la version italienne, il s’agit de l’araire traditionnelle des pays méditerranéens, qui creuse moins profond. Un paysan va vendre ses légumes au marché : il plie sous le faix, chargé de choux et de légumes, derrière lui, l’âne, debout, porte un chapelet d’aux sur l’épaule droite et brandit un fouet du côté gauche ; cette représentation est à rapprocher de la scène 23 de la version italienne dans laquelle le paysan, qui plie sous le bât, porte des tonneaux d’eau, tandis que l’âne marche derrière lui, debout, portant sur l’épaule un bâton auquel est pendue une gourde de vin. On peut enfin établir un parallèle ou plutôt une équivalence entre la scène 5 de la version française et la scène 11 de la version italienne : dans la version française, trois cochons égorgent une victime humaine dont le sang gicle dans un bassin ; dans la version italienne, un banquet d’animaux où l’on reconnaît un chien, un âne, un cochon, un chat et deux oies d’un côté, faisant face à un cerf, sont servis par deux hommes : l’un agite un éventail et l’autre verse un breuvage, du vin sans doute, dans le verre du cerf, la légende rappelle que la Fortune inverse souvent les rôles : « des hommes au cœur noble servant souvent des animaux lourds et vils ». Cette inversion des « conditions » se retrouve aussi dans la scène 12 où un vilain surveille le travail d’un gentilhomme courbé sur sa bêche.

Nous intéressent exclusivement ici les figures et les scènes identiques qui témoignent à la fois de l’universalité du thème du Monde à l’Envers, mais aussi de l’universalité des figurations elles-mêmes. Certes nous nous limitons ici à deux gravures, sans doute faudrait-il conduire une enquête beaucoup plus large. Nous voyons cependant que les sources sont communes. La Fontaine, leur contemporain, n’a pas manqué, dans ses Fables, de puiser à ces traditions, comme en témoigne Le Meunier, son fils et l’âne, dans laquelle le meunier et son fils suivant le conseil des rieurs acceptent de porter leur âne, avant que le bon sens reprenne ses droits :

Qu’on me blâme ou me loue, J’en veux faire à ma tête,
Il le fit et fit bien.

 

Le rire, à l’ouest de l’Europe au XVIIe, est, nous l’avons vu, partagé. La production utilisée est surtout liée aux ateliers de l’Europe du Nord, Pays-Bas espagnols et Provinces-Unies qui vendent en France et en Espagne, aux ateliers français, plus précisément ceux qui travaillent à Paris pour une clientèle étendue dans cette capitale de trois cent mille habitants, où la cour et les courtisans habitent nombreux, et aux ateliers Italiens.

Fig. 5 : Le Monde à l’envers.

Dans cette étude, je me suis volontairement limitée aux thèmes communs. Pour approfondir, il faudrait pénétrer plus avant, établir des parallèles entre les sujets des différentes écoles et saisir, par delà le semblable, ce qui relève spécifiquement des différents espaces culturels. Je pense, pour ma part, que le marché de l’estampe, marché international, conduit les auteurs à traiter des thèmes voisins. A cette époque, l’inspiration reste collective et traditionnelle. Certaines formes de rire, très présentes au XVIIe siècle, s’effaceront plus tard, le scatologique par exemple. La satire morale n’apparaît que dans les représentations, d’ailleurs stéréotypées du Monde à l’Envers. La caricature qui ridiculise des personnalités n’est pas encore née, ni celle que pratiquera plus tard Daumier contre des types sociaux avec son Robert Macaire. Rire en Europe, certes, rire partagé, mais dont les formules iconographiques et graphiques restent encore relativement étroites.

Université de Paris X-Nanterre
 
 

Résumé / Abstract :

 

Geht man von den Kupferstichen des 17. Jahrhunderts aus, deren Bildunterschriften zweisprachig oder dreisprachig sind, dann kann man eine Typologie des Lachens aufstellen, des Lachens nämlich, das den Menschen in West-Europa, vor allem in Frankreich, Italien, und den Niederlanden, gemeinsam war.

Drei Hauptthemen tauchen auf. Der Körper zuerst, dessen Mißbildungen, Häßlichkeit und niedere Funktionen zum Lachen reizen : Jeder, der nicht den Normen entspricht, ist lächerlich. Das zweite viel bearbeitete Thema sind die Frauen, die Liebe und der Sex. Die trügerische käufliche Liebe, die Liebe mit Hindernissen und die Liebe zweier Menschen, die nicht zueinander passen, verleiten zum Lachen. In diesem Spiel sind oft die Männer die Opfer, denn die Frauen tauschen die Rollen, sie wollen die Hosen anhaben. Das dritte Thema schließlich ist die mehr moralische als soziale Kritik, die Dicke und Dünne, Reiche und Arme gegenüberstellt und die Widersprüche der « verkehrten Welt » aufzeichnet.

Der Kupferstichmarkt, der ein internationaler Markt ist, läßt die Künstler zwecks Erweiterung ihres Kundenkreises Themen bearbeiten, die verschiedenen Völkern gemeinsam sind. Die Karikatur, die einzelne Persönlichkeiten lächerlich macht, ist noch nicht erfunden, genau so wenig wie die soziale Kritik, die erst im 19. Jahrhundert in den Lithographien Daumiers auftaucht.

 
 

Based on several pictures the legends of which are bilingual or trilingual we can establish a typology of laughing shared in Western Europe in the 17th century, mainly in France, Italy and the Netherlands.

Three main themes are appearing : the body first, the deformities, the ugliness, the vile functions of which make people laugh. Every human being who is beyond the normal standard is ridiculous. The second theme which is largely exploited : women, love and sex. Faked love of venal women, crossed love, unmatched love make people laugh. In this game, men are often the victims because women, changing roles, want to wear the breeches. Third theme lastly: criticism more moral than social which is opposing the fat ones to the slender ones, the rich ones to the poor ones and depicting the contradictions of a topsy-turvy world.

The market of the print, being international, is leading the artists to deal with common subjects in order to widen their clientele. Caricature which is making fun of well-known people is not born yet, no more than social criticism which will appear in the 19th century in Daumier’s lithographs.

 

En se fondant sur un ensemble de gravures dont les légendes sont bilingues ou trilingues, on peut établir une typologie du rire partagé en Europe de l’Ouest au XVIIe siècle, principalement en France, en Italie, dans les Pays-Bas, les Provinces-Unies.

Trois thèmes principaux apparaissent. Le corps d’abord, dont les difformités, les laideurs, les viles fonctions font rire : tout être « hors normes » est ridicule : le bossu, le louche, le boiteux, le baveux, le morveux. La scatologie occupe ici une place importante : sont représentés des pisseurs, des péteurs, des chieurs qui opèrent en toute liberté. L’évocation des puanteurs n’étant pas épargnée aux spectateurs. Il faut rappeler que la pudeur a son histoire et que les normes qui sont les nôtres aujourd’hui n’avaient pas cours au XVIIe siècle.

Deuxième thème largement exploité : les femmes, l’amour et le sexe. L’amour trompeur des femmes vénales, les amours contrariés, les amours trompés ou mal assortis prêtent à rire. Dans ce jeu, les hommes sont souvent les victimes, car les femmes, renversant les rôles, veulent porter la culotte et régenter chez elle un mari trop docile ou même battu. Que dire, bien sûr du mari cocu, mari impuissant, montré souvent comme incapable de satisfaire son épouse.

Troisième thème, enfin, la critique, plus morale que sociale, qui oppose les gros aux maigres, les riches aux pauvres, et peint les contradictions du « monde à l’envers ». Les gravures françaises et italiennes se repassent les représentations et témoignent de traditions qui dépassent les frontières.

Le marché de l’estampe, marché international, amène les auteurs à traiter des thèmes communs pour élargir leur clientèle. La caricature qui ridiculise des personnalités n’est pas encore née, pas plus que la critique sociale qui apparaîtra au XIXe siècle dans les lithographies de Daumier.



[1] BNF : TF2 80.
[2] BNF : TF2 24.
[3] BNF : TF1 54 C 9751.
[4] BNF : TF7 12.
[5] BNF : P 17 225, 17 229, 17 250.
[6] BNF : P 17358.
[7] BNF : P 17 071.
[8] BNF : TF1 73.
[9] BNF : M 141 214, 216, 217 et 218.
[10] BNF : P 17 063.
[11] BNF : P 17 149.
[12] BNF : TF2 22.
[13] BNF : TF4 tome 2.
[14] BNF : Abraham Bosse, L’Homme battu, Oa M 141901.
[15] BNF : P 17 132 et 133.
[16] BNF : P 17 129 et 130.
[17] BNF : P 17 062.
[18] BNF : P 17 100.
[19] BNF : TF4 tome 1 59.
[20] BNF : P 17 546.