Boucs émissaires, têtes de Turcs et souffre-douleur


Appel à contribution pour un ouvrage
Date limite de réception des propositions: 5 mai 2010

Appel à contributions

Boucs émissaires, têtes de Turcs et souffre-douleur

Face à ce phénomène social que représentent boucs émissaires, têtes de Turc et souffre-douleur, il est bon de s’interroger sur les figures des mal-aimés et leur fonction dans la vie de nos sociétés. C’est à ce questionnement qu’invitent les signataires de cet appel à contributions, l’objectif étant de constituer un ouvrage qui rende compte des multiples facettes de ce sujet, évoquées dans l’argumentaire qui suit. Ce volume paraîtra en 2011.
Il est attendu des contributions d’environ 25 000 signes. Les propositions de contributions accompagnées d’un descriptif d’une demi-page à une page (comprenant adresses postale et électronique, fonctions, rattachement institutionnel) sont à envoyer conjointement à : :
solange.vernois@wanadoo.fr;
chauvaud.frederic@wanadoo.fr;
christian.moncelet.editionsbof@wanadoo.fr;
jean-claude.gardes@univ-brest.fr
Date limite de réception des projets : 5 mai 2010.
Notification d’acceptation aux auteurs après examen : fin juin 2010

I. Figures

Le bouc émissaire, le souffre-douleur et la tête de Turc sont des victimes uniques. L’unicité de la cible s’incarne dans un individu particulier ou dans une entité collective, un type (un ethnotype ou une catégorie socio-professionnelle, par exemple, « Le Boche », « Le Français », « L’Auvergnat », « Le percepteur »…) et, à l’extrême rigueur, une institution comme le mariage, criblé séculairement de railleries.
Cible du percutant et du persécutant, chaque victime souffre, en revanche, d’une pluralité soit synchronique (le tir groupé), soit diachronique (une salve répétée de mots et de maux). Si la source des malveillances est le plus souvent plurielle, il arrive qu’un individu soit le souffre-douleur ou la tête de Turc d’une seule personne.
Dans les trois cas, mais de différents points de vue, la victimisation pose le problème du juste et de l’injuste. La « peccadille » de l’âne devient scandaleusement un « cas pendable » (cf. « Les Animaux malades de la peste ») et, dans un registre plus détendu, tel écrivain, essuyant une pluie de lazzis, ne mérite pas vraiment l’excès d’indignité dont on l’accable. La situation du bouc émissaire (un seul paye pour tous) ajoute à l’iniquité tandis que la singularité négative et intrinsèque du souffre-douleur (un infirme, un simple d’esprit…) est aggravée par une malignité extrinsèque et durable. L’injustice réside dans une disproportion quantitative ou qualitative (tous contre un, fort contre faible…).
Le langage courant actuel confond souvent, dans une synonymie approximative, les trois appellations « tête de Turc », « bouc émissaire » et « souffre-douleur ». Par rapport à d’autres langues (notamment européennes), le français se singularise. Issue du vocabulaire des attractions foraines, l’expression « tête de turc » contient deux notions spécifiques et leurs harmoniques : le ludique (l’épreuve de force, gratuite, dont l’enjeu prioritaire — sinon unique — est l’autosatisfaction, la gratification immédiate à usage interne…) et un rapport conflictuel relativement équilibré. Majoritairement, le bouc émissaire et le souffre-douleur sont des cibles faibles ou affaiblies, la tête de Turc est plutôt à affaiblir (parce qu’elle a un quelconque pouvoir), même si les esprits frappeurs ne se font guère d’illusions sur l’efficacité de la percussion.
Quand la victimisation touche des « figures » — dans le monde réel ou dans la fiction — plusieurs questions viennent à l’esprit : Comment réagit chaque victime ? Quel est l’enjeu (personnel/collectif, affectif/sociétal) de la victimisation ? Quand et comment passe-t-on d’une simple addition de coups au constat d’une homogénéité voire d’une orchestration ? Dans quelle mesure la raison initiale de la victimisation est parfois modifiée et même oubliée en cours de « rouste » (on ne sait plus pourquoi on frappe mais on continue l’arrossage) ? Existe-t-il des changements de statut (par exemple, une personne, d’abord tête de Turc, devient bouc émissaire) ?

II. Victimes consentantes – victimes malgré elles

Le souffre-douleur qui attire les mauvais traitements est d’emblée dans une situation de victime. Il subit de manière douloureuse, ainsi que l’expression même l’indique, l’état de fait de sa différence et de sa propre faiblesse, vécues comme des anomalies par un entourage peu tolérant. Tel est le cas de l’enfant fragile, soumis aux tracasseries de ses camarades d’école, de la personne de couleur en proie aux malveillances du « petit blanc », de l’handicapé, physique ou mental, si souvent raillé autrefois, de l’animal familier confronté à des sévices physiques, à la mesure des insatisfactions de son maître. Le souffre-douleur constitue en effet un « terrain » de défoulement pour les médiocres qui, faute de pouvoir surmonter leurs frustrations, s’en prennent à plus faibles qu’eux, voyant en celui-ci le miroir déformé d’eux mêmes.
Le souffre-douleur, qui subit les attaques d’autrui en dépit de sa volonté est une victime « malgré elle ». Il ne se rebelle pas. Néanmoins, et en ce sens on peut le considérer comme une victime consentante, son attitude introvertie, allant jusqu’à l’enferment farouche et sauvage, semble autoriser la récidive du persécuteur. Dans une situation de doute entre le sentiment d’avoir fait mouche et celui de n’avoir pas de prise sur son « adversaire », celui-ci agacé, énervé, est enclin à se complaire dans sa méchanceté et même à accentuer son acharnement.
Le souffre-douleur est une victime consentante, quand il entretient la non communicabilité et peut transformer son agresseur en tortionnaire, dans un processus de masochisme et de martyrologie. Le mutisme de Poil de Carotte, en revanche, est sur ce point ambigu, car il est conçu par Jules Renard comme une arme de subversion.
Nous ne trouvons pas à première vue la même connotation de faiblesse dans la formule « Tête de Turc » qui sous-entend résistance et autorité. Ne dit-on pas, par ailleurs, « Fort comme un Turc » ? Les personnages en butte aux quolibets sont le plus souvent des adultes, personnifiant une institution (critique, professeur) ou une catégorie sociale en vue. Ils ont même, à l’occasion, une personnalité hors du commun qui, parce qu’elle force l’attention de la collectivité, prête le flan à la critique (Sarcey, Victor Hugo, Zola).
À cet égard, la « Tête de Turc » qui évoque les effigies des baraques foraines sur lesquelles sont lancés des projectiles, et le contrepoint du portrait-charge, réservé aux « Gloires ». N’est pas « Tête de Turc » qui veut….
Or, le personnage visé est bien souvent complice dans l’exploitation satirique des différences et de la création de la « Cible » : ingénuité voulue ou feinte, sens du théâtre (cf. les peintres Bouguereau, le Douanier Rousseau, le critique Sarcey).
La « Tête de Turc » est dans une large mesure de clown qui entend rester maître du jeu, en faisant croire qu’il est dupe. Il est une victime, car il subit une dévalorisation qu’il n’a sans doute pas souhaitée à l’origine, dont il souffre peut être dans son for intérieur. Mais il entend contrôler cette dépréciation par la stratégie de la surenchère et du détournement, dirigeant les attaques sur le double de lui-même.
Loin de craindre l’extraversion, il en devient le maître. C’est là une forme de protection. Victime consentante, il alimente malgré tout un jeu qui, à la longue peut se révéler systématique et cruel. Tout comme le souffre-douleur, dont la carapace cache aux yeux du monde la véritable personnalité, la « Tête de Turc » est confrontée aux dangers de la dissimulation et du mystère. Dans le faux semblant du dédoublement, elle se retrouve face à la perte de repères d’un public ébranlé dans son assurance de bien-pensant.

I III. Techniques – Stratégies – Procédés

Faire d’une personne ou d’un groupe un souffre-douleur, un bouc émissaire ou une tête de Turc présuppose de la part des acteurs une stratégie particulière et le recours à différentes techniques visant à mettre le doigt sur les défauts ou déficiences jugés patents ou présentés comme tels. Il convient donc de tenter de repérer toutes les techniques mises en œuvre lorsque se réalisent de tels rapports humains inégalitaires.
On peut penser par exemple, lorsqu’il s’agit de déterminer ou définir la « victime », aux procédés d’accentuation, de stéréotypisation, de simplification manichéenne ou d’itération. On peut songer d’autre part, lorsque l’acteur ou le chroniqueur tente d’emporter l’adhésion du spectateur ou du lecteur, au recours à des situations ou des discours empreints d’affectivité, dans lesquels comique (humour, ironie, satire) ou tragique vont jouer un rôle primordial en fonction des situations, des cas de figure et de l’intention de la personne qui agit ou qui relate les actes. Quelles techniques sont ainsi utilisées avec le personnage de Guignol ? Comment Jules Renard parvient-il à évoquer la situation de Poil de Carotte ? Comment Cendrillon est-elle présentée ? Que penser du parapluie dont fut affublé Laurent Fabius durant un temps ? Dans ce dernier cas, comme dans bien d’autres, il est également nécessaire de se pencher sur les (éventuelles) stratégies de défense adoptées par la « victime ».
C’est à ce genre de questions, qui prennent naissance dans des domaines forts divers, que nous vous invitons à réfléchir, l’objectif étant de déterminer si les stratégies divergent beaucoup en fonction du contexte.

IV. Effets sociaux

La caricature, le dessin de presse, la bande dessinée font rire en croquant des « sales gueules » et des « abominables bobines », mais suscitent aussi d’autres émotions et réactions. Sans doutes les dessinateurs, à travers leurs productions artistiques, jouent un autre rôle. Il leur est dévolu de dénoncer des travers de la société, des injustices criantes, des scandales trop vite étouffés. Pour cela, boucs émissaires, têtes de turcs et souffre-douleur sont tour à tour au centre d’oeuvres plastiques très différentes. Dans cette perspective, un des premiers effets sociaux escomptés est celui de la mobilisation. En dénonçant le patronat qui ne songe qu’à s’empiffrer, le dessin conforte une vision du monde et resserre les rangs des lecteurs qui la partagent. La dénonciation se transforme parfois en indignation. Il convient alors de réagir à l’actualité politique. A la Belle Époque, les guerres coloniales et les massacres transforment les va t’en guerre en têtes de Turcs. Le roi des Belges devient l’objet de multiples caricatures. Reste à faire l’inventaire des sujets qui suscitent l’indignation, appartenant au registre du jugement et de l’émotion, et des personnages transformés totalement ou partiellement en têtes de turc.
De très nombreux boucs émissaires sont présentés à la curiosité du public. Mais, au-delà des figures et des personnalités brocardées, la caricature, dans bien des cas, semble délivrer un message : les boucs émissaires assurent la cohésion des groupes et des sociétés. Dans L’Assiette au Beurre, une vignette, dont on peut faire de multiples lectures, montre une fille-mère chassée d’un village par toute une communauté, curé en tête, paroissiens derrière, et au première plan des oies menaçantes, doubles du desservant. La fille-mère est celle qui a fauté et qui soude ainsi la communauté villageoise, ses habitants et ses représentations du monde social. Comme dans l’ancienne fête juive des Expiations où un bouc était conduit aux confins du dessert et « chassé au milieu des cris de tout le peuple ». Il conviendrait de repérer et d’analyser les diverses scènes dans lesquelles un bouc émissaire joue le rôle de « ciment social ».
Enfin, le souffre douleur mis en image répond à d’autres logiques. Il s’agit sans doute de révéler des situations souvent effroyables ou scandaleuses. Tandis que la tête de Turc est fréquemment présentée comme un bourreau ou un coupable, le souffre-douleur est lui une victime. Toutefois, à la Belle Époque, le souffre-douleur est souvent une victime inattendue, pitoyable et sans défense. Appartiennent à cette catégorie : les animaux. Dans la presse satirique, des scènes représentent des cochers et leur brutalité légendaire, des chiens noyés par des enfants cruels, des animaux de ferme tués à la tâche. Dans le domaine des mœurs, des mères maquerelles sont régulièrement dénoncées, deviennent des têtes de Turcs tandis que les fillettes ou les jeunes filles apparaissent comme des souffre douleur. Tout se passe comme si on pouvait grossir le trait ou en rire, mais que l’on était impuissant à changer les choses. Sans doute, les dessinateurs ont-ils donné aux boucs émissaires, aux têtes de Turcs et aux souffre-douleur d’autres fonctions qu’il conviendra de recenser et d’étudier.