Nouveauté et ambiguïté des théories d’Eduard Fuchs


NOUVEAUTE ET AMBIGUÏTE DES THEORIES D’EDUARD FUCHS SUR LA CARICATURE
Article paru dans Ridiculosa n° 2 « Eduard Fuchs »
par Jean-Claude GARDES

Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, les écrits théoriques relatifs à la caricature trouvaient généralement leur place dans des traités d’esthétique…

Depuis l’époque de l’esthétique rationaliste et sa définition de l’idéal comme rencontre de perfection et de beauté, la caricature était devenue, en tant qu’antipode de l’idéal, partie intégrante de la poétique et de l’esthétique [1] et ne donnait guère lieu à des études autonomes des procédés satiriques et humoristiques graphiques.

Ce n’est qu’au début du vingtième siècle que s’élaborent en Allemagne des théories de la caricature indépendantes. L’un des premiers à avoir proposé une théorie cohérente est incontestablement Eduard Fuchs. Dans les deux volumineux tomes richement illustrés de Die Karikatur der europäischen Völker, parus chez Hofmann & Comp. en 1901 et 1903 à Berlin, ce dernier, prenant modèle sur les pionniers que furent Jules Champfleury, Thomas Wright, puis John Grand-Carteret et répondant au voeu émis par son compatriote souabe Friedrich Theodor Vischer [2] , non seulement retrace l’évolution du genre de l’antiquité aux temps modernes, puis de 1848 à la fin du dix-neuvième siècle, mais propose aussi, notamment dans la longue introduction du premier volume, sa propre définition de la caricature.[3]

Collectionneur, grand amateur de satire graphique – dans le premier tome dont les recherches ont été entamées avec Hans Kraemer [4], il affirme avoir consulté plus de 68000 dessins avant de rédiger l’ouvrage – E. Fuchs a par ses écrits notablement contribué à l’approfondissement de la réflexion théorique, et c’est cet aspect de ses recherches qui nous intéresse ici.

D’emblée, E. Fuchs explique dans l’introduction du premier volume de la caricature des peuples européens qu’il se refuse à proposer une psychologie de la caricature et une analyse philosophique des éléments du comique. Sa définition de la caricature, qui n’ouvre en effet guère la voie aux travaux ultérieurs de Ernst Kris et de Ernst Gombrich, se veut simple et accessible à tous. Se penchant sur la forme, le rôle et la fonction de la caricature, il répertorie dans un premier temps les éléments constitutifs (et spécifiques) de la satire imagée avant de s’interroger sur la finalité et le contexte historique du graphisme satirique.

1. Définition et « grammaire » de la langue caricaturale [5]

Le premier critère retenu par E. Fuchs pour définir la notion de caricature ne réserve aucune surprise. Partant comme bien d’autres par la suite de l’étymologie du mot – sans toutefois en préciser l’origine –[6], il définit la caricature comme une production artistique dans laquelle l’harmonie naturelle, l’équilibre des différentes parties sont rompus et dans laquelle l’un ou l’autre des éléments apparaît trop accentué (belastet), l’accentuation des traits spécifiques de la personne ou de l’objet retenu pouvant être obtenue soit par exagération, par des procédés hyperboliques, soit par réduction, par la disparition des éléments mineurs. Dans ce contexte, « le grotesque commence là où l’impossible/l’invraisemblable (die Unmöglichkeit) commence » (p. 3).

Afin de différencier l’art du caricaturiste de celui des enfants ou des « bousilleurs » (Stümper) incapables de reproduire fidèlement un visage ou un corps, E. Fuchs prend bien soin de préciser que l’accentuation, quelle que soit sa forme, doit être volontaire : « Accentuation délibérée des éléments caractéristiques d’un phénomène, abstraction du superflu, du général. La caricature, c’est le comique délibéré, contrairement au comique naïf, dont l’effet comique est provoqué par son caractère anodin » (Harmlosigkeit) (p. 4).

Laissons de côté les derniers termes de cette affirmation qui gagneraient à être précisés pour noter qu’ Eduard Fuchs introduit dans cette définition la notion de comique. Pour lui, le comique fait partie intégrante de l’art graphique satirique, le comique résultant du décalage entre ressemblance et exagération ainsi que de la mise en relief de la spécificité des situations et des phénomènes naturels (natürliche Verhältnisse). Georg Unverfehrt souligne à ce propos qu’ E. Fuchs, différant en cela de William Hogarth pour lequel la caricature est une invention grotesque, se rapporte toujours dans ses réflexions à la nature, à la réalité [7]. La caricature n’est pas pure création de l’esprit, ce qui nous permet, dans le cadre imprécis de sa définition du comique [8], de différencier une oeuvre comme Le cri d’Edvard Munch par exemple de la caricature.

Dans une interprétation très stricte de sa propre définition de la caricature (recours aux procédés hyperboliques, au style grotesque), E. Fuchs en vient à établir une distinction entre la caricature et la satire graphique (Bildsatire) : la première n’est qu’un sous-ensemble de la seconde qui inclut – de plus en plus fréquemment, affirme-t-il – la symbolique de l’allégorie, le tableau de moeurs, l’illustration d’un bon mot, d’une épigramme, d’un paradoxe… Au sens strict du terme, la caricature ne serait donc qu' »une forme d’expression de la satire imagée parmi d’autres » (p. 8), qu’un des procédés graphiques qui font rire.

Cette définition restrictive qui refuse à l’allégorie le statut d’hyperbole nous paraît fort discutable. E. Fuchs élude du reste rapidement la question qu’il soulève par ses propos en précisant qu’il ne tiendra pas compte de cette distinction dans son ouvrage sur la caricature des peuples européens et se référera à tous les moyens d’expression (la « grammaire ») de la satire imagée… Notons toutefois que, plus près de nous, Michel Melot recourt à une distinction analogue dans son ouvrage L’oeil qui ritLe pouvoir comique des images lorsqu’il introduit, à côté de la caricature, la notion générique – fort discutable – de dessin d’humour. [9]

2. « Die Karikatur ist an sich tendenzlos ». Les différents degrés de la caricature.

Simple accentuation des traits spécifiques, la caricature n’a pas obligatoirement pour mission de blesser. E. Fuchs s’élève avec véhémence contre les nombreux penseurs pour lesquels la caricature doit être méprisante ou pour le moins tourner son objet en dérision. Il cite notamment un passage Geschichte der grotesken Satire bei Rabelais dans lequel Heinrich Schneegans s’appuie selon lui à tort sur l’étymologie du terme pour affirmer la finalité destructrice (blessante) de la caricature. « Que la caricature soit de préférence au service d’une tendance satirisante n’a rien à voir avec la notion en tant que telle », écrit-il (p. 6), avant de noter que l’artiste peut par des procédés hyperboliques tout aussi bien évoquer la sympathie, la grandeur humaine et le beau que le ridicule ou le détestable.

E. Fuchs prend donc bien soin de différencier technique et tendance et s’attache à montrer que la tendance au service de laquelle la technique peut être mise « demeure variable, et n’est nullement préjugée par elle » [10]. Cette précision, qui prend le contrepied de bon nombre de définitions courantes, est d’importance. Ainsi sont pris en compte tous les dessins apologétiques dont les artistes socialistes et nazis étaient friands. Elle oblige également à tracer une ligne de partage entre l’humour et la satire, comme tente de le faire, encore maladroitement nous semble-t-il, Eduard Fuchs. [11]

 

3. Le caractère historico-culturel de la caricature

S’appuyant sur les propos de F.T. Vischer, pour lequel la caricature doit être saisie en étroite relation avec l’histoire culturelle au sens large du terme (c’est-à-dire histoire politique et sociale, histoire des moeurs, des sciences, des lettres et histoire religieuse incluses) [12], E. Fuchs s’efforce dès le départ d’insister sur l’aspect historico-culturel (kulturgeschichtlich) de la caricature.

Selon lui, ce facteur culturel se manifeste à trois niveaux: au niveau de la civilisation quotidienne contemporaine, au niveau historique, au niveau artistique. C’est surtout la fonction de la caricature dans le processus historique quotidien qui retient son attention.

3.1. La fonction éthique de la caricature

Si la caricature en soi n’a pas de tendance, n’a pas le persiflage ou l’ironie comme seule possibilité (cf. supra), elle n’en est pas moins très fréquemment, selon E. Fuchs, une arme terrible dans les conflits entre esprits et partis : grâce aux procédés de réduction, de déformation, d’exagération, son message facilement accessible est plus convaincant que les explications les plus complexes et détaillées. Ainsi le peuple a-t-il accès à des vérités qui lui seraient incompréhensibles ou qu’on lui passerait sous silence. « La caricature devient de cette façon une source importante de vérité » (p. 10) ; en dévoilant la valeur, la grandeur réelle des faits, nous dit-il plus loin, elle « se fait le fossoyeur de tout ce qui est intérieurement dépassé, elle se fait le pionnier d’idées nouvelles ».

C’est sur ce point essentiel que ces réflexions, fortement marquées par l’époque à laquelle elles ont été écrites, prêtent sans aucun doute le plus le flanc et la critique. Certes, E. Fuchs concède (cf. infra) que la caricature peut servir une cause réactionnaire; il n’en part pas moins toujours du principe que la satire imagée, dans son évolution globale, joue un rôle purificateur et émancipateur, a une fonction éthique en démasquant le mal, les vices et les sottises publiques et privées, en éduquant les masses, en leur révélant, par des images en creux, comment l’humanité peut progresser.

On reconnaît sans peine dans ces propos l’optimisme quelque peu naïf de bien des illustrateurs et des journalistes socialistes de la fin du siècle dernier, persuadés que la bonne cause pour laquelle ils luttent l’emportera sans peine dès que les masses auront assimilé les explications simplistes qu’ils leur proposent. Pour E. Fuchs, la satire graphique est le dernier refuge des faibles contre les puissants (p. 24), il n’envisage guère le cas inverse. Les excès qu’il observe notamment dans la satire de moeurs ne résultent que d’un recours abusif aux procédés caricaturaux, ne sont pour ainsi dire que des accidents de parcours. Il ne fait aucun doute qu’il se rapporte trop – inconsciemment peut-être – à ses expériences d’éditeur de l’organe satirique socialiste Der Süddeutsche Postillon. [13]

Comme le souligne à juste titre Karl-Heinz Dammer dans le chapitre Versuch einer Theorie der Karikatur de sa thèse sur la caricature française de la Cinquième République [14], E. Fuchs dégage la caricature de ses contingences temporelles, en fait en quelque sorte un phénomène d’essence intemporelle – il la compare à l’ambre qui au fil des siècles conserve toujours sa forme primitive (p. 16) – et entre ainsi en contradiction avec sa volonté affichée de décrire le contexte matériel et historique des dessins qu’il présente ; son matérialisme historique est encore teinté d’idéalisme, ce que laissent entrevoir encore clairement l’identification de l’objet (caricature) avec son effet réel et sa conception quasi-métaphysique qui veut que l’histoire des moeurs confère une tâche à la caricature (p. 24). K. H. Dammer voit, non sans raison nous semble‑t‑il, dans cette argumentation une réminiscence (esprit objectif) de la philosophie hegelienne. [15]

De façon générale – et Clemens Klünemann le montre fort bien dans son article sur Die Juden in der Karikatur, ouvrage paru en 1921 – E. Fuchs se pose le problème de la réception de la satire graphique en termes trop simples. Il présuppose constamment un idéal reconnu par tous, est persuadé que les dessins vont donc parler d’eux-mêmes et court ainsi le risque de ne pas atteindre son objectif d’émancipation et de progrès.[16]

3.2. Caricature et esthétique

Si E. Fuchs insiste tout particulièrement sur la fonction éthique, qui se manifeste dans la représentation du quotidien passé ou présent, il n’en accorde pas moins beaucoup d’attention au rôle qui incombe à la caricature dans le domaine des arts.

De même que la caricature est investie d’une mission morale, elle a également pour tâche d’éduquer le peuple à « voir de façon juste » (richtig schauen, p. 16). Les musées étant fermés au peuple, l’exploration du beau exigeant temps et connaissances préalables, la caricature remplace en partie « ce qui échappe à la masse par son exclusion du grand art » (p. 18). Si l’on peut parler d’un sens artistique communément juste, c’est en grande partie à la caricature que revient ce mérite ; la caricature s’avère être l’art de la rue (Gasse) (p. 18).

E. Fuchs n’explicite malheureusement guère cette idée (par laquelle il introduit et reprend implicitement à son compte les notions contestables de grand art et d’art mineur). Sans doute s’appuie-t-il ici aussi grandement sur ses expériences éditoriales : tout comme son homologue satirique stuttgartois Der Wahre Jacob, Der Süddeutsche Postillon avait pour objectif de participer activement par le biais de la satire [17] à l’émancipation politique, littéraire et également artistique de son public ouvrier

4. Histoire de la caricature

Il est vrai qu’E. Fuchs a déjà auparavant tenté de déterminer les rapports qui unissent caricature et « art objectif » (??). Pour lui, la caricature peut se définir comme l’art premier, elle est tout compte fait à l’origine de toute production artistique, car l’art objectif recourt toujours à des techniques hyperboliques (p. 4). Et E. Fuchs, sans autre explication, de renvoyer alors aux musées ethnographiques.

A partir de cette réflexion et de ce renvoi à des oeuvres préhistoriques qu’on ne peut guère qualifier de caricaturales, E. Fuchs est néanmoins obligé de préciser sa conception de la caricature.

4.1. La naissance de la caricature

Pour que prenne naissance la caricature, qui est écart par rapport à une représentation normative, il faut bien entendu que l’humanité reconnaisse des normes esthétiques admises par tous, qu’elle ait conscience – pour reprendre les termes d’ E. Fuchs (p. 5) – de l’harmonie du corps humain et établisse des règles de représentation. Ce n’est qu’avec l’apparition d’un canon esthétique de représentation que les domaines de la peinture et de la caricature se séparent et que la caricature acquiert son autonomie. Auparavant, l’écart ne pouvait être ressenti comme tel.

Cette idée de transgression est – nous semble-t-il – acceptée par tous. Werner Hofmann l’exprimera en 1956 en termes très voisins d’ E. Fuchs : « Le problème qui consiste à savoir si une image déformante nous semble drôle ou grotesque, donc « caricaturale » est déterminé par la contradiction qui existe entre la caricature et les leitmotive académiques de l’idéal, du beau et de l’harmonieux » ou « La connaissance de la norme devait précéder la violation consciente des lois qui la régissent ». [18] De profondes divergences se font toutefois jour quant à l’origine de ce canon esthétique.

Selon E. Fuchs, la caricature naît avec l’établissement de règles par les Grecs, la satire graphique s’exprimant auparavant uniquement par symboles (p. 5). C’est la raison pour laquelle son histoire de la caricature commence avec l’antiquité grecque, à laquelle il n’accorde toutefois que six pages… Avec cette affirmation, E. Fuchs, qui ne s’attarde pas davantage sur le Moyen-Age, ne tient guère compte de l’origine du mot caricatura, utilisé pour la première fois en 1646 dans la préface du recueil de 80 dessins d’Auguste Carrache Les Cris de Bologne.

Même si E. Fuchs évite l’écueil consistant à tenir toute création artistique présentant une déformation pour de la caricature, on peut se demander si, sur ce point, il s’est une nouvelle fois suffisamment posé la question de la réception. Communément, les spécialistes de cet art font débuter la pratique de la caricature bien plus tard, au seizième siècle ou dix-septième siècle. « Pour que la caricature soit drôle, il ne faut pas que son spectateur croie que l’image est la représentation d’une réalité inquiétante », dit Michel Melot [19]. En d’autres termes, il faut que l’image du laid qu’est souvent la caricature puisse faire rire, et non susciter angoisse et répulsion.

Pour M. Mélot, la mythologie de la laideur ne cesse qu’avec la Renaissance. Après la Renaissance, « les artistes n’ont plus peur des représentations grimaçantes, car elles sont l’indice d’une réalité matérielle, dont on sait qu’elle est inoffensive » [20] La caricature peut alors prendre son envol. Pour W. Hofmann, la caricature commence avec les Carrache. Dans son chapitre sur la caricature dans L’Art et l’illusion, E.H. Gombrich fait remonter les débuts du genre aux dernières années du seizième siècle et attribue lui aussi son apparition tardive dans l’art occidental à la crainte du pouvoir magique de l’image, « à la répugnance à donner une apparence plaisante à ce que l’inconscient envisageait de façon fort sérieuse » [21], tout en insistant sur la découverte de la différence théorique qui existe entre la ressemblance et l’équivalence.

4.2. L’évolution de la caricature

Dans son introduction, E. Fuchs annonce déjà les grands points de ses développements futurs sur l’évolution du genre. Partant du principe, peu contestable, que chaque époque culturelle marque de son empreinte le genre caricatural et qu’ainsi la caricature s’avère être le reflet d’une période déterminée, il retrace l’évolution des supports et des formes [22]

D’abord réalisée sur papyrus dans les temps lointains de l’autocratie la plus autoritaire, la caricature trouva ensuite sa place sur les fresques et les vases des amateurs d’art grecs avant d’élire domicile au Moyen-Age dans les églises (démons, diables), où se concentrait alors la vie publique. Puis les nouvelles méthodes de reproduction, les avancées techniques (l’invention de la gravure sur bois et l’imprimerie) permirent au genre caricatural de s’émanciper de cette tutelle religieuse et de devenir un réel moyen de combat dans la réalité quotidienne. La caricature va au devant de l’homme, ce dernier n’a plus à la rechercher (église…). Ce n’est qu’alors, avec la victoire de la masse sur l’individualité, avec la reconnaissance de l’importance du peuple, nous dit E. Fuchs, que la caricature put enfin remplir sa fonction émancipatrice dans l’histoire des moeurs (p. 21). D’autres découvertes techniques (lithographie puis chimigraphie) firent évoluer le genre au dix-neuvième siècle, les feuilles volantes cédant la place aux journaux satiriques qui suivent l’actualité (pour ainsi dire) au jour le jour et donnent à la caricature une place à laquelle elle ne pouvait prétendre auparavant.

4.3. caricature et spécificité nationale

Dans ce bref aperçu qui esquisse les propos de ses deux ouvrages et établit une relation étroite entre technique et art, E. Fuchs ne s’apesantit guère sur les caractéristiques nationales de la caricature. Il soumet néanmoins au jugement de ses lecteurs quelques affirmations catégoriques : « Chez les Français, les maîtres de la satire, la caricature a pour première fonction d’amuser, elle ressemble en quelque sorte à la salade qu’ils accomodent avec trois fois plus d’huile et trois fois moins de vinaigre que nous autres Allemands »!!! « Chez nous, les Allemands, elle se doit d’être moralisatrice, de prendre un ton docte (schulmeisterlich), et c’est pourquoi elle peut paraître parfois si pédante (…) Nous ne possédons pas la grâce nécessaire à un érotisme spirituel (…) » (p. 15).

E. Fuchs revient par la suite beaucoup plus en détail sur ces sujets (évolution du genre en fonction des aires culturelles) qui restent d’actualité dans les commentaires des dessins qu’il présente et c’est dans les explications des fonctions historiquement variables de la caricature et des facteurs sociaux, politiques et économiques de la création caricaturale [23] que son oeuvre est peut-être tout compte fait la plus novatrice.

Conclusion

L’oeuvre théorique d’ E. Fuchs peut (comme bien d’autres du reste) facilement susciter la critique. Son approche, qui tente inconsciemment de concilier idéalisme et matérialisme historique, reste ambivalente, voie ambiguë. En conclusion, il nous semble néanmoins plus juste d’insister sur l’intérêt que revêtent ses thèses, exprimées dans une langue accessible à tous. Bien des réflexions – notamment celles relatives à la caricature considérée comme image de phénomènes naturels et aux rapports entre technique et art caricatural – sont des incitations à se pencher davantage sur ce phénomène complexe qu’est la caricature. Il convient également de replacer ses travaux dans leur contexte historique pour faire ressortir leur caractère novateur : face aux esthétiques purement idéalistes qui prévalaient encore au dix-neuvième siècle, E. Fuchs a sans aucun doute largement contribué à faire reconnaître le rôle de la caricature dans le contexte de l’histoire de l’art et de l’histoire culturelle au sens large du terme.

Université de Bretagne Occidentale

Article publié une première fois dans le numéro 2 de « Ridiculosa » (cf. publications de l’EIRIS)


[1] Cf. sur ce sujet, Gunter & Ingrid Oesterle,  » ‘Gegenfüßler des Ideals’ – Prozeßgestalt der Kunst – ‘Mémoire progressive’ der Geschichte – Zur ästhetischen Fragwürdigkeit von Karikatur seit dem 18. Jahrhundert », in Klaus Herding/Gunter Otto (Hrsg.), Nervöse Auffangsorgane des inneren und äußeren Lebens – Karikaturen, Anabas-Verlag, Gießen 1980, pp. 107 et suivantes.

[2] Dans la première phrase de son ouvrage, E. Fuchs prétend à tort n’avoir aucun prédécesseur. L’ouvrage de Thomas Wright A history of caricature and grotesque in literature and art est paru à Londres en 1865, les cinq tomes de l’Histoire générale de la caricature de Jules Champfleury furent publiés à Paris entre 1865 et 1880; les deux principaux livres de John Grand-Carteret sur les moeurs et la caricature en Allemagne, en Autriche, en Suisse et en France sont de 1885 et de 1888.
Il se réfère expressément à F.T. Vischer dans l’introduction p. V.

[3] E. Fuchs définit une nouvelle fois en 1921 la notion de caricature dans le chapitre « Das Wesen der Karikatur » de son ouvrage Die Juden in der Karikatur.

[4] C’est ce qu’il signale p. VI. Dans son article « Eduard Fuchs, der Sammler und der Historiker », paru pour la première fois en 1937 dans la revue Zeitschrift für Sozialforschung (New York, n° 2, 1937), Walter Benjamin précise le contexte de cette brève collaboration. Hans Kraemer, ayant déjà commencé seul une histoire de la caricature, s’était adressé à Eduard Fuchs pour lui proposer sa collaboration. Ses contributions se faisant attendre, E. Fuchs poursuivit ses recherches seul.

[5] « Grammaire » est le terme utilisé par E. Fuchs lui-même. En référence à William Hogarth ?

[6] Dans sa thèse Pressezeichnung und Öffentlichkeit im Frankreich der Fünften Republik (1958-1990) – Untersuchungen zur Theorie und gesellschaftlichen Funktion der Karikatur, Lit Verlag, Münster 1994, p. 31, Karl-Heinz Dammer lui reproche à ce sujet son manque de rigueur historique.

[7] Georg Unverfehrt, « Karikatur – Zur Geschichte eines Begriffs », in Gerhard Langemeyer (Hrsg.), Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten – Bild als Waffe, München, Prestel, 1984, pp. 351/52.

[8] Voici ses propos les plus intéressants sur le comique : Die Komik als solche ist das frische, gesundende Bad, in das Seele und Geist mit Wohlbehagen untertauchen. Sie wirkt befreiend, erhebend, herzerleichternd (p. 9) …

[9] Ouvrage paru en 1975 à Fribourg (Suisse), Office du Livre. Michel Melot consacre le premier et le dernier chapitres de son ouvrage à la définition de la caricature et du dessin d’humour.

[10] Ibid., p. 151.

[11] Dans son texte,il ne parle que de satire imagée au départ, mais pas d’humour graphique.

[12] Les termes dela définition de F.T. Vischer son cités par Günter & Ingrid Oesterle, op. cit., p. 110.

[13] Cf. sur ce sujet, l’article d’Ursula E. Koch dans ce volume.

[14] Op. cit., pp. 30-32.

[15] Ibid., p. 32.

[16] Notamment dans le cas des caricatures antisémites. Clemens Klünemann nous montre qu’Eduard Fuchs ne s’en prend finalement pas aux auteurs des dessins antisémites.

[17] A vrai dire, pas uniquement par le biais de la satire. Un très grand nombre d’articles « sérieux » ont pour but d' »éduquer » (aufklären) le peuple, notamment dans le journal stuttgartois.

[18] Werner Hofmann, La caricature de Vinci à Picasso, éd. Aimery Somogy, Paris 1958, p. 13.

[19] Michel Melot, L’oeil qui rit – Le pouvoir comique des images, op.cit., p. 14.

[20] Ibid., p. 14.

[21] Ouvrage paru en traduction française en 1971 à Paris, Gallimard. E. Gombrich fait allusion à cette apparition tardive de la caricature dans le monde occidental pages 424/425.

[22] Comme le souligne Walter Benjamin dans son article sur E. Fuchs, ce dernier a eu connaissance des théories formalistes défendues par Heinrich Wölfflin dès 1888 avec son ouvrage sur la renaissance et le baroque.

[23] Je reprends ici les termes utilisés par Kark-Heinz Dammer, Pressezeichnung…, op. cit., p. 32.