« Le comique et la règle » d’Umberto Eco


Article d’Umberto Eco paru en Italie en 1981, en France en 1985 dans La Guerre du faux.
Note de lecture de Jean-Claude Gardes

« Le comique et la règle » d’Umberto Eco

L’article d’Umberto Eco Il comico e la regola a été tout d’abord publié en 1981 dans le mensuel Alfabeta avant d’être repris deux années plus tard dans le volume d’essais Setti anni di desiderio (Milano, Bompiani). La traduction de cet article, « Le comique et la règle », est parue en 1985 aux Editions Grasset & Fasquelle dans le recueil d’essais d’Umberto Eco intitulé La Guerre du faux.

Tenant à nuancer d’emblée la portée de ses propos dans ce dernier ouvrage, Umberto Eco précise dans la courte préface de La Guerre du faux que ses commentaires sur le quotidien ont été écrits à chaud pour des journaux ou la presse hebdomadaire ou mensuelle et ne peuvent, contrairement à ses livres « spécialisés », partir d’hypothèses théoriques pour mettre en évidence des exemples concrets. Pour lui, dans un article de journal, « on utilise les faits pour en faire naître des hypothèses, mais on n’est pas tenu de transformer les hypothèses en lois ». Son objectif est de « mettre en pratique ce que Barthes appelait le ‘flair sémiologique’, cette capacité que chacun de nous devrait avoir de saisir du sens là où on serait incité à ne voir que des faits ».

En dépit de ces réserves initiales, il nous semble que la réflexion d’Umberto Eco sur le comique est d’un intérêt primordial pour toutes les personnes qui se penchent sur la nature et la fonction du comique. Certes, le caractère journalistique de cet article transparaît dans le ton primesautier du discours qui manque indubitablement d’explications sur la démarche intellectuelle de l’auteur, qui passe rapidement et sans lien toujours très explicite d’une idée à l’autre, mais les idées forces qui forment la trame de cet essai ressortent clairement.

Umberto Eco ne tente nullement dans cet article de déterminer l’ensemble des éléments constitutifs du comique, il a simplement l’ambition de mettre le doigt sur l’une des différences essentielles à son sens entre le comique et le tragique, à savoir la référence explicite ou implicite à la règle.

La relativité du comique et l’universalité du tragique

Pour arriver à la notion de règle et de violation de la règle, Umberto Eco part de l’idée généralement répandue selon lui selon laquelle le tragique (et le dramatique) sont universels alors que le comique semble lié au temps, à la société, à l’anthropologie culturelle. Ainsi, dans le tragique, la règle serait universelle, et nous serions impliqués dans la violation de cette dernière, alors que dans le comique la règle serait particulière, locale, limitée à une époque donnée et à une culture spécifique. Et Umberto Eco de prendre l’exemple du tragique ressenti à l’évocation d’un acte de cannibalisme tandis que le lecteur ou le spectateur (non-chinois…) trouvera comique un Chinois mangeant son semblable avec des baguettes et non une fourchette.
Umberto Eco montre toutefois que ces idées peuvent facilement prêter le flanc à la critique puisqu’il existe bien le comique universel de la tarte à la crème d’une part et que le tragique d’une madame Bovary ne devrait plus aujourd’hui être d’actualité à une époque de grande permissivité d’autre part. Ainsi, il faut dépasser ces notions de relativité et d’universalité du comique et du tragique ainsi définies et s’interroger davantage sur la nature de la règle violée.

La violation de la règle implicite dans le comique

La thèse essentielle d’Umberto Eco peut se résumer ainsi : dans le tragique, la règle violée est explicite, formulée avant, pendant et après la représentation de sa violation, alors que dans le comique, la règle n’est pas rappelée, est implicite.
Ainsi Madame Bovary est une œuvre « qui nous explique que l’adultère est condamnable ou du moins qu’il était condamné par ses contemporains », dans ce sens, le tragique, qui justifie la violation (passion), n’élimine pas la règle, « il explique toujours pourquoi l’acte tragique doit nous inspirer de la crainte ou de la pitié ». Et Umberto Eco d’affirmer alors logiquement que le lecteur peut être amené à s’identifier à une règle qui n’est peut-être pas la sienne et qu’ainsi toute œuvre tragique est une leçon d’anthropologie culturelle.
Ainsi la tarte à la crème fait rire parce qu’on « présuppose que dans une fête on mange des tartes et qu’on ne les balance pas à la figure des autres ». Le comique a toujours recours, nous dit U. Eco, à un artifice rhétorique – tel que l’ironie par exemple – qui, étant donné un scénario social ou intertextuel déjà connu par le public, montre sa variation sans pour autant la rendre explicite de façon discursive. Et pour jouir de la transgression, il faut que la règle soit connue, considérée comme inviolable. Une personne ne connaissant pas le déroulement récurrent des westerns ne pourrait rire des saynètes imaginées par la revue Mad, dans lesquelles – par exemple – une jeune fille ligotée par une bande de hors-la-loi aux rails d’une voie ferrée est broyée par le train alors que les bons cow-boys arrivent à la rescousse.

La violation non répétée de la règle et le respect de cette dernière

Si le comique apparaît libératoire, subversif, nous dit U. Eco, c’est qu’il autorise la violation de la règle. Mais il ne l’autorise qu’à celui qui a intériorisé cette règle « au point de la tenir pour inviolable ». Et c’est pourquoi, poursuit-il en critiquant la métaphysique bakhtinienne de la carnavalisation, le carnaval ne peut se tenir qu’une fois par an, car il faut que les règles soient observées durant le reste de l’année. Si le carnaval était permanent, affirme-t-il, les règles remises en question ne seraient plus reconnues. Or, pour que le comique soit libératoire, il faut que le respect triomphe, la licence comique nous aura simplement permis de jouer à la violer. Et U. Eco d’affirmer que l’univers des médias, qui joue beaucoup sur la commercialisation et la consommation de schémas comiques, est un univers de contrôle, de réglementation du consensus.

L’humorisme

Pour conclure, U. Eco s’interroge sur la nature du comique en le comparant à l’attitude que Pirandello a qualifié d’umorismo (humorisme). Le comique serait la perception du contraire, l’humorisme le sentiment du contraire : l’image d’une vieille décrépite qui se farde comme une jeune fille est comique si je me sens supérieur au personnage qui agit contre les bonnes règles, mais si je m’identifie à lui et me demande pourquoi elle agit ainsi, je peux ressentir son drame et mon rire se transforme en sourire. Dans ce sens, l’humorisme se rapproche du tragique, remettant en discussion la règle à violer. Mais contrairement au tragique, l’humorisme n’énonce pas la règle et fait preuve d’un « excès de détachement métalinguistique », il représente la critique consciente et explicitée de la règle. Et ainsi, des figures de style telles que l’anacoluthe ou le lapsus, dont on ne cherche pas la cause, sont comiques, alors que l’argutie ou le calembour sont proches de l’humorisme, engendrant de la méfiance envers la fragilité du langage.

Eléments de discussion

Ce bref article d’Umberto Eco ne peut que susciter l’intérêt du lecteur et apporte indiscutablement des éléments fort intéressants de réflexion. A notre connaissance, personne ne s’était auparavant interrogé avec autant d’acuité sur la nature de la violation de la règle, seul élément qu’il souhaitait évoquer dans ce cadre sur les notions de tragique et comique.

Aussi séduisantes soient-elles, ses hypothèses posent un certain nombre de questions. Qu’il nous soit donc permis d’émettre quelques remarques critiques ou de soulever quelques interrogations:

– Est-il si évident que l’énonciation de la règle soit nécessaire dans toute forme de tragique ? Dans le cas du cannibalisme dont serait victime dans une pièce ou un film une personne perdue, est-il indispensable de rappeler la règle pour susciter le tragique ?

– En se focalisant sur l’idée de violation de la règle, implicite mais reconnue dans le comique, U. Eco en vient à énoncer un peu rapidement sans doute que la violation ne peut qu’être exceptionnelle. C’est faire peu de cas, nous semble-t-il, du comique de répétition.

– On peut d’autre part s’interroger sur la validité permanente de la thèse selon laquelle le comique, dans une perspective sociologique tout à fait bergsonienne, est tout compte fait un instrument de conformisme. Il est certes facile de trouver des exemples pour étayer ces propos, mais la satire politique mordante qui recherche le rire remplit-elle cette fonction de contrôle social ?

– Lorsque U. Eco aborde la notion d’humorisme, on peut enfin se demander s’il est si facile de différencier perception et sentiment du contraire et s’il ne serait pas simplement plus judicieux de signaler que le comique peut dériver d’attitudes variables.

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