Le paradoxe de la caricature dans l’oeuvre de Forain et de Vallotton


Le paradoxe de la caricature dans l’œuvre de Forain et de Vallotton par Solange VERNOIS (Université de Poitiers)
Ridiculosa n° 11 Image Peinture et caricature Actes du colloque de Brest 13-15 mai (2004)




Le paradoxe de la caricature dans l’œuvre de Forain et de Vallotton

Solange VERNOIS

Il peut paraître inhabituel d’associer dans une même étude les deux artistes, le Français Jean-Louis Forain et le Suisse Félix Vallotton, même s’ils font partie de la même génération du tournant des XIXe et XXe siècles. Différents de tempérament, ils ne partagèrent pas les mêmes idées poli­tiques, en particulier au moment de l’affaire Dreyfus. Et pourtant, ces deux enfants de la Commune surent montrer à travers leur double activité de dessinateur de presse et de peintre leur sensibilité à l’égard du peuple et leur hostilité à toute forme d’académisme. Ils eurent en commun leur for­mation classique : l’apprentissage à l’École des Beaux-Arts et auprès de Gérôme pour Forain, à l’Académie Julian et Jules Lefebvre, Gustave Bou­langer et William Bouguereau pour Vallotton.

Par ailleurs, ils furent en contact avec les cercles d’avant-garde. Forain qui eut deux grands maîtres, Manet et Degas, fut un familier du café Guer­bois, de la Nouvelle Athènes, du cercle de Médan, puis de la Cave de Vollard. Vallotton fut admis dans le groupe des Nabis entre 1892 et 1900 et surtout il fréquenta le milieu de La Revue Blanche [1].

Si les deux artistes se sont lancés dans la caricature, c’est dans une certaine mesure par le jeu des circonstances et par nécessité. Gache-palette chez Gill, Forain connut une vie de bohème et même de misère à ses débuts, partageant pendant deux mois en 1872 un affreux galetas rue Campagne-Première avec Verlaine et Rimbaud. Faute d’argent pour ache­ter des couleurs, il n’eut pas toujours la possibilité de peindre selon son désir, comme en témoigne un bouquet de violettes, resté inachevé en 1873. Aussi dès 1875 Forain obtient-il des petits cachets dans des feuilles humo­ristiques et pendant quarante ans on vit sa signature dans de nombreux périodiques français et étrangers. Surnommé « Le Juvénal du Figaro », il fut le directeur de l’éphémère et sulfureux Fifre fondé en 1889 avec Willette. Même s’il fit sa première exposition personnelle chez Boussod-Valadon en 1890, il délaissa la peinture pour le dessin satirique à partir de 1891, mais se remit à ses pinceaux de manière plus régulière dans les dernières années de sa vie.

Vallotton qui connut également une grande gêne financière surtout au moment de son arrivée à Paris en 1882, accepta des travaux dans tous les secteurs des arts décoratifs. Il proposa également des dessins à de nom­breux périodiques tels La Revue Blanche, Le Rire, L’Assiette au Beurre. Toutefois, il déplorait régulièrement que l’afflux de commandes liées à cette activité quasi journalière, l’empêchât de travailler à ses tableaux « selon son cœur ». Il confie à son frère : « J’ai pu ces jours-ci peindre un peu, tu penses, avec quel plaisir. À tout prix il faut que je puisse continuer »[2].

Les deux artistes eurent cependant des tournants dans leur carrière : Forain connut gloire et fortune dans la deuxième moitié de sa vie, fréquen­tant le Tout-Paris mais il se convertit au catholicisme à la suite d’une visite avec Huysmans au monastère de Ligugé à Noël 1900. Plus prosaïque, Vallotton mena une existence confortable après son mariage en 1899 avec Gabrielle Rodrigues-Henriques, riche veuve de la famille Bernheim-Jeune. Après avoir pratiqué la gravure sur bois essentiellement entre 1896 et 1897, il put se consacrer davantage à la peinture.

Leur œuvre qui rejetait la déformation outrancière et restait la plupart du temps en deçà du portrait-charge relève davantage du prisme caricatural que de la caricature. Néanmoins, en tant qu’art de la rue, témoin privilégié de l’actualité politique, le dessin de presse fut pour eux symbole de moder­nité. Willette de son côté ne se plaisait-il pas à opposer les rapins de la butte au Prix de Rome ? Les caricatures et la peinture pratiquées conjointe­ment et alternativement ont ainsi subi à des degrés divers des contamina­tions. Mais dans cette période exceptionnelle de la fin du XIXe siècle, il est indispensable de tenir compte des liens qui unirent les artistes à la littéra­ture et du contexte culturel, et si Forain fut dans l’ombre de Huysmans, Vallotton, quant à lui, tenta une carrière d’écrivain et de dramaturge. Il publia en particulier un roman à caractère autobiographique La Vie Meur­trière qui apporte un éclairage intéressant sur son œuvre [3].

La dépréciation des valeurs bourgeoises, la distance critique et la loi des contrastes, traduites par un réalisme épuré, sont les points communs aux deux artistes dans leur commune appréhension de la caricature et de la peinture.

La dépréciation des valeurs bourgeoises

Forain, que Verlaine et Rimbaud surnommaient familièrement Gavro­che, s’est intéressé à toutes les strates de la société. Néanmoins, plein de compassion pour les déshérités, il nourrit toute sa vie une grande animosité envers les bourgeois. « Avec un hôtel particulier et une belle campagne romantique, souligne Ferdinand Bac, il continua à exécrer la bourgeoisie satisfaite, exactement comme s’il vivait dans une mansarde et mangeait des pommes frites dans un cornet, aux temps héroïques de la misère… »[4].

Dans les tableaux de Forain, la foule est souvent représentée sommai­rement, de manière presque caricaturale. À l’instar de Daumier, l’artiste re­cherche plus spécifiquement les types physiques et moraux qu’il débusque aussi bien dans les milieux interlopes de la pègre que dans les salons de chez Maxim’s. À ce titre, la caricature fut un réservoir de sujets pour sa peinture, créant un monde où se côtoient le « gommeux », le mauvais gar­çon et le rat de l’Opéra. À l’opposé des matrones dotées d’un hyperbolique embonpoint, les trottins et les grisettes sont trop petites et trop maigres. La plupart du temps la gent féminine paraît vénale et perverse. La misogynie de Forain est à cet égard proche de celles de Degas et de Huysmans qui se plaît à souligner que personne n’a mieux exprimé que son ami la délicieuse horreur du masque rosse de la femme, « ses élégantes vengeresses des famines subies, ses dèches voilées sous la gaieté des falbalas et l’éclat des fards »[5]. Toutefois, Forain qui détestait les comédiens et les cabots de toute espèce, recherche la vérité sous la laideur. Il rejoint aussi Huysmans dans sa haine du dilettante abusé par le conformisme factice « des Salonards », Bouguereau qualifié par lui de peintre des doigts de pieds, symbolisant à ses yeux le kitsch de son époque. « Ah ! où sont les Madame Cardinal préposées au cordon, habitant des cambuses, regrette-t-il narquois,… « où, le long des murs enfumés pendaient des chromos… et la représentation d’une œuvre de quelque M’sieu Bouguereau »[6]. Fustigeant les injustices, la fausse respectabilité, la niaiserie comme la méchanceté, l’artiste qui se place davantage sur le plan social que moral, affirme qu’il ne caricature pas, mais dénonce. Il préfère « mordre dans la masse » plutôt que s’attaquer à la personnalité des gens et lance cette sentence : « La corruption n’existe pas. en haut, c’est la névrose, en bas, c’est la faim » [7].

La médiocrité ordinaire est le domaine de prédilection de Vallotton. Mêlant le grotesque au comique sériel et à l’ironie, le caricaturiste présente dans Paris-Intense un pittoresque défilé des badauds, dans l’esprit des physiologies des rues. Il définit ses personnages en fonction de leur âge ou de leur métier, créant ainsi des types récurrents. Dans le tableau de 1899 intitulé La Baignade à Etretat, ce sont les bourgeois en villégiature qui l’intéressent [8]. Le regard en surplomb lui permet de garder une opportune distance critique et d’observer à loisir les citadins barbotant frileusement dans l’eau. L’aplatissement des formes et le bariolage des couleurs ajoutent au ridicule de ces bourgeois inhibés et mal à l’aise dans leur corps. Si Forain s’en prend à tous les « m’as-tu vu », c’est le snobisme du rite des bains de mer dans une station à la mode dont Vallotton se moque ici avec lucidité.

La dépréciation des valeurs esthétiques se confond bien souvent avec celle des valeurs sociales. C’est le cas dans « Le Bain au soir d’Été » de 1892 à 1893, où le peintre ne cache pas son ironie à l’égard des femmes : « Qu’est-ce que l’homme a fait de si grave, dira-t-il bien plus tard, qu’il doive subir cette terrible associée qu’est la femme »[9]. La scène censée représen­ter des naïades évoluant autour de la fontaine de jouvence n’est qu’un catalogue de postures de femmes d’âges divers, surprises en plein désha­billage. L’un des motifs sera d’ailleurs repris quasiment à l’identique dans l’une des vignettes de La Maîtresse de 1896. De surcroît, Jules Renard fait peut-être allusion au bain du soir d’été lorsqu’il évoque dans son Journal en date du 13 janvier 1897, « d’étonnantes femmes avec des derrières immon­des, des derrières pendants d’amadryas, qu’elles soutiennent avec leurs mains ». L’écrivain rappelle aussi sans doute un type spécifique de carica­ture fondé sur l’hybridation des différents règnes de la Nature en mention­nant au passage un chignon analogue à « une botte d’herbe tordue »[10]. En optant pour un réalisme sans concession dans la lignée de Degas qui, selon Huysmans ignorait les fessiers de percale rose et huilées des peintres académiques et savait déshabiller les femmes, c’est non seulement la tradition de la peinture mais aussi une certaine conception du nu moderne à la manière de Renoir, de Maillol ou de Maurice Denis que l’artiste traite avec désinvolture [11]. En procédant à un effet de « collage » de motifs variés, plus ou moins caricaturaux, et en rompant avec la perspective de la Renaissance, Vallotton confronte ironiquement l’héritage des maîtres et les données nouvelles de la peinture décorative.

La distanciation critique et la loi des contrastes

Fondée sur l’écart qui sépare la représentation de la réalité, la caricature vise l’effet de surprise, mais par le biais de plusieurs subterfuges.

Image et légende sont indissociables dans les dessins de Forain. Et pourtant, elles s’inscrivent généralement en faux l’une par rapport à l’autre. La méthode de travail du caricaturiste qui adaptait ses textes après coup, souvent dans une recherche collective avec ses proches, en est la cause. Les commentaires a posteriori ne sont pas dépourvus de rosserie. Huysmans dans Certains évoque pour sa part « d’audacieuses légendes, parfois cruelles, souvent même comminations »[12]. Les titres des tableaux, plus laconiques, en mettent davantage en valeur le talent de scénographe qui ne manque pas de souligner la théâtralité de la comédie humaine. Dans une œuvre comme L’avocat et sa cliente (1912) par exemple, Forain substitue la tension psychologique à l’effet journalistique qui subsiste dans les dessins des faits divers ayant pour thème l’agressivité physique [13]. Tel un chasseur, l’artiste guette ses proies, traquant dans un moment d’inat­tention un geste ou une crispation révélatrice du visage. Mais sous le « regard clinique » de l’observateur, se trame un lourd complot dans les contrastes inquiétants des ombres et des lumières. C’est du moins le sen­timent de Huysmans lorsqu’il évoque des « mariages et des heurts inatten­dus de tons, des effets inouïs ;… » et une « observation attentive des reflets et des ombres »[14]. Dans le même registre, le terrible manipulateur qu’est Forain, ce conteur hors pair, va jusqu’à faire rire d’elles-mêmes ses victi­mes : dissimulant le ricanement sous la plaisanterie, il aime se situer à la frontière du comique et du drame et en cela fut très proche de Huysmans. Son ami savait lui aussi à merveille créer des tensions au cœur des petites misères quotidiennes et camoufler fallacieusement sous une apparente impartialité une caricature féroce. Forain se défend pour sa part de méchanceté, non sans cynisme toutefois, lorsqu’il répond à ses détracteurs qu’il n’a pas de haine. Il y a seulement pour lui des êtres qui déplaisent. Et ceux-là, il prend plaisir à les fustiger [15].

Avec un art consommé de la démystification, Vallotton provoque moins le spectateur qu’il ne le désoriente. Dans une huile sur toile de 1910 Persée tuant le Dragon [16], le héros, populaire Hercule de foire des caricatures, tue un alligator du Jardin des Plantes dans un décor de carton pâte et devant une Andromède apeurée, accroupie dans une position disgracieuse. Le genre parodique était alors très en vogue tant en peinture qu’en littérature. En outre des feuilles humoristiques telles que le Journal Amusant donnaient volontiers une version caricaturiste des œuvres présentées au salon, afin de ramener la « Grande Peinture » à une juste mesure, c’est-à-dire la réalité de tous les jours. Vallotton lui-même fit au deuxième degré un détourne­ment de cet exercice dans Le Rire [17]. Dans le domaine pictural le réemploi parodique des stéréotypes chers aux « Pompiers » permettait à Vallotton par une mise à distance quasi stratigraphique de poser la question du statut du modèle et de la copie. Mais le jeu des niveaux d’interprétation est encore plus évidente dans une œuvre plus ancienne de 1896, La Maîtresse et la Servante [18]. De dos, la servante offre avec une naturelle élégance sa nudité voluptueuse au regard du spectateur. La maîtresse au contraire reçoit un traitement décoratif qui n’exclut pas une intention caricaturale de la part de Vallotton. Car cette femme entre deux âges, au corps jeune et au ventre ballonnant, a des jambes d’échassier, un bras atrophié et semble esquisser un pas de danse au ralenti, à la façon des figures allégoriques de Puvis de Chavannes. Mais, désarticulée comme une marionnette, elle n’effectue qu’une précieuse et ridicule pantomime.

On peut penser que la mise en présence ici de deux personnes aux caractéristiques antinomiques est la transposition en peinture de l’oxymore. Vallotton multiplie des oppositions, qu’elles soient d’ordre politique et social (dominant-dominé), artistique (arts majeur et mineur) ou plus spécifique­ment stylistique (ambiguïté de la peinture décorative et de la caricature). De même, le rapport texte-image est souvent, chez Vallotton, fasciné par le pouvoir des mots, fondé sur le contrepoint. Plus les titres sont lapidaires, plus ils sont percutants. Mais la formule « L’irréparable » est trop courte pour être assimilée à une légende, trop forte pour un titre-renvoi. Ainsi, le spectateur-lecteur ne sait trop s’il doit prendre avec sérieux ou légèreté ce jugement de valeur. Grâce à un encodage ironique, Vallotton pose ainsi la question de la part à accorder au référent et au référé. En revanche, la réduction du titre L’Assassinat est d’autant plus scandaleuse que le meurtrier est surpris en flagrant délit [19]. Comme dans les images à la une des journaux à sensation, l’artiste ménage le suspense en soustrayant le forfait à la vue du spectateur, qui peut croire un instant à un transport amoureux, si une preuve irréfutable ne lui était fournie : le couteau. Le choix de l’angle de vue, la fixation du pic dramatique, l’exagération du mouve­ment, font partie des clichés des intrigues policières. Mais la masse noire qui agit comme tel un ressort sur la surface blanche accentue ici de manière purement plastique la violence du geste. L’artifice de la devinette est transposé volontiers en peinture pour suggérer un conflit latent, de nature psychologique. Il en est ainsi de l’indice de la main crispée de la spectatrice de La loge de théâtre (1909) [20]. Dans un climat moins détendu que dans celui des scènes de Toulouse-Lautrec sur le même thème, Vallotton s’est contenté d’introduire un petit élément de suspense pour laisser percevoir un frisson de nervosité sous la comédie mondaine.

L’ambiguïté caricaturale d’un réalisme épuré

Réfractant le monde, selon sa propre expression, Forain se considérait comme un réaliste. « Il n’en eu pas moins la dent dure. Il en est de ceux, confirme Arsène Alexandre, qui réfléchissent les choses avec le poli compact d’un miroir d’acier »[21]. Mais s’il fouille les visages, c’est parce qu’il guette la vérité pour percer, comme Huysmans, le secret des âmes. Parfois, se souvenant qu’il a été l’élève de Carpeaux, il taille les figures en angles comme du silex, selon l’expression de Robert de la Sizeranne, en cherchant à accrocher de manière sculpturale la lumière par les méplats du visage. Huysmans utilise une métaphore lorsqu’il souligne que l’artiste suscite le soupçon en « forant d’un trait jusqu’au dessous »[22]. Il est par ailleurs indéniable que ce style décapant doit beaucoup à la morsure de l’acide de l’eau forte, technique que le graveur maîtrisait parfaitement. Mais l’ironie cruelle et venimeuse de Forain, que Sem se plaisait à surnommer l’insecti­cide, est très proche de celle de Huysmans dont la plume acerbe était trempée, selon les contemporains dans du vitriol. Par des traits rapides en coups de fouets l’artiste sait frapper d’estoc ses adversaires. Mais sans omettre le détail péremptoire, cet amoureux de la ligne va toujours à l’essentiel, comme Ingres et Degas. Il passe indifféremment au pinceau, au grattoir, au lavis ou à la pierre en fonction du but recherché. À cet égard, il fut l’exemple type de l’artiste complet qui devait selon Huysmans, sans préjugés, choisir la technique la plus appropriée pour traduire de manière adéquate la vie moderne [23]. Chez Forain, la caricature, devenue plus réa­liste, et la peinture qui de son côté n’exclut pas la déformation, ont des liens de parenté indiscutable. Bien plus, la réduction des tons et l’importance des valeurs, certainement sous l’influence de la gravure, confèrent à cet univers un aspect inquiétant, voire satanique accentuée par l’atmosphère sombre et bitumineuse des tableaux.

C’est avec un certain désenchantement que Vallotton envisage l’exis­tence de son cortège de conventions ou de petites misères ; les illusions font bien souvent place à la monotonie et à l’ennui. Comme Huysmans et Jules Renard, Vallotton avait en horreur les roucoulades et les stéréotypes amoureux si courants dans les romans sentimentaux. Lui qui envisagea son propre mariage avec un certain détachement, comme en témoigne sa correspondance, ne pouvait qu’être séduit par le sujet de La Maîtresse qu’il illustra en 1896 [24]. Ne partage-t-il pas de surcroît avec l’auteur, Jules Renard, le même humour corrosif et amer ?

Avec Le dîner, effet de lampe (1899) la peinture reprend un des thèmes favoris des Nabis [25]. Toutefois, cette fin de repas semble plus pro­che de l’atmosphère de certaines scènes d’En Ménage de Huysmans, que des intérieurs chaleureux et sereins de Vuillard. Telle la statue du Comman­deur, le maître de maison domine la situation. Mais la silhouette en ombre chinoise nous invite à nous identifier au personnage. Sous le regard perspi­cace de Vallotton les membres de la famille subissent un traitement sélectif. Tandis que Max a des mimiques de pantin, Madeleine, véritable poupée de cire, darde son beau-père de ses yeux fixes. La lumière crue qui accentue la sécheresse des contours, se projette sur les choses, leur conférant une dimension inattendue et un aspect incongru. En réalité, nous retrouvons dans cette scène la soudaine prise de conscience de Verdier dans La Vie Meurtrière : « Sous l’orbe adouci de la lampe je retrouvai le lieu d’une existence dont la médiocrité m’apparut brutale, et d’un coup ». l’incommuni­cabilité des êtres se transmue en ambiance de sourd conflit dans une illustration de Poil de Carotte représentant la famille Lepic réunie autour de la table.

On retrouve le même cadrage resserré renforçant l’impression d’étouf­fement, mais ici les contours en quelque sorte au fil de fer, enferment de manière plus radicale encore les personnages sur eux-mêmes. Pour Le Mensonge, Vallotton a procédé à une transposition quasi littérale du motif de la xylographie à l’huile sur carton [26]. Néanmoins, la version picturale suggère de manière plus efficace la duplicité. Par l’irrégularité des lignes, le grand aplat rouge, couleur de la passion mais à tonalité criarde, Vallotton suscite l’irritation optique et le malaise au spectateur dans un réalisme phénoménologique très épuré. On ne saurait pour autant affirmer que l’artiste est véritablement fidèle à l’esprit de la caricature, même s’il se situe dans la dérision. Ce « mutisme » en effet est fort éloigné du rire ; ainsi les portraits réalisés pour Le Livre des Masques de Remy de Gourmont, la plupart à partir des clichés photographiques, font davantage penser à des négatifs qu’à des portraits régis par les lois de la physiognomonie de la caricature simplificatrice. Certes, les lignes essentielles sont maintenues, mais à l’inverse de l’hyperbole, la rétention des formes fige les traits dans une immobilité iconique. Par une sorte de surécriture Vallotton s’en tient à la surface des choses, tout comme Verdier qui dans La Vie Meurtrière substitue le terme de masque à celui de visage. Le masque qui permet la sauvegarde des conventions ou cache la timidité est en effet une protection. Réduit à sa plus simple expression dans les autoportraits dessinés, il révèle le tempérament inquiet de l’artiste qui s’analyse sans pitié mais refuse de se livrer. Devant cette effigie prête à imploser, le spectateur, ne pouvant percer le secret des personnages, ressent une impression d’angoisse. Cette stratégie de la dissimulation, peu compatible avec la recherche de l’effet de la caricature, relève essentiellement de l’autodéfense et de l’introspection comme le suggère Verdier : « Je devinai que l’heure était de feindre, et je rentrai dans la cohue, tendu par le mensonge : Là, tout en promenant un visage impassible, je m’efforçai de réfléchir au cas et d’y voir clair »[27].

Autant caricaturistes que peintres, les deux artistes ont comme Janus une double personnalité. Dans cette période de mutation entre Naturalisme et Symbolisme qui marque le tournant du siècle, ces deux facettes d’une même œuvre ont permis à Forain, Vallotton et quelques autres d’aiguiser leur sens critique à l’égard des clichés sociaux et artistiques et de se tenir à distance de tout esprit de système. L’expérimentation de diverses tech­niques, dans le domaine de la gravure en particulier, les a débarrassés (si besoin était) de tout préjugé et leur a ouvert la voie de la modernité. C’est ainsi que le dessin de presse fut pour Vallotton un véritable espace de liberté qui devait, grâce aux possibilités et aux contraintes de la gravure sur bois, lui permettre d’expérimenter une facture plus brutaliste, un style simplifié, sensible également dans sa peinture durant la période Nabie. Amoureux de la ligne comme Degas, Forain et Vallotton n’ont eu de cesse de rechercher la synthèse dans la soustraction, sans négliger pour autant l’analyse. À cet égard, le dessin satirique et la caricature leur servirent d’un opportun banc d’essai.

Cette mise à distance critique héritée de Manet et de Degas, et que l’on retrouve chez les écrivains, Flaubert, Maupassant ou Jules Renard, ne relève pas d’une quelconque insouciance pour les deux artistes. Bien au contraire, elle fut pour eux indissociable de l’ironie, d’un humour noir marqué d’une pointe de sadisme bien éloigné de la légèreté de Chéret, Poulbot, Metivet ou des charges d’Abel Faivre ou de Léandre. Car dans cette vision teintée d’un pessimisme qui rappelle Schopenhauer, c’est la comédie humaine qu’ils radiographient. On pourrait parler ainsi de sorte d’identité entre caricature et peinture pour Forain qui a constamment pour­suivi la lutte contre les hontes sociales et les vices humains, et dont les personnages semblent hantés par le péché. Car il entend combattre le mal par le mal, comme Huysmans « Devant le serpent, je suis la mangouste », dit-il [28]. Aussi après la conversion en 1900, la lumière rédemptrice se substituera-t-elle tout naturellement à l’ombre. En ce qui concerne Vallotton, le rapport caricature – peinture pourrait s’identifier à l’art au dialogue contraire. Car rien n’échappe à la distance réflexive de l’artiste qui sait tourner en dérision la modernité et pourquoi pas la caricature elle-même. Mais la philosophie de Vallotton est aussi teintée de scepticisme. C’est ainsi que pour Verdier, le héros de La Vie Meutrière « le grotesque se mêle à tout » – ce qui veut dire que la caricature fait partie de la nature tragi-comique de l’existence [29]. La loi des contraires, de la construction et de la déconstruction qui amène le héros de Vallotton à poser comme postulat que l’amour et la mort sont synonymes et le pousse au suicide pour échapper à la fatalité. Cette même loi des contraires place l’artiste dans une situation contradictoire, voire nihiliste. L’œuvre, dans laquelle la réduction caricaturale est assortie d’un sentiment d’absurde, n’est pas celle d’un moraliste qui veut convaincre les autres, mais relève de l’auto-analyse. Mais elle obéit fatalement, positivement aux lois de la nature. Telle est la conclusion de Verdier dans La Vie Meurtrière : « Rentrer dans l’ordre immuable et serein qui gouverne les corps, les mêle, les neutralise, les fixe et les distribue avec impartialité, selon les lois de la chimie et de la pesanteur »[30].

Université de Poitiers



 

ill. 1 : Forain, Les Maîtres humoristes n° 2, novembre 1908 (Couverture)

ill. 2 : « Misère », in Forain, La Comédie parisienne, 2e série, Plon, 1904, p. 134.
ill. 3 : « Les Amateurs », in Forain, La Comédie parisienne, 2e série, Plon, 1904, p. 17.

ill. 4 : Vallotton, « Dénouement possible » in J. Renard, La Maîtresse, H. Simonis, Paris, 1896 (Collection « Les Humoristes »), p. 139.

 
 

ill. 5 : Vallotton, « La mie de pain » in J. Renard, Poil de Carotte, Flammarion, 1902, p. 55.
ill. 7 : Vallotton, Portrait in Remy de Gourmont, Le Livre des Masques, 1896, 1er vol., p. 194.

 

ill. 6 : « Un tour au Champ de Mars », Le Rire, n° 27, 11 mai 1895, p. 3.
ill. 8 : La Vie Meutrière édit. Des Trois Collines, Genève, Paris, 1946, p. 273.

 
Clichés d’archives, collection personnelle



 


[1] Jean-Louis Forain (1852-1931), Félix Vallotton (1865-1925). Forain et Vallotton étaient tous les deux familiers de Charles Maurin. Forain comptait au nombre de ses amis A. Besnard, Raffaelli, Toulouse-Lautrec, Huysmans, Richepin, Descaves, Dom Besse, l’abbé Magnier. Vallotton connaissait entre autres Jules Renard, Octave Mirbeau et Tristan Bernard. Bien que ces deux artistes aient été connus surtout pour leurs dessins satiriques, nous utiliserons pour plus de commodité le terme de caricature.

[2] Forain qui laissa plus de 2.000 dessins, collabora à de nombreux périodiques français et étrangers comme Le Courrier Français ou Le New York Herald Tribune. Vallotton a donné sa contribution également à des feuilles très variées telles que L’Escarmouche, La Vie Parisienne, Le Sifflet, L’Assiette au Beurre, Le Canard Sauvage, Jugend.

[3] Willette cf. Le Rire, 13 avril 1893. Félix Vallotton, La Vie Meurtrière, roman avec 7 dessins de l’auteur, édition des Trois Collines, 1946, (première édition, Mercure de France, 1927).

[4] Ferdinand Bac, Les Intimités de la IIIe République, souvenirs de jeunesse I, Hachette, 1935, XXV « Jean-Louis Forain », p. 495. Ferdinand Bac fut également dessinateur de presse.

[5] Forain, L’Avocat et sa cliente, vers 1912, Huile sur toile 56,5 x 65. Cf. Catalogue Forain, Musée de Marmottan, mai-juin 1978. J.K. Huysmans, Certains, Crés et Cie, Paris, 1929, p. 43.

[6] Jean Puget, La Vie extraordinaire de Forain, Émile-Paul, 1957, pp. 26-27, 77, 127. Forain se moquait entre autre de Dagnan-Bouveret, Detaille, Henner. Huysmans, Certains, op. cit., p. 191.

[7] Puget, op. cit., p. 36, p. 127.

[8] Vallotton, Paris Intense, 1894, 21,9 x 31,4 cm et Octave Uzanne, Badauderies Parisiennes : les rassemblements, physiologies de la rue, Paris, Floury, 1896. Vallotton, La Baignade à Etretat, 1899, huile sur carton parqueté, 49,5 x 65 cm.

[9] Vallotton, Le Bain au soir d’été, 1892/93, huile sur toile, 97,5 x 131 cm. Vallotton, Journal, 9 janvier 1918, p. 187 in G. Guisan, D. Jakubec, Lettres et documents, Paris et Lausanne, Bibliothèque des Arts, Journal 1914-1921 (1975).

[10] Jules Renard, La Maîtresse, Paris, Simonis Empis, 1896. Jules Renard, Journal, 13 janvier 1897, p. 260. On trouve des descriptions caricaturales dans La Vie Meurtrière de Vallotton, op. cit., pp. 147-148.

[11] Huysmans, Certains, op. cit., p. 1840, p. 270 ; cf. également p. 20, p. 23, p. 39.

[12] Huysmans, Certains, op. cit., p. 43, p. 109. Henri Avelot, La Caricature et le dessin humoristique, Paris, H. Laurens, 1960, p. 56.

[13] Forain, L’Avocat et sa cliente (1912). Cf. note 5.

[14] Huysmans, Certains, op. cit., pp. 42-43. Forain admirait de surcroît Rembrandt et Goya.

[15] Puget, op. cit., pp. 36-37, p. 41, p. 63, p. 66. Cf. également Bac, op. cit., p. 501.

[16] Vallotton, Persée tuant le dragon, 1910, huile sur toile, 1,6 x 2,25. Cf. également Charles Goerg, Antoinette Wakker, Mythologie, et allégories, Musées d’art et d’histoire, Genève, 1979.

[17] Cf. Stop, Le Salon de 1893, Le Journal Amusant, 27 mai 1893, n° 1917, p. 5. Vallotton, Le Tour au Champ de Mars, Le Rire, n° 27, 11 mai 1895, p. 3.

[18] Vallotton, La Maîtresse et la Servante, 1896, huile sur toile, 52 x 66 cm.

[19] Vallotton, L’irréparable, Intimités, 1894, gravures sur bois, 17,8 x 22,3 cm. L’Assassinat, 1893, gravure sur bois, 14,2 x 24,5.

[20] Vallotton, La Loge de théâtre, Le monsieur et la dame, 1909, huile sur toile, 46 x 38 cm. Sur Vallotton, cf. Julien Meier-Graefe, Félix Vallotton, Paris, Edmon Saget, 1898. Hahnloser-Buhler, Félix Vallotton et ses amis, Paris, Ed. Sdrowski, 1936. Francis Jourdain, Félix Vallotton, Genève, Ed. Pierre Cailler, 1953. Marina Ducrey, Félix Vallotton, Edita, 1989.

[21] Arsène Alexandre, L’art du rire et de la caricature, Paris, Imprimeries réunies, 1892. Cf. Puget, op. cit., p. 34. Cf. Fagus, La Revue Blanche, 1er avril 1903. Forain disant : « Je ne déforme, ni n’invente. Je suis un miroir : je réfracte », cf. Puget, op. cit., p. 22, p. 34.

[22] Robert de la Sizeranne in Puget, op. cit., p. 23. Huysmans, Certains, op. cit., p. 43.

[23] Huysmans, Certains, op. cit., p. 43, p. 105. Cf. également Puget, op. cit., p. 37. Huysmans, L’Art Moderne, Crès et Cie, Paris, 1929, p. 213 ; cf. également p. 84.

[24] Jules Renard note dans son Journal le 16 décembre 1901 à propos de Vallotton : « Vallotton ne se régale que d’amertume. Sait-il qu’une femme doit divorcer, il l’attire dans un coin et se délecte de son histoire » (p. 641).

[25] Vallotton, Le Dîner effet de lampe, 1895, huile sur bois parqueté, 57 x 89,5 cm.

[26] Vallotton, La vie Meurtrière, op. cit., p. 105. Cf. G. Guisan, D. Jakubec, Vallotton – Lettre et Documents, I, Bibliothèque des arts 1884-1885 (1973), 18 juillet 1912, p. 187 ; Lettres et Documents, II, 1900-1914, (1974). Jules Renard, Poil de Carotte, illustrations de Félix Vallotton, Flammarion, 1902.

[27] Vallotton, Le Mensonge, 1897, gravure sur bois, 18 x 22,5 cm ; Le Mensonge, 1898, huile sur carton, 24 x 33,4 cm. Remy de Gourmont, Le Livre des Masques, Portraits symbolistes, masques dessins par F. Vallotton, Société du Mercure de France, 2 vol. in 18°, Paris, 1896, 1898. Vallotton, Portrait de Zola, 1902, huile sur carton, 75 x 63 cm. Cf. La Vie Meurtrière, op. cit., p. 55, p. 97 et surtout p. 240.

[28] Puget, op. cit., p. 67.

[29] Vallotton, La Vie Meurtrière, op. cit., p. 45.

[30] Ibid., pp. 273-275, cf. également p. 15, p. 45, p. 52, p. 86, p. 149.