Art et caricature au Brésil du premier vingtième siècle


J. Carlos : Art et caricature au Brésil du premier vingtième siècle par Isabel LUSTOSA (Ministério da Cultura Fundaçã Rio de Janeiro, Brasil)
Ridiculosa n° 11 « Peinture et caricature », Actes du colloque de Brest 13-15 mai (2004)

 

J. Carlos : Art et caricature au brÉsil du premier vingtième siècle

Isabel LUSTOSA

José Carlos de Brito e Cunha débuta dans la presse brésilienne le 23 août 1902 à la revue Tagarela. Il signait déjà de son nom J. Carlos.
En ce début de siècle, il y avait beaucoup de revues brésiliennes qui se maintenaient basiquement grâce aux caricatures, aux textes humoris­tiques et aux colonnes mondaines. J. Carlos, tout au long de sa carrière, s’est distingué dans les plus impor­tantes d’entre elles. Revues de vie trop longues pour les modèles locaux. Toutes duraient plus de 50 ans. J. Carlos a été le principal carica­turiste de Careta (Grimace) de 1908 à 1921, d’où il est parti pour devenir directeur du O Malho (le maillet) où il est resté jusqu’en 1931.

Il a travaillé comme free lancer jusqu’en 1935, et c’est en ce temps-là qu’il a publié de belles couvertures pour l’O Cruzeiro e Fon-fon. De 1935 à 1950, année de sa mort, il a été éditeur artistique de Careta. Il a aussi dessiné pour d’autres revues importantes de la première moitié du XXe siècle : Para todos (pour tous), Illustração Brasileira (illustration brésilienne) et Tico-tico (du nom d’un oiseau du Brésil), publication pour enfants de grand prestige.

Au début, son coup de crayon était encore grossier, sans grande personnalité, suivant le style des caricatures les plus simples de l’époque, encore imprimé sur papier ordinaire et avec des personnages qui dialoguaient de profil.

Mais, en peu de temps, son style s’amélliora, incorporant des recours inédits et enrichissant les possibilités de la caricature. Il ne tarda pas à devenir le grand cari­caturiste qui élaborait ses personnages en profitant au maximum des détails marquants du « caricaturé ».

Libéré des modèles de la litho­graphie, qui donnaient au dessin un aspect lourd et moins aéré, J. Carlos a apporté à la caricature brésilienne une sensation de légèreté et de dynamisme.

Cette sensation était donnée par un coup de crayon qui avait quelque chose de nouveau dans la forme. Son dessin, qui allait de la tête aux pieds du personnage dans un mouvement imprévu, en disait tant avec peu de chose. Il profitait au maximum de la feuille blanche pour définir une ambiance ou pour créer une situation avec peu de tracés.

Il avait un sens très précis de l’espace graphique, créant des plans et faisant des coupures comme au cinéma. Il était extrême­ment économique et utilisait tous les recours possibles à sa disposition, même avec la couleur.

Les originaux qu’il a laissés, environ 1000, sont propres et colorés comme s’ils n’étaient pas destinés à la seule impression. Cette attention particulière pour l’achèvement de son travail était aussi une des caractéristiques de l’artiste.

La caricature brésillienne des premières décennies du XXe siècle était principalement politique. La représentation du Président ou des grands hommes politiques du moment était l’une de ses meilleures cibles. J. Carlos sera l’artiste du Rio moderne, mais il sera surtout durant ces premières décennies du siècle un grand caricaturiste des Présidents brésiliens. Éternisées par son magristral coup de crayon, les personnalités pas toujours glorieuses de nos gouverneurs gagnaient des contours franchement sympathiques. Et même les caricatures qu’il faisait des dictateurs, dont il avait pourtant horreur, devenaient des personnages plutôt joyeux et familiaux.

Cette extrêment aptitude à saisir la nature des personnages difficiles et peu définis est un énorme atout de J. Carlos dans l’histoire de la caricature brésilienne. Sans aucun doute après sa disparition subite en octobre 1950, la presse et le public ont perdu leur meilleur chroniqueur, leur meilleur reporter.

Grâce à sa vision privilégiée les lecteurs ont accompagné les atrocités des deux grandes guerres européennes. Pendant la première, aux images du Kaiser et de ses alliés se superposaient les scènes les plus horribles de la guerre. Celles-ci méritaient de l’artiste brésilien toujours une touche délicate. Dans ces images, il révéla un humoour comme celui des anglais du dix-neuvième siècle : de l’esprit avec une pincée d’émotion. (Pl. II, ill. 1).

De toutes ces images, celle qui exprime le mieux les sentiments nationaux est l’image d’une Europe, représentée par une vieille dame en jupes raccommodées, ramassant les miettes d’une table et disant à un chaton blanc qui portait à son cou les couleurs du Brésil : « Je ne peux même pas te donner les restes ».

Une des images de la fin de la Grande Guerre s’intitule « l’in­domptable ». Dans cette image, l’âme germanique est représentée par une forte femme allemande humiliée et enchaînée à un tronc. Elle affirmait : « Dans 15 ans nous aurons notre revanche ». Cette caricature révélait un don de voyance encore inconnu de l’artiste.
Le même personnage réapparait pendant la Deuxième Grande Guerre mondiale auprès d’une femme italienne. Toutes deux tiraient deux gamins mal élevés : Hitler et Musso­lini. La légende de la caricature intitulée : « La savate maternelle » dit : « La dernière bataille sera faite chez eux. »

Durant la Deuxième Guerre, le caricaturiste, plus mûr, élabore dans une forme synthétique et géniale les personnages de grands hommes. D’un côté : Churchill, Roosevelt et Staline, de l’autre : Hitler, Mussolini et Hiroito. L’esprit ténébreux de Hitler est suggéré par une caricature où il apparaît consultant une cartoman­cienne. À entendre le pronostic que des jours sombres sont à venir, il dit « Fais fusiller le futur ».

J. Carlos s’est toujours manifesté en faveur des alliés, mais aussi bien pour la première que la deuxième guerre il dénonça avec violence la stupidité de celles-ci. Sa compassion va toute pour les femmes et les enfants, les victimes innocentes. Sur l’une des couvertures de Careta, il révéla ce que, d’après lui, représenta la bombe d’Hiroshima. Démontrant un profond découragement devant la stupidité de l’humanité, il fit la compa­raison de l’usage de la science pour le bien : la découverte de la péniciline, et de l’autre côté pour le mal : la bombe.

J. Carlos a toujours été toute sa vie contre une quelconque manifestation politique. Dans ses satires cependant, il mettait en évidence une perspective libérale modérée. Dans cet esprit il a traité de la même manière Hitler et le Staline de l’après guerre. Sa caricature est franchement en faveur des Américains devant les épisodes qui ont marqué le début de la guerre froide.

J. Carlos a su décrire au mieux la délicieuse sensualité de la femme de Rio. Ses figures féminines dans les années 20 et 30 avaient une forme plus élaborée. Le peu de vêtement durant l’été de Rio révélait des corps bien faits. Ce sont des jeunes filles à la plage, un baiser entre un jeune couple ou les petites minettes se promenant en groupe. Mais il excellait aussi dans les petits détails de la toilette : le foulard, le chapeau, les gants, une ceinture bien faite, un petit modèle Chanel, des yeux bien maquillés, une bouche bien dessinée, enfin la mode du moment.

Mais aussi la célibataire maigre, la forte maîtresse de maison font partie de sa galerie. Madame qui se dispute avec son mari plus petit qu’elle, ou qui arrive avec une nouvelle coiffure très audacieuse, ou encore attendant le tramway ou achetant des tissus dans la petite boutique et rendant fou le vendeur. Un scénario que J. Carlos adorait dessiner.

Ensuite voilà la femme noire et la mulâtresse, la typique bonne brésilienne avec un éventuel fiancé malin, lui aussi mulâtre volant un baiser au coin de la rue. L’ivrogne qui ne tient même plus debout et que l’agent aide à rentrer chez lui, le gars qui nous ennuie ou le prêcheur ou le petit minet. Une série de types qui quelques fois se rencontrent tout simplement dans la rue, aux grandes queues, aux élections, au carnaval, composent la scène carioca.

Également remarquables sont les scènes domestiques : les différentes scènes de famille autour de la radio ou du tourne-disques, les vieux maris discutant et plaisantant avec leurs jeunes femmes. Les scènes d’adultère suggérées par des intérieurs très sophistiqués.

Elles sont si nombreuses qu’il est impossible de toutes les énumérer et sont aussi d’une inégalable qualité plastique. Aux enfants le dessinateur a dédié une infinité de très belles images : enfants très turbulents et des chiens bâtards, des groupes d’enfants s’amusant dans la rue, etc.

Ce fut en couverture de Para todos et dans diverses illustrations qu’il fit pour des livres que J. Carlos exerça son côté le plus artistique, son côté d’illustrateur sans compromis avec l’humour ni le langage des caricatures. À ses dessins extrême­ment élaborés et d’un achèvement très consciencieux l’artiste méticuleux inventa des tissus à motifs osés comme une espèce de patchwork.

Il créa des images qui nous rappelaient les gravures d’Aubrey Bearsdsley dans lesquelles on peut identifier aussi l’influence de Mucha. J. Carlos fut parmi les artistes brésiliens celui qui a fait au mieux la transition de l’Art nouveau à l’Art Déco. On peut dire qu’il a fait le parfait mariage des deux.

J. Carlos est, avant tout, un artiste graphique qui compose des œuvres d’art pour l’impression. À aucun moment de son travail il ne s’est dévié pour quelqu’autre compromis avec cette précision nécessaire pour le cliché. Néanmoins, dans ses originaux, on note un achèvement peu commun dans les travaux destinés à l’impression.

Christopher Finch disait que Norman Rockw’ell dessinait les Américains comme ils aimaient se voir. Les scènes parfaites de Rockwell traduisaient le quotidien des gens simples de classe moyenne et de temps en temps des plus riches.

Elles formaient le grand tableau de la société américaine au long de plusieurs décennies du XXe siècle. On peut dire que J. Carlos partageait avec lui cette mentalité bienveillante, ce regard simple sur la réalité de son propre pays. ce regard qui révèle une nature généreuse et sans amertumes (Pl. II, ill. 2).

Aussi le Brésil qu’il nous montre à travers ses dessins est un Brésil avec ses problèmes, des gens simples au budget restreint qui parient à la loterie, et qui se réjouissent au carnaval. Mais sa caricature n’est jamais rancunière, destructive, irréconciliable. Dans tout ce qu’il fait, apparaît toujours son côté d’honnête homme travailleur avec l’espoir d’un Brésil meilleur. J. Carlos fut pour les Brésiliens ce que Rockwell fut pour les Américains. J. Carlos est unique dans les arts graphiques nationaux : l’inégalable qualité de ses scènes brésiliennes compose la synthèse la plus parfaite d’un Brésil joyeux.

Ministério da Cultura Fundaçã Rio de Janeiro, Brasil