Images de la bouche béante…


« Images de la bouche béante dans la caricature française et anglaise pendant la Révolution « , par Barbara Stentz.

La caricature tient une place à part dans les arts visuels. Elle raconte l’histoire à sa manière, sur un mode humoristique et critique. De fait, cette production graphique fournit de précieux renseignements sur les modes de pensée, les mœurs et les représentations collectives d’une époque…

À travers l’image irrévérencieuse de
la bouche ouverte, nous allons tenter de comprendre pourquoi ce qui fut jugé
trivial et à la limite du représentable selon les principes classiques, était en
revanche pleinement exploité par les caricaturistes français et anglais au cours
de la Révolution. Pourquoi certains caricaturistes visaient-ils plus
particulièrement cette partie du visage pour brocarder leurs victimes ? À quoi
faisait-elle traditionnellement référence dans l’imaginaire collectif et de
quels symboles était-elle porteuse ?

Afin de mieux comprendre les effets
et les enjeux de ces caricatures exploitant le motif de la bouche béante, il
convient tout d’abord de rappeler la valeur attribuée à ce signe expressif dans
le contexte artistique de la seconde moitié du 18e siècle. Le
monopole était alors toujours exercé par l’Académie royale de Peinture et de
Sculpture, dont les représentants prônaient un art idéalisé, lisse et d’où toute
forme d’écart aux normes de beauté se trouvait naturellement exclue. En effet,
le danger qui guettait le peintre s’attelant à la figuration des émotions
extrêmes – comme la douleur, la colère ou le désespoir – était l’exagération,
qui conduisait inévitablement à une mimique affectée et à une déformation des
traits. L’image repoussante de visages grimaçants ainsi que l’opposition entre
laideur et beauté constituaient les fondements d’une véritable obsession chez
les commentateurs (1), surtout dans le courant du nouveau classicisme. Aussi les
arguments de Lessing nous intéressent-ils au plus haut point, en particulier à
travers l’assertion suivante : « Une bouche béante est, en peinture, une tache,
en sculpture un creux, qui produisent l’effet le plus choquant du monde (2). »
Pourquoi cette « tache » produirait-elle un effet si désagréable ? En effet, il
ne faut pas minimiser l’effet visuel de ces
« prétendues taches que font ces bouches dans la peinture ». Étienne Falconet,
rappelle à juste titre qu’ « on ne doit pas ignorer que l’art des grands
peintres qui ont fait des bouches ouvertes, a su les garantir de tous les
reproches (3). » Dès la seconde moitié du 15e siècle une multitude de
peintres et de sculpteurs ont traduit cette fascination à travers le rendu
d’émotions extrêmes (4). Les exemples jalonnent l’histoire de l’art, que ce soit
dans l’iconographie de Marsyas écorché, des mères désespérées dans la scène du
massacre des innocents, de la représentation des damnés et des démons, ou encore
de l’allégorie de la colère et de la jalousie (5).
Quoiqu’il en soit,
malgré les nombreuses œuvres où son pouvoir de suggestion est largement
exploité, la bouche ouverte restait étroitement associée à l’idée de bassesse et
d’inconvenance, ne seyant par conséquent qu’aux personnages les plus vils et de
la plus basse condition, tant moralement que physiquement.
Ce principe renvoie ainsi à la
conception antique et hiérarchique du corps humain, où la tête et les pieds
étaient présentés comme les deux pôles respectifs du divin et de l’âme d’une
part et du corps de l’autre (6). La tradition antique établissait une hiérarchie
des signes faciaux qui donnait la primauté aux yeux.
Étant située dans la zone inférieure
du visage, on assimilait par conséquent la bouche à la vulgarité. La
différenciation très marquée entre les parties relevant d’une zone corporelle
honteuse et les autres, nobles et supérieures, a parfaitement été assimilée par
la culture populaire, puis détournée à des fins comiques dans le genre grotesque
au Moyen Age et à la Renaissance (7). La bouche peut également être reliée aux
règles héritées de la civilité édictées notamment par Érasme au sein de la
société des mœurs, règles suivant lesquelles montrer ses dents et ouvrir grand
la bouche était tout simplement indécent.

La caricature se définissant comme
un dessin polémique partisan, sa finalité vise nécessairement à ridiculiser,
choquer, provoquer et stigmatiser une situation ou une personne au moyen d’un
langage visuel percutant. Il semblait donc naturel que pour attaquer leurs
victimes, les caricaturistes se soient emparés du signe de la bouche béante, la
donnant à voir sans ménagement. Sa représentation participe de toute évidence à
l’entreprise de dégradation de l’adversaire et ce, quel que soit le degré de la
charge. Rappelons aussi que la figure de l’ennemi anti-patriote est présentée
soit sous les traits stéréotypés de l’aristocrate – qui englobe l’ensemble de
ceux qui menacent l’équilibre de la nouvelle nation née de la Révolution (le
noble, l’ecclésiastique, l’immigré, l’Anglais…) – soit d’un individu clairement
désigné, érigé en personnage public impliqué dans les événements politiques de
son temps. L’autre donnée indispensable à la compréhension de notre corpus
d’images et de celui de la caricature révolutionnaire en général, réside dans le
recours récurrent au style grotesque ainsi qu’au procédé subversif de
désacralisation (8).
Dans
cette perspective, les parties corporelles les plus basses étaient privilégiées
et elles ont en quelque sorte acquis une vie autonome. La bouche s’inscrit alors
comme le centre optique du visage et, surtout lorsqu’elle s’ouvre de façon
démesurée, c’est sur elle que se condensent les déformations et
l’avilissement.

Figure 1 : Anonyme, Ils ne m’ont laissé que deux chicots,
1790, eau-forte coloriée, BNF.

La verve caricaturale est apparue
dans la production graphique patriote à l’automne 1789, avec le dessin
anticlérical. L’un des sujets en vogue au début des années 1790 traite de la
dégénération physique du corps ecclésiastique, bien heureusement soignée par une
ribambelle d’artisans et de médecins qui s’appliquent à le remettre au niveau de
la nouvelle société égalitaire (9). Pour les graveurs, la nationalisation des
biens du clergé fut l’occasion parfaite de signifier cette inadéquation, au
moyen de thèmes anticléricaux anciens remis au goût du jour sous une forme
politisée (10). Parmi ces « artisans patriotes », on compte les dentistes, dont
la tâche consiste à extraire les dents trop longues des clercs, soit,
métaphoriquement, les biens engrangés sur le dos du tiers état. Pensons à cette
effigie en médaillon [Fig. 1] qui se moque d’un ecclésiastique geignant,
bouche béante pour exhiber les deux seuls « chicots » rescapés. Le profil hideux
prête à rire en raison de la forme du nez et surtout de l’ouverture
disproportionnée de la bouche.

Figure 2 : Anonyme, La Coupe des Bois, 1790, eau-forte
coloriée, Carnavalet.

Il existe d’autres corps de métiers
surprenants issus de l’imaginaire révolutionnaire. À force de vivre de biens
accumulés injustement, le corps des ecclésiastiques a muté dans des proportions
monstrueuses. La dégénérescence physique se manifeste diversement, comme par la
croissance de bois sur leur crâne, les transformant en êtres hybrides mi-humains
mi-cerfs. Les retirer nécessite une intervention chirurgicale des plus frustes.
La Coupe des bois [Fig. 2]
se présente comme une scène burlesque où un moine est retenu de force, renversé
à terre, pendant qu’un patriote armé d’une scie et accroupi sur lui, coupe les
protubérances. Le moine, en proie à la douleur, crie sans pouvoir se défendre.
L’ensemble des muscles faciaux sont contractés dans une drôle de moue
convergeant vers la bouche.

Figure 3 : Anonyme, Oh, oh, oh mon cousin comme diable vous
voila
, 1790, eau-forte coloriée, Carnavalet.

Sur le même thème, une autre estampe
[Fig. 3] montre le moine débarrassé de ses excroissances malsaines comme
en témoigne le petit tas de bois amoncelés au premier plan. Son comportement est
proche de celui d’un enfant, comme s’il était resté bloqué au stade inférieur de
développement. Associé à la figure populaire de Jean qui pleure, il est
représenté de face, bras le long du corps et visage figé dans ce trou béant d’où
émanent ses lamentations.
Si les exagérations du visage
grotesque se cristallisent sur la bouche, on pourrait dire que tout le reste,
pour reprendre les termes de Mikhaïl Bakhtine, ne sert qu’à l’encadrer. Il faut
comprendre par là que lorsque la bouche fait l’objet d’une telle déformation,
elle semble littéralement s’étendre et se muer en une gueule béante prête à tout
ingérer (11). Comme si elle symbolisait à elle seule le danger inhérent à
l’ennemi redoutable, celui qui est capable d’engloutir le monde entier.

En outre, dans les deux
dernières eaux-fortes, les moines laissent découvrir leurs dents, ce qui,
traditionnellement, dénotait un comportement bas et vulgaire.


 

Figure 4 : Anonyme, Faut-il donc que je prononce le serment !
Autant vaudrait recevoir la mort
, 1790, eau-forte coloriée,
Carnavalet.

L’œuvre suivante [Fig. 4] reprend le procédé de
l’infantilisation de l’ennemi aristocrate. Le cadrage sur le buste permet de
centrer l’intérêt sur l’expression faciale. Ce choix met ainsi en valeur
l’attitude du personnage, qui s’apparente à celle d’un enfant capricieux,
puisqu’il rechigne à prêter serment : il pleure à chaudes larmes et sa main
droite couvre ses yeux. Le serment se rapportant à la parole, la charge se
reporte sans surprise sur la bouche, dont l’ouverture démesurée, plutôt que de
former un cercle, comme on le voit le plus souvent, prend ici un aspect
irrégulier et mouvant qui accentue le ridicule de ses épanchements. Le regard du
spectateur ne peut échapper à cette outrageante béance : sa fonction consiste
ici à souligner le décalage entre le comportement qui lui sied selon les
conventions de la Haute Société et ce débordement de pleurs. La volonté du
caricaturiste revenait donc à donner au visage de l’aristocrate une apparence
diamétralement opposée à celle qui devait être la sienne. En outre, on assiste à
une inversion des rôles : les rictus, a priori dévolus au bas peuple,
stigmatisaient désormais le noble ou l’ecclésiastique comme mauvais citoyens. En
d’autres termes, au lieu de se maîtriser comme il était supposé le faire, ou
d’être dépeint sous les traits de l’homme méprisant et hautain que l’on
rencontre dans des caricatures contemporaines, il s’est transformé en une
créature grotesque dans son incapacité à se contenir. La bouche béante participe à l’évidence au
dévoilement du corps éminemment monstrueux et malsain du contre-révolutionnaire.
Ce dernier va en effet à l’encontre de l’idéal physique et moral établi par sa
caste à travers les règles de convenance et de modération, mais aussi de celui
qui a été fondé par les patriotes épris de néo-stoïcisme.

Figure 5 : Anonyme, Fameux Combat de Jean-Bart, le Père Duchêne
et le compère Mathieu contre trois aristocrates ; ou les Gueules cassées
,
1790, eau-forte coloriée, Carnavalet.

Dans le Fameux combat de Jean Bart [Fig. 5], c’est encore une fois la
figure de l’aristocrate qui se trouve brocardée. Le père Duchesne, figure
populaire du patriotisme, Jean Bart, un célèbre marin du 17e siècle
ressuscité par la Révolution pour incarner l’image de l’intrépide défenseur de
la patrie et, enfin, le personnage fictif du compère Mathieu, secouent fortement
le clergé. L’un de ses représentants tombe à terre dans une attitude burlesque
et il hurle, dents apparentes. La composition reprend les conventions du combat
psychomachique en opposant les bons patriotes aux méchants
contre-révolutionnaires. Comme dans la Coupe des Bois, on remarque ce
mouvement vers le bas propre à l’imagerie burlesque dans les bagarres et
l’échange de coups, des situations où les corps sont renversés et chutent.
Rabaisser consiste à détrôner et anéantir – physiquement, moralement et
matériellement – toute personne liée à l’Ancien régime en la ramenant justement
à ce qui est bas et terrestre : la secouer fortement, lui extirper des dents
trop longues, lui couper les bois sont autant d’interventions brutales,
d’opérations de dressage qui confèrent aux caricaturistes un pouvoir de
subordination de l’ennemi. À cette fin, les caricaturistes le dépeignent
terrorisé et atteint dans son intégrité physique au point qu’il n’est plus
capable que de réflexes purement instinctifs, comme de crier ou de pleurer sans
retenue. En effet, le cri est ce qui engloutit le visage, mais il expulse aussi
toute la terreur de l’homme, incarnant ainsi ses peurs ancestrales. Dans
l’imaginaire révolutionnaire, la mise en valeur de la bouche béante parfois
dentée, permettait, au moins symboliquement, de surmonter les anciennes peurs et
de neutraliser l’ennemi en l’infantilisant ou en le terrassant
physiquement.


Figure 6 : Thomas
Rowlandson ?, The Contrast 1793,
1793, eau-forte coloriée, British Museum.

 

Les visages rendus grimaçant à des
fins conjuratoires suscitent tout à la fois le dégoût et le rire. Cette
ambivalence ainsi que le coup de projecteur mis sur la tête figée dans un cri ne
sont pas sans rappeler la figure de Méduse. Tout à la fois terrifiante et
fascinante, elle acquit au fil des siècles une fonction apotropaïque par
l’intermédiaire de son regard et de son cri. L’attrait suscité par la célèbre
Gorgone se vérifie par les citations formelles qui en sont faites dans certaines
œuvres, à l’exemple du Contraste [Fig. 6], publié à Londres. Une vieille
femme monstrueuse à tête de Méduse incarnant pour l’artiste la liberté à la
française, tient dans sa main droite un trident surmonté de la tête coupée d’un
homme hurlant. Neil Hertz a non seulement fait remarquer l’allusion à Méduse
dans cette gravure, mais il a aussi noté que cette dernière semble y usurper la
pose du Persée de Cellini (bronze
conservé à la loge des Lanzi, Florence) : c’est elle qui brandit la tête
tranchée, la sienne étant bien campée sur les épaules (12). La référence à
Méduse apparaissant volontiers dans les périodes les plus troubles de l’histoire
(13), ce n’est donc pas un hasard si on la retrouve au cours de la Révolution et
encore moins si elle provient d’Outre-Manche. En effet, là-bas, l’image de la
décapitation avait plus particulièrement frappé les esprits (14).

Figure 7 : Anonyme, La Dernière Assemblée papale,
1798, eau-forte coloriée, Carnavalet.

À côté des personnages archétypaux
inventés par les révolutionnaires, une seconde catégorie d’œuvres s’attache à
déformer le visage de personnages publics au travers d’attaques individuelles.
La Dernière Assemblée
papale [Fig. 7] est une
œuvre remarquable dans le rendu des expressions, qui, sur le plan stylistique,
s’approche de la caricature anglaise. Cette parodie d’une grande force met en
scène les plus éminents représentants de l’Église catholique lors de l’annonce
de la proclamation de la République romaine. Alors qu’un an plus tôt, en février
1797, Napoléon Bonaparte avait obligé le pape à signer le traité de Tolentino,
Rome est à présent occupée, obligeant Pie VI et sa cour à quitter la capitale.
Le pape et ses cardinaux se laissent aller aux plus basses manifestations de
leur désespoir, allant des sanglots incessants – ils pleurent « comme des
fontaines » selon la chanson sous l’estampe –, aux gémissements, en passant par
le détail grossier de la morve coulant du nez. Plusieurs cardinaux attirent
notre attention en exprimant leur anéantissement au moyen d’une bouche ouverte
dont les coins tirent piteusement vers le bas. Son dessin passe presque pour une
parodie grotesque de certaines têtes d’expression de Charles Le Brun imitant la
douleur (15). Le caricaturiste ne se contente pas de se moquer du haut clergé,
il parvient à le rabaisser et à détrôner avec verve l’autorité et le pouvoir
papal.

Figure 8 :
Anonyme, Avec de la patience on vient à bout de tout, 1792, eau-forte
coloriée, BNF.

La bouche bée
étant reliée à la zone inférieure du visage, elle incarne aussi, inévitablement,
l’ouverture qui conduit aux organes physiques les plus prosaïques à travers ses
activités les plus triviales – manger, dévorer, vomir, bailler ou encore
hoqueter. Son rôle majeur parmi les signes expressifs et la valeur dégradante
qu’elle revêt tirent leur origine des fêtes carnavalesques et de l’imagerie
satirique, ainsi que du détournement de certains thèmes religieux à des fins
polémiques. De nombreuses caricatures condensent de manière significative ces
diverses sources
[Fig. 8]. Le vicomte de Mirabeau, frère du
prestigieux orateur, Duval d’Éprémesnil et l’abbé Maury y sont tourmentés par
les démons, réprimandés et châtiés par les citoyens patriotes. Ils furent sans
doute les personnages les plus vilipendés (sur le mode licencieux, grotesque ou
parodique), au cours des années 1789 et 1790 (16). Le message se veut violent et
menaçant, comme en témoigne la présence des lanternes au-dessus de leur tête. La
raillerie, toujours dans le registre du rabaissement et du renversement des
rôles, est suggérée par leur position agenouillée devant les patriotes et la
peur que trahit leur visage. L’iconographie d’inspiration carnavalesque évoque
encore une fois l’idée selon laquelle la terreur a désormais quitté le corps du
peuple (c’est le temps passé) pour investir celui des anciens ordres privilégiés
(le temps présent).


Figure 9 : Anonyme, Jugement en dernier ressort de
l’Aristocratie aux enfers ou l’on y remarque les principaux monstres
, 1791,
eau-forte coloriée, Carnavalet.

La présence des diablotins laisse
présager la scène qui suit, celle du Jugement en dernier ressort de
l’Aristocratie aux enfers ou l’on y remarque les principaux monstres
[Fig. 9]. On y voit Maury et ses
comparses se débattant dans les flammes des Enfers, soit une parodie du thème
des Écritures. Tout ce qui est critiqué, rejeté et voué à la disparition est
réuni en Enfer. La face hurlante de certains ecclésiastiques émerge des flammes,
de sorte qu’elle apparaît comme la seule partie visible du corps. Elle est
traitée à la manière des mascarons apotropaïques et autres têtes sculptées
monstrueuses peuplant les églises médiévales. On pense aussi aux hurlements des
damnés dans leur chute ou encore au Léviathan, gueule grande ouverte pour
engloutir les âmes. Le titre se réfère d’ailleurs explicitement à l’idée du
corps monstrueux de l’adversaire, en parfaite adéquation avec ses mauvaises
intentions et son comportement nuisible. L’idée de la correspondance entre
l’intériorité cachée et l’extériorité manifeste d’un individu renvoie aux
principes physiognomoniques qui s’attachent à dévoiler ce qui échappe au regard
(17). C’est en effet la mission que se sont donnée les caricaturistes patriotes.
Le recours au registre burlesque permet de marquer à la surface du corps les
déviances et les tares dont est frappé l’ennemi.

Figure 10 : Anonyme, L’abbé M… chassé des Enfers, v.
1790-91, eau-forte coloriée, Carnavalet.

 

L’abbé M… chassé des
Enfers
[Fig.
10]
se concentre plus particulièrement sur l’abbé Maury. Des diablotins le
chassent des Enfers en crachant du feu, tandis que deux prêtres gesticulent
désespérément. C’est sur eux que se porte la marque de la bouche exagérément
ouverte, celle-ci formant un gros « O ». Maury est quant à lui chauve et nu, son
col ecclésiastique lui servant de pagne. Rappelons qu’il était le défenseur le
plus acharné des privilèges du clergé, d’où le succès de ce thème associant le
mauvais ecclésiastique et les puissances du mal chez les pamphlétaires et les
caricaturistes. Et lorsque, en novembre 1789, les biens du clergé furent
nationalisés, Maury fut symboliquement anéanti ou plus précisément,
graphiquement brûlé. Le contenu latent fourni par l’image de l’ennemi flambant
aux Enfers est construit sur la même base ambivalente que l’iconographie du
temps passé et du temps présent, très prisée au début de la Révolution. Il
impose l’idée que le mal issu de l’Ancien Régime est terrassé et définitivement
vaincu. Cela paraît d’autant plus probant que la scène s’inscrit dans une
atmosphère carnavalesque évoquant la fonction cathartique originelle de cette
fête populaire. L’image des flammes régénératrices, par exemple, rappelle le feu
du carnaval, dont la propriété était de brûler et de rénover un passé effrayant.
Il convient de rappeler que cette vision est également frappée du sceau des
« pastorales de la peur », ces discours diffusés par l’Église et dont les codes
et les thèmes visaient à exploiter des angoisses archaïques, comme celle de la
damnation ou des Enfers (18). De même, le mouvement de rabaissement opéré par la
chute aux Enfers emprunte à ce double répertoire, à la fois populaire et sacré,
que les caricaturistes se sont réappropriés pour conjurer le mal incarné par la
figure de l’aristocrate. Tous ces symboles évocateurs signifient que le glas a
sonné, mettant fin à l’ère de la domination des ordres privilégiés. La fonction
libératrice est étroitement liée au statut du genre de la caricature. Elle
échappe aux normes et constitue de ce fait un moyen détourné de satisfaire
certains désirs d’agressivité irréalisables dans la vie sociale.

Figure 11 : Thomas
Rowlandson, The Grand Monarck discovered
in a pot de chamber. Or the royal fugitives turning tail
, 1791, eau-forte
coloriée, British Museum.

À côté de la représentation des
Enfers ou du corps dégénéré des aristocrates, l’image de la bouche béante
pouvait servir des discours plus virulents encore à propos de la Révolution et
de ses protagonistes. En témoignent les caricatures politiques anglaises qui,
jusqu’à la chute de Napoléon, ont joué un rôle de propagande tout à fait
décisif. Ce corpus fournit un bon indicateur de l’intérêt de l’Angleterre pour
les événements révolutionnaires et de la manière dont ils furent commentés et
transposés graphiquement avec une grande rapidité (19). La caricature anglaise
et ses principaux représentants de la fin du siècle – James Gillray, Thomas
Rowlandson et Isaac Cruikshank – se caractérisent par leur critique violente et
acerbe de la vie politique. Plus encore que dans la caricature révolutionnaire
française, leurs œuvres visent souvent quelqu’un en particulier. Après l’épisode
de la fuite de Varennes, interprété par les propagandistes français comme une
infâme trahison, la famille royale fut définitivement discréditée puis
violemment raillée dans les caricatures. Néanmoins, l’image négative qu’elle
véhiculait désormais ne fut pas le seul fait des patriotes français : en effet,
l’événement fut également brocardé par les Anglais et Thomas Rowlandson en a
donné sa propre interprétation [Fig. 11]. On y voit les fugitifs stoppés
dans leur course par Jean-Baptiste Drouet, qui est à cheval. Le valet se tenant
derrière la voiture lance de façon prémonitoire : « Je sens très fort la
lanterne ». Devant lui, Louis XVI, Marie-Antoinette et le dauphin sont
littéralement épouvantés et montrent tous les signes d’un désespoir outré,
larmoyant et vulgaire. L’image témoigne avec éloquence de l’absence de sympathie
des Anglais pour la famille royale de France.

Figure 12 : James Gillray,
Louis XVI taking leave of his wife and
family
, 1793, eau-forte coloriée, Carnavalet.

Louis XVI et ses proches ont été la
cible de moqueries acerbes et ce jusque dans l’évocation de ce moment intime et
dramatique des adieux précédant l’exécution du roi. Gillray fut le plus virulent
des caricaturistes politiques de l’époque, comme on le voit dans Louis XVI prenant congé de sa femme et de sa
famille
[Fig. 12]. Cette charge violente contre le pouvoir royal
parodie le tableau, largement diffusé par la gravure, de Charles Bénazech,
Adieux de Louis XVI à sa famille au Temple où le moment fatidique est
traité sur un mode sérieux et émouvant, inspiré par le récit de l’abbé Edgeworth
de Firmont. Avec Gillray, en revanche, les attitudes empreintes de dignité et de
noblesse font place à la vulgarité et aux épanchements. Il retranscrit avec
cruauté la douleur de la famille royale, rendue tout à fait grotesque par les
pleurs abondants et les bouches entrouvertes et affaissées. Ces charges ne
ménagent aucun membre de la famille, pas même les enfants : malgré leur
affliction, ils ne suscitent pas la compassion et restent conformes à leur
mauvaise réputation entretenue par les libelles et les pamphlets. Mais tout en
s’en prenant à la famille royale, la véhémence de la caricature de Gillray porte
aussi sur la brutalité des révolutionnaires militants, si bien qu’elle traduit
finalement le profond sentiment anti-français de l’artiste. Enfin, un autre
détail indique que l’Église catholique est également tournée en dérision et
discréditée suivant une opinion alors partagée par un grand nombre d’Anglais
pour qui, cette religion relevait du fanatisme. On observera en effet les
déformations dont fait l’objet le Christ du crucifix blasphématoire brandi à
gauche. Son corps se tort tandis que son profil monstrueux donne à voir sa
bouche ouverte.

Figure 13 : Isaac
Cruikshank, A Second Jean d’Arc or the
Assassination of Marat by Charlotte Cordé of Caen in Normandy on Sunday July
14/1793
, 1793, eau-forte coloriée, British Museum.

La satire graphique britannique
montre un intérêt aigu pour les épisodes morbides, sanglants et effrayants (20),
à l’exemple de la mort de Marat, dont nous allons étudier deux caricatures. Leur
point commun réside dans un traitement fantaisiste de l’événement, ce qui
s’explique par le manque d’informations et une ignorance palliée par des
éléments purement imaginaires que les artistes orientaient selon leurs idées et
leurs goûts, quitte à commettre des erreurs d’interprétation tout à fait
déterminantes pour la structure de leurs œuvres (21). Le thème de la mort de
Marat leur a ainsi permis de donner leur propre version de l’événement en lui
donnant une coloration nettement satirique. Il en découle une remarquable
inversion des rôles des protagonistes : en dépit du sujet traité, tout est fait
pour que la sympathie du spectateur se porte vers la meurtrière plutôt que vers
la victime. Si le visage et le corps de Marat portent bien la marque des coups
de couteau de Charlotte Corday, le regard du spectateur est inévitablement
attiré par le point focal constitué par la bouche béante et risible. La
caricature d’Isaac Cruikshank illustre parfaitement cela [Fig. 13]. La
meurtrière est présentée en héroïne sauvant la nation française, allant jusqu’à
être comparée à Jeanne d’Arc, tandis que Marat est changé en personnage
grotesque et fortement enlaidi. Ce défoulement sur le corps du député montagnard
reflète la répulsion de Cruikshank à son égard et, par extension, celle de
l’opinion anglaise à l’encontre du radicalisme révolutionnaire français. La
laideur physique signifie la laideur morale et les déformations corporelles
signalent la dangerosité.

Figure 14 : Richard
Newton, The Assassination of Marat by
Charlotte Corde, July 14 1793
, 1793, eau-forte coloriée, British
Museum.

Comme Cruikshank, Richard Newton [Fig. 14] présente Charlotte Corday
sous des dehors attrayants. Son geste criminel inspire beaucoup moins d’effroi
que d’admiration pour le courage dont elle fait preuve. À l’inverse le portrait
qu’il brosse de Marat n’est guère reluisant. Sa douleur le transforme en un être
d’une laideur inouïe, marquée par des gestes et des expressions grotesques, dont
la drôlerie est renforcée par l’image du sang projeté vers le haut, tel un
animal à l’abattoir. Il n’est aucunement épargné, même lors de son agonie, tant
sa gestuelle vise à le ridiculiser et sa bouche démesurément ouverte à déformer
son visage. L’acte de cruauté se retourne par conséquent doublement contre
Marat, à la fois par le coup qui lui est porté et par la charge considérable
dont il fait l’objet. Newton et Cruikshank parviennent finalement à justifier un
meurtre dans le cas où il permet d’éliminer un dangereux tyran. À travers un
dessin d’une incontestable efficacité, les trois artistes expriment leur colère,
voire la haine éprouvée à l’égard de la figure du Français en général, selon des
stéréotypes fixés et diffusés tout au long du 18e siècle par la
gravure satirique anglaise, puis renouvelés dans les années 1791-92 (22). La
catharsis est rendue possible par la mise en scène cruelle de la douleur de cet
ennemi et une transgression esthétique poussée à son point d’orgue où les
déformations, dont celle de la bouche, revêtent une grande importance. Il s’agit
donc toujours de conjurer le mal en se vengeant et en faisant subir un châtiment
graphique au personnage visé – n’oublions pas que la caricature a parfois été
rapportée à la pratique de l’envoûtement et de l’ensorcellement (23).

Si l’image de la bouche béante a une
portée symbolique déjà ancienne, la caricature politique de l’extrême fin du
18e siècle a su réemployer ce motif expressif à des fins de
propagande, contribuant à établir des types physiques de l’ennemi en
correspondance à sa laideur morale et à sa bestialité, dans tous les sens du
terme. Sa représentation suggère des permutations polysémiques entre le « haut »
et « bas », mais également une conjuration de la peur vaincue par le rire, au
moyen du rabaissement et de la démystification des symboles liés au pouvoir
politique. Ce qui ressort de ces quelques exemples de bouches criantes est à
mettre en relation avec toutes les théories qui visent à décoder et interpréter
les signes des débordements du corps, ceux de la mimique en particulier, censés
permettre de démasquer et de dénoncer l’ennemi, comme le faisaient aussi les
vêtements, avant que la fin des lois somptuaires ne vienne brouiller les vieux
repères.

Barbara Stentz, 2009

 

 

NOTES :

(1) En France, on peut notamment citer Diderot critique d’art dans ses Salons, Paris, Folio, 2008 (Salons de 1759 à 1781. Édition établie par Michel Delon) ; l’académicien, théoricien et peintre Claude-Henri Watelet dans son article « Grimace » du Dictionnaire des arts de peinture, sculpture et gravure, Paris, Prault, vol. 2, 1792 ; à l’étranger, certains écrits ont fait date sur le sujet, comme ceux de l’archéologue allemand Johann Joachim Winckelmann, en particulier ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1991 (1755) ou encore le célèbre ouvrage de l’écrivain Gotthold E. Lessing, Laocoon : suivi de Lettres concernant l’Antiquité : et Comment les anciens représentaient la mort, Paris, Hermann, 1964 (1766).

(2) Gotthold E. Lessing, Ibid., p. 51.

(3) Étienne Falconet, « Sur une opinion de Mr. Lessing » in Œuvres d’Étienne Falconet, statuaire contenant plusieurs écrits relatifs aux beaux-arts, dont quelques uns ont déjà paru, mais fautifs : d’autres sont nouveaux…, Lausanne, Société Typographique, 1781, p. 272.

(4) Nadeije Laneyrie-Dagen, L’invention du corps. La représentation de l’homme du Moyen Âge à la fin du 19e siècle, Paris, Flammarion, 2006, p. 69-70.

(5) On peut notamment citer l’Apollon et Marsyas de Jusepe de Ribera (1637, Bruxelles, Musées Royaux d’art et d’histoire), la Tête de Méduse du Caravage (1598, Florence, Gallerie des Offices), L’Âme Damnée de Balthasar Permoser (1715, marbre conservé à Leipzig, Museum der bildenden Künste), Le Massacre des Innocents de Nicolas Poussin (v. 1628-29, Chantilly, musée Condé) ou encore le célèbre Cri d’Edvard Munch (1893, Oslo, Nasjonalgalleriet).

(6) Sur les conceptions traditionnelles de la hiérarchie du corps, voir Laurent Baridon & Martial Guédron, Corps et arts. Physionomies et physiologies dans les arts visuels, Paris, 1998, p. 38-41.

(7) Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

(8) Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1988, p. 40-45.

(9) Ibid., p. 94.

(10) Les caricaturistes se sont également inspirés de thèmes prisés des peintres de genre dans le domaine médical, comme la saignée ou le lavement, des opérations dont les instruments – la lancette et le clystère – étaient parfois détournés à des fins comiques. En outre, la scène parodique et humoristique de l’arracheur de dents qui s’acharne sur un patient criant de douleur, était particulièrement appréciée des artistes hollandais et flamands du 17e siècle. Ce motif connut un immense succès puisqu’on le retrouve dans les arts visuels jusqu’au début du 20e siècle, notamment en France (Cf. Armelle et Pierre Baron, L’art dentaire à travers la peinture, Courbevoie Paris, ACR éd.-Vilo, 1986). La caractéristique de la caricature patriote réside par conséquent dans le réemploi de ces thèmes traditionnels médicaux qu’on dotait d’un message politique : dans le contexte révolutionnaire, les médicastres et autres charlatans médecins se sont convertis en spécialistes dont l’entreprise est salutaire pour la nation.

(11) Mikhaïl Bakhtine, op. cit., p. 315.

(12) Neil Hertz, « Medusa’s head » in The End of the Line : Essays on Psychoanalysis and the sublime, New York, Columbia University Press, 1985, p. 161-162.

(13) Jean Clair, Méduse. Contribution à une anthropologie des arts du visuel, Paris, Gallimard, 1989, p. 29-30.

(14) Ronald Paulson, « La tête tranchée. Les répercussions de la caricature révolutionnaire française en Angleterre » in Politique et polémique. La caricature française et la Révolution, 1789-1799, Los Angeles/Paris, Université de Californie/Bibliothèque Nationale, 1988-89, p. 57-68 (Los Angeles, Grunwald Center for the graphic Arts, 1988).

(15) Voir les dessins de Charles Le Brun conservés au Département des Arts Graphiques du Louvre, notamment INV 28347 et INV 28348.

(16) Antoine de Baecque, op. cit., p. 167.

(17) Jean-Jacques Courtine & Claudine Haroche, Histoire du visage. Exprimer et taire ses émotions (16e-début 19e siècle, Paris, Payot et Rivages, 2007 (1988), p. 34 et suivantes.

(18) Voir Jean Delumeau, La Peur en Occident (XIVe- XVIIIe siècles) : une cité assiégée, Paris, Fayard, 1978.

(19) Michel Jouve, « L’image de la Révolution dans la caricature anglaise (stéréotypes et archétypes) » in Les images de la Révolution française, Paris, Sorbonne, 25-26-27 octobre 1985, p. 185-192 (Publications de la Sorbonne, 1988), p. 186.

(20) Pascal Dupuy, « Promis’d Horrors: la mort dans la caricature contre-révolutionnaire anglaise (1789-1799) in Sociétés et Représentations, 2000/2, n° 10, p. 125.

(21) Michel Jouve, L’Âge d’or de la caricature anglaise, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1983, p. 121.

(22) Pascal Dupuy, Face à la Révolution et l’Empire : Caricatures anglaises (1789-1815). Collections du musée Carnavalet, Paris, Paris-Musées, 2008, p. 65.

(23) Ernst Kris, Psychanalyse de l’art, Paris, Presses Universitaires de France, 1978, p. 219-220.