Portrait expressioniste et caricature par Klaus-Peter Speidel – Le rôle réaliste de la distorsion
Klaus-Peter SPEIDEL
Article paru dans Ridiculosa n° 14 « Caricature(s) et modernité(s) »
La tentation de relier certaines œuvres de l’art moderne à la caricature est grande. Au moins deux historiens de l’art – et non les moindres – n’y ont pas résisté : Werner Hofmann et Ernst Gombrich. Toutefois le rapprochement qu’ils opèrent n’est développé nulle part. Dans cet article analytique, qui se veut plus programmatique qu’exhaustif, j’essaierai d’élucider la pertinence et la portée de ce rapprochement. A partir de quelques éléments de définition et de la structure de l’activité figurative dans les domaines de la caricature et du portrait moderne, je tenterai de déterminer si la ressemblance de surface pointe vers un lien profond entre portrait caricatural et portrait artistique moderne. Si tel est le cas, alors la caricature joue sans doute un rôle clé dans l’avènement de l’art moderne.
J’essaierai de montrer que le lien entre art moderne et caricature est non seulement formel, mais que les peintres de portraits expressionnistes partagent des objectifs réalistes que l’on remarque déjà chez les premiers caricaturistes. Je montrerai que la « déformation » ou « distorsion » que l’on observe chez les uns et chez les autres est un écart par rapport aux normes de la peinture naturaliste, mais au service du réalisme [1] : la déformation de surface permet de rendre compte d’une réalité qui est moins apparente. Je crois que l’aspiration réaliste suffit pour expliquer le cheminement vers la caricature. On n’a pas besoin de faire appel à la beauté idéale comme l’autre qui serait nécessaire pour « l’invention » de la caricature.
Parenté de forme ou de sujets ?
Une des réévaluations les plus importantes de la caricature a probablement eu lieu avec l’art moderne au 19 ième siècle. Selon Werner Hofmann, la caricature cesse alors d’être anti-art et une caricature peut désormais être considérée comme une œuvre d’art à part entière. Des procédés traditionnellement liés à la caricature deviennent des procédés artistiques : « Alors que le beau tombait de son piédestal dominant, l’heure de la revalorisation de la caricature pouvait sonner. C’est ce qui arriva à la fin du 19 ième siècle. Et comme on avait établi peu auparavant une correspondance entre les premières formes de l’art et la caricature, on en établissait désormais une avec l’une des formes d’art les plus récentes, l’expressionnisme. Comme le laid n’était plus considéré comme répugnant, mais comme expressif, on proclamait doublement la caricature comme précurseur : tandis que le grand art s’était intéressé à la représentation d’un contenu sublime, la caricature avait parcouru les zones du commun, du laid et du caractéristique ; de plus, son écriture qui tend vers l’abstrait, l’alambiqué et le chiffre linéaire, avait préparé la voie de cette nouvelle tendance plastique qui assignait à l’art la tâche de transcrire la réalité en signes formels » [2] .
Hofmann relève plus qu’une parenté formelle. Selon lui, les artistes modernes retiennent trois aspects de la caricature : le choix du sujet, l’appréciation du laid, et, enfin, un certain traitement formel. Pour l’historien de l’art (qui défend également l’idée que l’idéal du beau est nécessaire pour l’invention de la caricature), la réévaluation de la caricature est essentiellement liée à l’abandon de la beauté idéale.
Mais s’il est incontestable que le beau classique n’est plus un idéal que les artistes les plus progressistes du 19 ième siècle veulent atteindre, je crois que Hofmann fait un raccourci grossier lorsqu’il dit que les artistes considèrent désormais le laid comme expressif. Les déplacements sont plus complexes. Certes, l’expression prend une place essentielle dans l’art et il est important de noter que tout artiste n’aspire plus à cet idéal classique du beau qui a dominé les siècles précédents. Et il n’est pas impossible que certains artistes veuillent choquer pour montrer leur indépendance par rapport à l’idéal du beau. Mais ce n’est pas pour autant que le laid devient un nouvel idéal [3] .
La question de la laideur
L’un des grands problèmes du texte de Hofmann est effectivement la place qu’il assigne à la laideur (comme autre du beau idéal). Il devient presque plaintif : « N’est-ce pas plutôt que l’art moderne nous a rendu insensibles aux tensions élémentaires entre le beau et le laid, et que nous en avons rendu esthétiquement inoffensif ce qui est laid, admettant dans notre zèle de découvreur qu’à notre siècle «tout est permis» (Kandinsky) ? » [4] Lorsqu’il parle de « ce qui est laid », Hofmann semble oublier la relativité de la laideur. Quelque chose est laid uniquement par rapport à un idéal esthétique [5] . Certains éléments de cet idéal peuvent, certes, être partagés assez largement par des sujets de différentes époques et cultures, mais l’histoire et l’ethnologie tendent plutôt à montrer leur variabilité [6] . Il me semble que nous avons gagné plus que nous n’avons perdu lorsque nous avons abandonné l’idée traditionnelle du beau. Cet abandon ne correspond pas à celui du beau tout court, mais constitue bien plutôt un élargissement de la notion, car lorsque l’art devient consciemment expressionniste [7] , ce n’est pas la volonté de « faire laid » qui remplace celle de « faire beau ». Ce qui devient alors essentiel est la prépondérance de l’« expression » [8] . Déplorer que l’art tend désormais vers le laid, comme le fait Hofmann, c’est rester pris dans le paradigme antérieur, c’est évaluer les productions de l’art moderne avec les normes de l’art classique. Or, Gombrich commente très justement une œuvre expressionniste ainsi : « Un tel ouvrage est-il laid, est-il beau ? La question est aussi hors de propos que dans le cas de Rembrandt, de Grünewald ou de ces œuvres médiévales que les expressionnistes appréciaient par-dessus tout. » [9]
Le grand pas en avant de l’art moderne expressionniste n’est pas le remplacement du beau par le laid – considéré comme expressif. L’approche expressionniste permet de regarder des œuvres d’art sans poser la question de savoir si elles sont belles (selon les normes du goût classique). L’appréciation d’œuvres qui ne correspondent pas à ces normes en fonction d’autres qualités devient alors possible, je pense en particulier aux qualités expressives. Cette réévaluation va de pair avec la redécouverte des moyens figuratifs mis en œuvre par certains artistes du Moyen Age, certains peintres de la Renaissance dans les pays du Nord et d’autres artistes qu’on appelait encore « primitifs » il y a quelques années. L’intérêt pour les moyens de la caricature s’inscrit dans la même quête [10] .
Et si Hofmann a raison de souligner que les sujets retenus par les artistes sont un élément distinctif de l’art moderne, je ne suis pas certain que la caricature ait joué un rôle essentiel dans ce choix. On connaît effectivement plusieurs exemples d’artistes au 19 ième siècle descendant dans la rue (Manet, Toulouse-Lautrec) ou dans les campagnes pauvres (Courbet, Van Gogh). Mais le choix du sujet n’est pas réellement un élément distinctif de la caricature. Les rois n’ont-ils pas été ciblés plus fréquemment que les prostituées ? Et les petites gens n’ont-elles pas commencé à avoir une place en littérature dès le 18 ième ? Les artistes ne représentent nullement « le commun » parce qu’il est laid (comme le suggère Hofmann), mais parce qu’il constitue l’une des facettes de la réalité. Et lorsqu’on lit Le Spleen de Paris de Baudelaire ou les lettres qu’envoie Van Gogh à son frère, on finit par se rendre compte que ce n’est pas parce que l’idéal classique du beau n’est plus le mètre étalon de toute œuvre d’art que le beau a cessé d’intéresser les artistes. Tandis que Baudelaire est sensible à la noblesse d’une fille de village ou à la dignité d’une famille pauvre devant un café, Cézanne ou Degas figurent la beauté d’une repasseuse et Van Gogh celle des paysans qui travaillent aux champs.
Tout compte fait, il est peu probable que l’influence de la caricature sur l’art moderne se soit manifestée par le choix du sujet ou par un prétendu « goût pour le laid ».
Notons en passant que nous tenons là un premier élément de distinction entre un usage artistique de la déformation et l’usage qu’en fait la caricature. Les caricaturistes ont souvent visé l’enlaidissement d’une personne ou d’un type de personnes pour une fin politique (« le juif » dans la caricature nazie, le roi de France dans la caricature anglaise etc.). Et on peut peut-être dire qu’il s’agit là d’une intention qui peut être légitime pour un caricaturiste. Au contraire, on peut vraisemblablement dire que l’intention d’enlaidir son modèle par un dessin figuratif ne relève pas d’une intention artistique. Si un artiste a cette intention, elle n’importe pas pour la définition de son activité comme activité artistique (elle est semblable à celle de vendre son dessin le plus cher possible ou celle de faire plaisir à sa maman) [11] .
L’affiliation formelle entre caricature et art expressionniste – second élément du rapprochement opéré par Hofmann – est bien mieux justifiée et plus importante que les éléments esthétiques et le choix du sujet [12] . Aujourd’hui, à une époque où les lecteurs des revues scientifiques ont, pour la plupart, accepté l’idée que tout peut être le sujet d’une œuvre d’art, le « style caricatural » de certains tableaux expressionnistes, notamment du début du 20 ième siècle, surprend encore. Nous allons donc nous interroger sur les parentés formelles.
Le style de la Nouvelle Objectivité (dont Otto Dix est l’un des représentants) reste visiblement proche de celui de l’Expressionnisme, et Jean-Claude Gardes a certainement raison de souligner l’inspiration que Dix tire de l’Expressionnisme et d’affirmer son scepticisme concernant la ligne nette que trace Michalski entre les deux mouvements [13] . Je reprendrai ici quelques questions et certains résultats de l’article de Jean-Claude Gardes consacré à Dix et la caricature [14] . Je pense que quelques-uns de ses résultats ont une portée plus grande que celle qu’il leur donne dans son article : ils nous aideront à élucider plus globalement les ressemblances et différences entre des distorsions dont la visée est artistique et celles dont l’objectif est caricatural.
Dans la mesure où je me limiterai au dessin, je m’intéresserai exclusivement aux ressemblances de formes et non de coloris [15] . Je ferai toutefois abstraction d’un élément de distinction essentiel pour pouvoir interroger plus spécifiquement la nature des distorsions qui constituent le lien entre les deux types de dessins : la « saturation de traits pertinents » [16] qui est un critère distinctif des dessins artistiques.
Déformations maîtrisées ou involontaires ?
Les arts premiers présentent un intérêt double pour notre présente réflexion. Premièrement, l’apparition de la tendance expressionniste à l’ère moderne passe, je l’ai dit, par une relecture de l’histoire de l’art. Les artistes réévaluent au fur et à mesure la caricature, l’art dit « primitif » et celui du Moyen Age selon leurs propres critères et ils y découvrent des éléments assez proches de ceux qui les intéressent dans la caricature.
Deuxièmement, on a effectivement pu se demander si les distorsions dans l’art d’époques antérieures et de cultures non européennes étaient « caricaturales ». Mais « avec les images exotiques ou primitives, il était beaucoup moins facile de savoir si la déformation que l’on percevait résultait d’une intention humoristique ou d’une simple maladresse. » [17] J. P. Malcolm, auteur de la première histoire de la caricature, consacre les deux premiers chapitres de An historical sketch of the art of caricaturing (1813) à ce qu’il appelle des « sujets involontairement déformés » [18] .
On s’accorde jusqu’à la deuxième moitié du 19 ième siècle à dire que les distorsions dans les œuvres produites par les peuples primitifs ne sont pas maîtrisées et qu’elles manifestent leur dilettantisme. Évidemment, c’est là une manière d’exclure l’art dit « primitif » de l’histoire de la caricature – comme de l’histoire de l’art en général. Ce qu’on pourrait appeler « le critère de la déformation voulue » paraît simple, mais en fait il ne l’est pas. Il se fonde sur une interrogation « contra-factuelle » : face à une image, on essaie de déterminer si son producteur aurait su faire une représentation répondant aux règles traditionnelles de l’art de la représentation qui demandent une transcription « correcte » des proportions, le respect des lois de la perspective linéaire etc. L’artiste aurait-il su faire une image sans « déformations » ? Si on a de bonnes raisons de croire qu’il aurait pu faire une image dans un style naturaliste, la déformation peut alors être considérée comme « voulue » [19] . Le premier pas est ainsi franchi et le producteur peut espérer qu’on lui accordera le statut de caricaturiste – ou même d’artiste.
Il me semble que l’interrogation contra-factuelle sur la capacité de produire une image « correcte » n’est pas très utile. Pas simplement parce qu’il est souvent difficile de savoir si le créateur d’une image aurait su faire une représentation « correcte ». Dans le débat actuel, on explique les différences le plus souvent en se référant à un canon de beauté et à un usage des images qui diffèrent du nôtre. D’autres cultures ont par conséquent un autre système de représentation. Une image faite selon d’autres règles pour la figuration peut alors nous paraître donner une image déformée de la réalité. Mais au fond, cette impression résulte des différences entre notre système de représentation et celui de la culture en question. Ainsi certains peuples font des images qui montrent simultanément différents côtés des objets qui, sans miroirs, ne sont jamais visibles simultanément lorsqu’on regarde l’objet lui-même. Une telle image donne d’autres informations sur l’objet que les images de la tradition « occidentale ». Mais, comme un tableau qui a été fait selon le système cubiste, elle ne donne pas nécessairement moins d’informations – au contraire [20] . Si toutefois on la regarde comme s’il s’agissait d’une image produite selon les conventions qui nous sont familières, elle nous apparaît comme déformante et, dans certains cas, même caricaturale [21] . Concernant la fin du 19 ième siècle, Gombrich écrit : « Les critères objectifs, fondés sur le rendu précis des apparences naturelles, conduisaient les traditionalistes à condamner tout écart par rapport à la vérité visuelle, écart considéré comme un symptôme d’incompétence, d’amateurisme : face à un artiste contemporain violant les règles et conventions de la représentation, la seule bonne attitude était d’en rire. » [22] Mais Gombrich omet ici que ce qu’on considère comme un « rendu précis » est déjà partiellement déterminé par les conventions qui gouvernent traditionnellement la représentation.
Parlant des « artistes modernes », Gombrich écrit dans son introduction à l’Histoire de l’art : « Nous pouvons en tout cas leur accorder le minimum de savoir nécessaire à un dessin «correct». S’ils s’en écartent, ils ont pour cela leurs raisons, et ces raisons s’apparentent à celles d’un Disney ou de tel ou tel caricaturiste. » [23] Le fait qu’un historien de l’art qui écrit pour un grand public averti vers la fin des années 1950 se sente encore tenu de rappeler que les artistes modernes ne font pas preuve d’amateurisme lorsqu’ils s’écartent du style naturaliste indique l’importance de la question contra-factuelle dans « la conscience collective ». Et si Gombrich a sans doute raison de souligner la maîtrise des artistes modernes, aujourd’hui force est de constater que pour beaucoup de jeunes artistes et de critiques, la question ne se pose plus de savoir si une certaine distorsion est voulue ou non. Ils ont confiance en leur jugement et n’ont pas besoin de savoir que le producteur d’une image pourrait par ailleurs dessiner « correctement », c’est-à-dire selon les règles occidentales classiques de la perspective, de l’anatomie etc. [24] . Face à une peinture ou un dessin, ils s’intéressent à des questions autres que celle de savoir si le peintre aurait été capable de faire une image différente de celle qu’ils ont sous les yeux – et si cette image correspond aux normes académiques [25] .
Mais s’il n’est pas nécessaire de savoir si l’artiste aurait su s’affranchir des déformations présentes pour être en mesure de juger de nombreuses productions figuratives récentes, on peut se demander si on doit maintenir ce critère pour décider du caractère caricatural des productions d’autres cultures et d’autres époques.
Pour déterminer le caractère caricatural d’une image, il faut connaître le système de représentation dans lequel elle s’inscrit. C’est par rapport à ce système que l’on peut décider si une image est caricaturale ou non. Si la déformation observée est généralisée et fait partie de l’ensemble du jeu représentatif d’une culture ou d’un peintre, il s’agit d’un élément lié au style de l’époque ou de la culture et on ne peut probablement pas parler d’une caricature. Celle-ci demande un écart spécifique, lié à un sujet précis [26] . Il se pourrait qu’une image qui nous paraît tout à fait naturaliste soit caricaturale dans le contexte d’une autre culture imagière que la nôtre. Quelque chose devient une caricature par des écarts spécifiques par rapport à un système représentatif. Mais ne peut-on pas dire que ce système a des idéaux ? Il est effectivement possible de parler d’idéaux, mais ceux-ci sont relatifs à un système et ils sont d’ordre technique et non pas esthétique [27] .
Le rôle de l’idéal
Werner Hofmann défend au contraire la thèse qu’il fallait avoir l’idée de la beauté idéale pour pouvoir inventer la caricature. Selon lui, la caricature prend essentiellement le contre-pied de la beauté idéale – elle en est la négation totale [28] . Hofmann oppose aux Italiens les « gens du nord », qui, dit-il, avaient le goût de ce qui est « caractéristique et laid » et qui, par conséquent, ne pouvaient accéder à la caricature car la caricature ne pouvait voir le jour que par opposition à l’idéal [29] . La culture de la Renaissance italienne se trouve ici valorisée au détriment de celle des Flandres. En somme, selon lui, seuls les Italiens avaient une disposition mentale suffisamment complexe pour parvenir à une déformation consciente de la réalité. Mais, indépendamment de ces considérations ethnologiques assez surprenantes, je ne vois pas pourquoi la caricature nécessiterait un canon de beauté contre lequel elle peut (ou pouvait) s’affirmer. A mon avis, il s’agit là d’une simple conjecture qui est trop souvent reprise sans la moindre discussion.
L’alternative – c’est-à-dire l’hypothèse d’un surgissement de la caricature à partir de l’observation poussée du réel – me paraît plus convaincante. Et elle a l’avantage d’être plus compréhensible. Tournons notre regard vers la peinture flamande, disqualifiée par Hofmann comme première « patrie » de la caricature. Il me semble qu’il existe quatre possibilités principales pour expliquer l’apparence caricaturale de certains personnages de Bosch, Huber, Brouwer ou Teniers :
1. Ils ont été peints tels qu’ils étaient (peut-être par une nécessité toute viscérale de naturalisme qui serait le propre des pays du Nord à en croire certains historiens).
2. Les expressions et visages des sujets ont été déformés par des peintres maladroits.
3. Le système de la représentation dans le Nord est différent et ce qui nous apparaît comme déformation caricaturale n’en est pas une.
4. Il y a eu distorsion intentionnelle.
1. Cette hypothèse impliquerait que certains représentants des « nations du nord » aient eu des expressions et des têtes bien extravagantes. Dans la mesure où nous n’avons pas de photographies des gens de l’époque, nous ne pouvons pas exclure cette possibilité, ce qu’on peut appeler Hypothèse de Drôles de Têtes (HDT). Si HDT paraît assez improbable, on peut tout de même se demander ce qu’on perdrait si elle était vraie. Ne serait-il pas possible que le premier pas fait vers la caricature ait été de peindre les représentants les plus caricaturaux de chaque groupe qu’on voulait représenter ? Ou de choisir de représenter les moments où un comportement qu’on désapprouvait était particulièrement frappant (l’abus d’alcool, la consommation de tabac…) ?
2. Il suffit probablement de regarder la qualité de certaines natures mortes ou autres détails dans la peinture flamande pour écarter la deuxième hypothèse.
3. D’abord, la peinture du Nord ne fait pas moins partie de l’héritage occidental que la peinture italienne et il serait donc surprenant qu’il y existe des conventions tellement différentes que des têtes qui nous paraissent aujourd’hui caricaturales aient semblé tout à fait naturalistes aux gens du Nord. Si cette hypothèse était vraie, le style naturaliste de nombre d’images flamandes s’expliquerait très mal. Par ailleurs, ce qui nous apparaît comme déformation devrait alors être généralisé. Dans la mesure où ce n’est pas le cas et que seuls certains personnages paraissent caricaturaux, cette hypothèse devient assez improbable.
4. Au cas où il y aurait des distorsions conscientes dans la peinture flamande, celle-ci tendrait vers la caricature même selon des critères très classiques. Et s’il était vrai que les distorsions ont une visée moralisante, comme certains historiens ont pu l’affirmer [30] – qu’il y aurait donc un message à communiquer par une rhétorique de l’image – on ne voit pas bien pourquoi on s’obstine à nier que le début de la caricature est repérable presque au même moment en Italie et dans les pays du Nord. Dans un travail sur David Teniers le jeune, Jane Pierce Davidson parle à différentes reprises de « paysans-démons ». Et dans les Tentations de Saint-Antoine, on trouve souvent des diables étranges qui ont à la fois des attributs démoniaques et féminins, animaux et humains. Or, ce type d’association n’est-il pas l’un des procédés essentiels de la caricature ? Et ne peut-on pas dire que ce qui est caricatural dans les tableaux de Dix provient plutôt de la peinture du Nord que de la peinture italienne ?
Pour contrer l’argument des femmes-démons, on pourrait répondre que l’on passe là du côté du grotesque et que, par conséquent, ce ne sont pas des caricatures. Alain Deligne résume ainsi la différence : « La caricatura […] est la représentation chargée d’une personne, d’après nature ; elle se distingue ainsi du grotesque, lequel serait un pur produit de l’imagination. » [31] Hormis la question de savoir si de purs produits de l’imagination existent ou si un démon-paysan n’est pas plutôt comme cette montagne d’or que l’on évoque souvent pour illustrer l’idée qu’un être composite peut être formé par l’imagination à partir de différents éléments que nous avons vus par ailleurs, on peut, là encore, douter de l’imperméabilité pratique de la frontière. Des sujets mythologiques n’ont-ils pas parfois servi à faire un portrait charge – comme lorsque Girodet fit le portrait de l’actrice célèbre Mlle Lange en Danaé (1799). Et même s’il s’avérait improbable que telle putain d’une Tentation du 17 ième siècle soit un portrait charge d’une femme précise, il peut toujours s’agir d’une caricature générique visant un certain type de femme et le comportement correspondant, par exemple celui de la femme impudique. Ne peut-on pas penser que des sujets comme La chute en enfer ou La Tentation de Saint-Antoine permettaient de faire des caricatures sophistiquées à une époque où celles-ci ne trouvaient pas encore leur place ailleurs ?
La négation d’une tendance caricaturale dans la peinture du Nord ne tient plus qu’à une seule idée : celle de l’importance d’un idéal du beau. Mais s’il n’est nullement nécessaire de comparer mentalement un portrait charge efficace à un tableau qui idéalise son sujet pour comprendre la caricature, je ne vois pas pourquoi le canon de beauté aurait dû être une condition de l’invention de la caricature. Il me semble peu compréhensible que ce soit uniquement parce que les Carrache connaissaient les règles de la beauté idéale qu’ils aient pu inventer la caricature. Je pense au contraire qu’il y a de bonnes raisons pour penser qu’il existe une voie vers la caricature qui part tout simplement de l’observation du réel – et que cette voie avait été empruntée en Flandres. A partir de là, la parenté entre art moderne et caricature devient plus compréhensible. Ce n’est pas parce qu’elle s’oppose à un canon de beauté que la caricature est redécouverte à l’époque moderne, c’est parce qu’elle a gardé l’emprunte de la quête d’un certain type de réalisme en Italie et en Flandres à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance. A titre d’hypothèse historique, on pourrait formuler l’idée que les recherches sur la déformation comme moyens réalistes (qui permettent de rendre compte de plus d’aspects du réel) avaient été partiellement délaissés à l’époque « Classique » où un certain mélange entre naturalisme et idéalisation dominait et qu’elles ont été reprises au 19 ième siècle. Le rendez-vous avec l’art ancien n’aurait pas seulement eu lieu sur le terrain du fantastique, mais également sur celui du réalisme.
On peut alors se demander pourquoi l’idée que les Carrache sont les inventeurs de la caricature a été si persistante. Un élément important est tout extérieur : le fait que leurs caricatures soient isolées et ne se soient pas insérées dans une image plus complexe qu’on juge comme artistique. Pourtant, rien n’interdit l’existence d’éléments caricaturaux dans une peinture tout à fait sérieuse. L’écart par rapport à la norme représentative n’en devient que plus éclatant.
Pourquoi « déformer » ?
Dans son Histoire de l’art, Ernst Gombrich écrit : « La caricature tend toujours à l’expressionnisme, car le dessinateur y déforme les traits de sa victime pour parvenir à exprimer l’idée qu’il s’en fait. » [32] Je pense que Gombrich a raison de dire que le caricaturiste met en œuvre une idée qu’il se fait de sa victime. Trop souvent, c’est effectivement une idée plus que la perception du sujet qui détermine la forme d’une caricature. Comme Alain Deligne le rappelle, « en caricature […] la déformation est tout autre chose [qu’en peinture] : non une qualité esthétique en soi, mais un des procédés constitutifs du genre, une technique d’agression au même titre que d’autres procédés comme la citation, le montage ou encore la sémiose texte/image. » [33] Comme agression, une caricature peut en principe être dirigée contre n’importe qui et n’importe quoi. L’idée qu’on se fait de quelqu’un peut être indépendante de sa personnalité. Souvent c’est moins une qualité du sujet que les objectifs et les convictions du dessinateur qui déterminent la forme. Comme je l’ai souligné plus haut, cela est différent dans le « grand art » – ou doit l’être. Ainsi « les déformations ingresques chez Picasso (où menton et cou ne font plus qu’un) s’intègrent dans une vision personnelle qui dépasse l’intention propre de la caricature. […] Ce que Picasso voulait exprimer ne pouvait se soumettre entièrement à la règle de l’harmonie canonique. En guise de solution au problème, il utilise un moyen graphique connu en le déployant dans un autre ordre d’idées. » [34] Donnant la priorité à l’intention expressive, A. Deligne évite de tomber dans le même piège que W. Hofmann. Les infractions à « la règle de l’harmonie canonique » sont une conséquence d’une volonté expressive particulière et non pas une fin en elle-même.
La description du travail de Picasso s’applique à celui de beaucoup de peintres expressionnistes et notamment aux œuvres d’Oskar Kokoschka (1886-1980) qui est l’un des exemples phare mobilisé par Gombrich. Alain Deligne donne ici implicitement la raison de l’usage de la déformation : elle constitue un moyen graphique qui offre une solution à certains problèmes d’expression. Quelques-uns des problèmes traditionnels sont la figuration de l’invisible ou la représentation du mouvement et, dans le portrait, celui de la saisie du caractère du modèle. Dans la mesure où celui-ci n’est que rarement inscrit dans les rides du visage, il faut inventer ou trouver des procédés pour en rendre compte visuellement qui aillent au-delà de la simple imitation.
Pourtant, on sait que les premiers spectateurs des tableaux expressionnistes avaient du mal à accepter les distorsions visuelles dans l’art [35] . Et si les distorsions caricaturales à l’époque de Zola visaient essentiellement à attaquer une personne, à exprimer une opinion ou bien à susciter le rire, les spectateurs avaient bien raison de se méfier des déformations sans visée morale claire que proposaient les artistes modernes.
Naturalisme et réalisme
Naturalisme et réalisme sont deux concepts qui vont si souvent de pair qu’ils sont parfois confondus. Le cas de la caricature et de l’art expressionniste moderne montre toutefois que l’on peut et doit les dissocier.
L’attrait principal des déformations était lié à la sensation que ce moyen plastique élargissait le champ de l’exprimable [36] . Tant qu’on était obligé de peindre un homme selon les règles plus ou moins arbitraires du canon occidental et que les écarts étaient perçus comme des défauts qu’on associait à un manque de maîtrise, le champ du figurable ne dépassait guère les limites de ce qui était visible à l’œil nu. Pour rendre visible un trait de caractère sans avoir recours à un symbole (comme le lion pour le courage etc.), la déformation était un excellent moyen. Il s’agit peut-être du procédé artistique le plus important qui est redécouvert (plus que découvert) au 19 ième . La déformation est un moyen du réalisme et s’effectue au détriment du naturalisme. Mais le premier peut être construit à partir du second [37] . Alain Deligne souligne que les distorsions des Carrache renforcent simplement des traits qui sont déjà visibles. Ils « accompagnent la nature » à l’opposé du maniérisme – qui va « contre nature » – ils s’inscrivent dans un « contexte plus réaliste » [38] . Mais si A. Deligne a raison et que les déformations visibles chez les Carrache sont tracées d’avance dans la nature, on doit se demander pourquoi on a besoin de l’idéal de la beauté pour pouvoir expliquer l’invention de la caricature.
Il me semble que la caricature doit en effet être comprise comme un réalisme poussé à l’extrême, une accentuation du réalisme – qui se fait en fin de compte au détriment du naturalisme, c’est-à-dire de la ressemblance purement visuelle. Ainsi Van Gogh écrit : « Mon grand désir, c’est d’apprendre à peindre ces inexactitudes-là, ces anomalies, ces refontes, ces modifications de la réalité, pour que tout cela puisse devenir, eh bien ! des mensonges, si l’on veut, mais des mensonges plus vrais que la vérité littérale » [39] . Nous retrouvons là les deux pôles de la distinction : d’un côté le naturalisme (« la vérité littérale »), de l’autre le réalisme qui s’en écarte par la déformation (« des mensonges plus vrais »). Mais le réalisme exige tout autant cette acuité du regard qui est fondamentale pour le portrait naturaliste. Et lorsque J.-C. Gardes souligne que c’est uniquement « quand il propose un regard non purement descriptif, mais aussi analytique » [40] qu’Otto Dix se rapproche de la caricature, on peut se demander si l’opposition est réellement nette ou si l’analyse n’est pas une forme de description. Il n’y a peut-être pas d’opposition fondamentale entre les œuvres où « Otto Dix […] tient essentiellement et simplement à décrire la réalité telle qu’il la perçoit » [41] et ses œuvres « analytiques ». Car analyser, c’est mieux regarder (et voir de plus près).
Et dans le travail sur la toile, un rendu naturaliste – la description – peut en effet précéder la déformation réaliste. Dans une lettre où il décrit une séance de pose, Van Gogh explique qu’il a d’abord peint le portrait dans un style naturaliste pour ensuite procéder à des transformations conscientes, pousser la couleur des cheveux blonds vers l’orange, transformer le fond etc. En conclusion il écrit : « Les bonnes personnes ne verront dans cette exagération que de la caricature. Mais qu’est-ce que cela me fait ? » [42] Chez Van Gogh, le travail naturaliste apparaît ici comme préalable du travail de la déformation réaliste [43] . Et c’est la caricature entendue comme moyen foncièrement réaliste au sens de Van Gogh qui fonde son intérêt pour les peintres modernes.
Déformer pour représenter l’âme du modèle ?
Nous rencontrons Gombrich à mi-chemin de nos réflexions lorsqu’il écrit à propos de Kokoschka que « l’éclat provoqué par l’apparence de ses premières peintures il y a plus de cinquante ans était moins dû à leurs distorsions qu’à leur recherche dérangeante d’immédiateté. » [44] L’une ne s’oppose nullement à l’autre. Ayant passé son enfance à Vienne, l’historien de l’art rapporte en 1962 que la première chose qu’il ait entendue au sujet de Kokoschka était que celui-ci représentait l’« âme du modèle » [45] . Et il ajoute qu’« on a revendiqué des choses similaires pour les portraits de Raphaël, sans parler des justifications qu’on a proposées pour les premiers portraits charge des Carrache. » [46] Une fois de plus, il rapproche donc peinture moderne et caricature. Quelques années plus tard, Gombrich s’oppose explicitement à ce qu’il appelle « le verbiage sentimental à propos des artistes qui peindraient des âmes » [47] sans toutefois contester que certains peintres révèlent des qualités de leurs modèles qui restent invisibles pour la plupart des autres hommes. Il me semble qu’on peut facilement éviter l’appel aux âmes. Dire que les grands peintres de portraits voient plus que l’apparence extérieure de leurs modèles ne signifie pas nécessairement plus que dire qu’ils ont une bonne connaissance des hommes dont ils perçoivent plus rapidement le caractère que d’autres. Mais puisque leur moyen d’expression est la peinture, ils sont toujours à la recherche de nouveaux moyens d’expression qui permettent de rendre visible ce qu’ils découvrent. La tentative de montrer des traits de caractère qui ne sont pas apparents peut les emmener si loin de l’apparence extérieure de leurs sujets que ceux-ci ne sont plus facilement reconnaissables. Dans l’un de ses recueils d’aphorisme, Karl Kraus écrit à propos de Kokoschka : « Il peint non ressemblant. On n’a reconnu aucun de ses portraits, mais on a reconnu tous les originaux. » [48] Pour révéler la personnalité d’un modèle, on doit parfois s’écarter du style naturaliste à tel point qu’un spectateur ordinaire ne reconnaît plus le modèle. Pour décrire la vision de l’art qu’a un spectateur pour qui la peinture moderne peut poser problème, André Malraux utilise le terme de « projection ». Pendant des siècles, les spectateurs auraient eu l’habitude de s’imaginer l’apparence d’un homme tel qu’ils le voyaient sur la toile : « Un tableau tira d’abord sa valeur de la projection, dans l’imaginaire des formes qu’il figurait ; et d’autant plus que ses figures imposaient une suggestion plus précise » [49] . Mais si « notre relation avec l’art, depuis plus d’un siècle, n’a cessé de s’intellectualiser », c’est-à-dire de s’éloigner de « la projection », de nouveaux modes de figuration sont (re)devenus disponibles [50] . Et l’art n’est pas pour autant devenu moins réaliste entre la deuxième moitié du 19 ième et le début du 20 ième siècle. Par un élargissement des techniques artistiques, c’est le domaine du figurable et en fin de compte la portée du réalisme – entendu comme ce qui rend compte de la plus grande partie de notre réel de manière « juste » – qui a été élargie. Les techniques de la caricature, entendues comme techniques réalistes, ont contribué à cet enrichissement dans le domaine de la représentation humaine. Mais, pour mettre à profit l’enrichissement des moyens d’expression, le spectateur doit changer de prédisposition mentale. Il doit activement essayer de comprendre quel sens ont les parties du portrait par lesquelles celui-ci s’écarte d’une représentation traditionnelle. Un portrait réussi n’est plus un portrait à partir duquel on pourrait identifier une personne qu’on n’a jamais vue, mais un portrait qui révèle des choses sur son sujet. C’est là, fondamentalement, l’objectif des distorsions expressionnistes.
Comment voir l’invisible ?
Il est peut-être utile d’évoquer brièvement la question de savoir comment certains peintres voient plus clair sur leurs modèles que d’autres hommes. Les Expressionnistes ont leur propre réponse. Dans une conférence intitulée Expressionismus in der Dichtung (« L’expressionnisme en poésie »), le poète Kasimir Edschmid parle aussi des peintres expressionnistes. Il dit : « Ils ne voyaient pas. Ils regardaient. Ils ne prenaient pas de photos, ils avaient des visions [Gesichte] » [51] . L’opposition implicite à la photographie – qui apparaît comme le médium naturaliste par excellence – est un trait aussi important de la théorie expressionniste que l’appel à la vision conçue comme phénomène qu’on appellerait aujourd’hui « paranormal ».
Oskar Kokoschka s’est également servi de la notion de « Gesicht » pour parler de sa peinture. En 1912, il donne une conférence intitulée « Von der Natur der Gesichte » (« De la nature des visions »). Et dans des conférences de 1917 et 1946, il revient encore à cette notion [52] . Selon lui, le Gesicht, la vision, révélerait des parties du monde qui ne sont pas accessibles à un regard qui se contente des qualités visuelles de surface [53] .
Il n’est pas facile de comprendre quels sont les mécanismes psychologiques et perceptifs qui permettent aux artistes de passer outre l’apparence extérieure des objets [54] . Gombrich suggère que c’est la projection empathique qui permet à Kokoschka et à d’autres peintres de voir plus clair sur les qualités de leurs modèles que le commun des mortels. C’est en se mettant à la place du modèle que les grands peintres seraient capables de scruter son caractère. Selon Gombrich, la tendance qu’ont beaucoup de peintres à faire des portraits qui leur ressemblent autant qu’à leurs sujets serait un indice en faveur de cette hypothèse [55] .
Le rôle du message en caricature
Si on part de la définition de la caricature par Champfleury, le lien entre caricature et Expressionnisme (tel que l’entendent les artistes) devient extrêmement fort. Rebecca Partouche résume ainsi la position du théoricien de la caricature : « Le caricaturiste dessine sous le coup d’une impulsion. Il se laisse guider par son instinct. Frappé par un sujet qui lui saute aux yeux, cet enfant de la nature, instrument objectif de la réalité, ne réfléchit pas […]. Ce serait donc méprendre le rôle de la caricature que de l’assimiler à la charge (cette dernière déforme la réalité), Champfleury lui conférant la tâche de remettre en lumière une réalité non visible à l’œil » [56] . Le théoricien est un témoin à charge pour l’idée que la caricature ne s’écarte pas du réalisme, mais s’y inscrit pleinement. Cependant on peut se demander si ces critères de Champfleury sont suffisants pour définir la caricature.
J.-C. Gardes écrit : « Il est communément admis que le caricaturiste, à la différence du simple dessinateur d’humour, veut délivrer un message, le plus souvent d’ordre critique, donc satirique. » [57] Une image qui s’écarte des normes de la représentation académique par des distorsions ne suffit pas, il faut encore qu’elle soit couplée à un message pour être une caricature. Selon J.-C. Gardes, qui écrit cent ans après Champfleury et presque cinquante ans après Hofmann, le dévoilement d’une réalité cachée ne serait pas suffisant. Face à l’évolution des normes du goût, l’auteur propose des critères bien plus restrictifs que Champfleury pour caractériser la caricature et accorde un rôle essentiel au message [58] . La différence entre art et caricature est plus ou moins grande selon le rôle que l’on accorde au « message » dans leurs définitions respectives.
Le rôle du message dans l’art
Les philosophes de différentes écoles s’accordent généralement pour dire qu’une œuvre d’art ne vise pas essentiellement à communiquer un message de manière efficace. Le rôle des déformations dans un portrait artistique est généralement moins clair qu’il ne l’est dans une caricature [59] . Ainsi Hans-Georg Gadamer partage l’avis de Martin Heidegger, considérant que « celui qui a créé une œuvre d’art ne se tient pas en vérité devant la formation issue de ses mains autrement que n’importe qui d’autre » [60] . Le philosophe accorde tellement d’importance au fait qu’un artiste n’en sait pas plus sur son œuvre qu’un spectateur quelconque qu’il propose de remplacer le concept élémentaire œuvre (Werk) par formation (Gebilde) [61] .
Et cette position n’est pas le seul apanage des philosophes allemands. Parlant du processus de création d’une œuvre d’art, Monroe Beardsley, l’un des philosophes de l’art les plus influents dans le monde anglo-saxon, soutient qu’un artiste « ne cherche pas tant à savoir s’il dit ce qu’il voulait déjà dire, mais essaie de comprendre s’il veut dire ce qu’il dit déjà. » [62] La création artistique serait alors à l’opposé de la rédaction d’un message, qui est la mise en forme d’une idée existante.
Même si on peut douter que « dans le grand art […] l’artiste reste, par rapport à l’œuvre, quelque chose d’indifférent, à peu près comme s’il était un passage pour la naissance de l’œuvre » [63] , l’idée qu’un artiste veut simplement transmettre un message qu’il faudrait retrouver n’a plus guère de place dans la pensée contemporaine en dehors de l’exercice du commentaire de texte au collège. Par conséquent, on peut dire que s’il était vrai qu’un message clair est aujourd’hui essentiel pour la caricature, il s’agirait du critère qui le distinguerait de l’art [64] .
Karl Kraus sur Kokoschka et Blix – exagérer sans inventer ?
Pour le satiriste viennois Karl Kraus (1874-1936), l’appréciation d’un dessin ressemblant est l’apanage du spectateur inférieur :
Les images créées par ceux qui n’ont pas de fondement spirituel et qui surprennent les spectateurs qui n’y connaissent rien par un certain talent de faire ressemblant, devraient être titrées : «copié d’après nature». S’ils devaient peindre un cabinet de figures de cire, on ne pourrait pas distinguer les visiteurs des figures. [65]
Mais Kraus n’admet pas n’importe quel type de déformations – et n’importe quelle raison de déformer. Les réflexions de cet article gagneront en plasticité si nous le terminons en les confrontant à un texte dans lequel le satiriste discute d’un dessin caricatural que Ragnvald Blix (1882-1958) a fait de lui (cf. fig. 1, 2, 3 page suivante). Blix – qui n’était pas un caricaturiste génial – est à peu près tombé dans l’oubli partout sauf dans son pays natal, la Norvège. Selon le texte qui accompagne le dessin, celui-ci représenterait Karl Kraus lors d’une lecture publique à Munich.
fg.1
Fg. 2
Fig.3
Reprenant différents éléments du dessin, Kraus commence par rendre compte de son apparence au moment où le portrait a – soi-disant – été fait. Blix montre Kraus faisant des gestes des deux mains. Kraus écrit que cela est impossible parce que l’une de ses mains devait tenir ce qu’il lisait. Il poursuit ainsi :
[1] [66] La singularité de Monsieur Blix, qui est de voir au milieu de tout visage un concombre et à ses côtés une anse ne semble pas en accord avec mes propres défauts physiques. Mais comme je ne porte pas non plus un binocle et qu’il n’y avait pas de chandelier à mes côtés, je suppose que le maître ne m’a point vu mais a fait mon portrait à partir de mauvaises informations et à partir de quelque rumeur, peut-être même en me confondant avec un autre. [2] Ma vanité, qui ne concerne pas mon corps, voudrait bien se reconnaître dans toute sorte de difformité, si elle y reconnaissait l’esprit du dessinateur. Je suis fier du témoignage de Kokoschka parce que la vérité du génie déformant est au-dessus de l’anatomie et que la réalité n’est qu’un jeu optique devant l’art. [3] Contre la médiocrité qui ne touche pas, et devant la médiocrité qui le contemple, on devrait décréter le droit du corps propre. Face à une illustration qui invente au lieu d’exagérer et qui n’est pas plus que la propagation d’une information fautive sur mes oreilles, on devrait tout au moins avoir droit à une correction photographique montrant les faits réels. [4] Pourquoi un reportage dessiné devrait-il avoir un droit au mensonge qu’un autre n’a pas ? Un petit nez peut devenir un bouton, un grand nez peut devenir une trompe. C’est là le droit de la profession. Mais si le maître marque le nom de celui qui a le petit nez sous la trompe, il risque de se voir accusé de mensonge. Pourquoi est-ce que la protection contre l’escroquerie verbale devrait échouer devant la méthode plus pénétrante ? » (Die Fackel 374, 1913, p. 31-33) [67]
Ce passage est d’une force polémique et d’une clarté conceptuelle exceptionnelles et nous allons y retrouver plusieurs éléments essentiels de nos réflexions. La première critique de Kraus (1) consiste à reprocher à Blix le fait que ses caricatures ne seraient pas individualisées. Il déformerait tous ses sujets de la même manière typée, leur faisant systématiquement de grandes oreilles et un grand nez. L’usage du verbe « voir » est assez comique : Kraus singe l’idée absurde qu’un artiste peint tout simplement ce qu’il voit et suggère donc qu’il s’agit d’un problème de vue propre à Blix. Rappelons que la déformation généralisée selon un même vecteur devient un élément de style. Dans une caricature, la déformation doit être particulière (à un sujet) et partielle. « Si chez un peintre la déformation devient la règle, alors la déformation désigne dans l’œuvre ce qui la rend singulière, valant par ce qu’elle a d’inimitable, de différent de toutes les autres œuvres, bref : elle devient un élément stylistique » [68] , nous dit Deligne. Les exagérations dans une caricature doivent être par contre sélectives [69] . En soulignant que Blix exagère toujours les mêmes éléments, Kraus commence donc dès le début de son texte à suggérer que Blix n’est pas un caricaturiste.
Les informations sur le lieu et le moment représentés s’avèrent être trop précises pour que Kraus ne puisse pas s’en servir dans son attaque. Puisque les éléments du décor ne correspondent pas au décor réel, Kraus suggère que le caricaturiste ne l’a pas vu. Par l’évocation d’une rumeur possible, Kraus suggère même un contexte de diffamation. Lorsqu’une caricature représente une personne sans faire référence à un moment particulier, le décor choisi fait évidemment partie des éléments signifiants que le dessinateur peut choisir librement, mais ici, Kraus peut utiliser le fait que les éléments du décor ne correspondent pas à ceux de sa lecture pour remettre en question le regard de Blix.
(2) Dans notre contexte, la référence à Kokoschka est particulièrement intéressante. D’abord, elle montre qu’on a très tôt commencé à associer les dessins de Kokoschka à la caricature. L’argument principal de Kraus est fondé sur notre idée de la déformation réaliste lorsqu’il affirme que « la vérité du génie défigurant est au-dessus de la nature » et que « la réalité n’est qu’un jeu optique devant l’art ». Le premier aphorisme cité ici s’inscrit dans la même argumentation. Plus tôt, Kraus avait déjà écrit dans sa revue Die Fackel : « Kokoschka a fait un portrait de moi. Il est bien possible que ne me connaîtront pas ceux qui me connaissent. Mais sûrement me connaîtront ceux qui ne me connaissent pas. » [70] Il est évident que Kraus comprend tout de suite le potentiel révélateur des déformations de Kokoschka et leur prix : la ressemblance extérieure (fig. 4).
(3) Le commentaire sur la rectification photographique s’inscrit dans la lutte pour une réforme de la loi de presse que Kraus mène pendant plusieurs années. En 1922, cette réforme a finalement lieu et Kraus n’hésite pas à faire usage des nouveaux paragraphes. Dans le cas d’une photo de lui qui a été retouchée par la revue Die Stunde, Kraus obtient effectivement des rectifications à plusieurs reprises [71] . En 1913, Kraus propose dans son article – faute de loi – la « correction photographique montrant les faits réels » (photographische Entgegnung des Sachverhalts). Au contraire de ce qui a pu être dit, ce choix ne s’oppose nullement au rejet de la photographie que Kraus partage avec les Expressionnistes. Il manifeste une logique implacable : si le grand art n’est pas ressemblant, c’est par dépassement de la ressemblance dans sa visée d’une vérité plus profonde. Un mauvais dessin, au contraire, ne peut pas aspirer à autre chose qu’à la « propagation d’une information » (notamment sur le corps de son sujet). Si cette information est fausse, cela veut dire que le dessin reste en deçà de la ressemblance au lieu de la dépasser par reconnaissance profonde. Le dessin est alors un mensonge. Pour donner des informations sur l’apparence purement extérieure d’un sujet, une photographie – même lorsqu’elle est particulièrement peu représentative, comme celle que Kraus publie – vaut bien mieux.
Pour Kraus, ce n’est pas l’intention du créateur ou encore le lien causal entre le représentant et le représenté qui déterminent si une image est de l’information ou de l’art. C’est la réussite. Si elle atteint une vérité plus profonde, on ne doit pas lui demander une ressemblance physionomique. Mais si elle ne communique rien de profond, elle nous doit au moins la ressemblance. La publication de la photographie montre moins son appréciation du médium que son mépris du dessinateur auquel il répond.
Il y a un deuxième élément de ce passage qui est particulièrement intéressant : la distinction entre exagération et invention. Selon Kraus les lois implicites de la caricature permettent la première alors qu’elles interdisent la seconde. C’est dire que Kraus maintient un concept très classique – et même étymologique – de la caricature (car le mot vient de caricare (bas latin) : exagérer, charger).
(4) La réponse de Kraus finit sur une demande extrêmement progressiste : à une époque où le droit à la rectification publique d’un texte fautif n’existe pas encore, il demande déjà une loi de ce type pour les images.
La caricature réalisée par Blix illustre le danger qui résulte de la liberté du caricaturiste d’effectuer n’importe quel type de distorsions et de communiquer n’importe quel message. Si le dessin invente au lieu d’exagérer, c’est que Blix veut faire l’image d’un Juif. Le grand nez et les grandes oreilles, la bosse, les grandes bottes et le chandelier, tout cela fait partie de l’imagerie antisémite. En limitant les droits de la caricature à l’exagération des traits de son sujet, Kraus essaie de freiner une pratique de la caricature où le message prime sur tout autre considération, en particulier des considérations de vérité (d’abord profonde, puis physionomique) [72] .
Conclusion
La relation entre caricature et portrait moderne est incontestable. Il semblerait que la caricature (comme certaines formes d’art premier et l’art du Moyen Age dans les pays du Nord) ait fourni des outils formels que les artistes recherchaient au 19 ième siècle : par la distorsion dans le portrait, les artistes visent souvent la représentation d’une réalité plus profonde au détriment du naturalisme visuel. Les écarts du naturalisme sont un moyen pour rendre compte de la personnalité d’un sujet. Lorsqu’on comprend que les distorsions caricaturales et expressionnistes peuvent s’inscrire dans une quête de réalisme, on n’a plus besoin de la référence à l’idéal du beau auquel les artistes auraient opposé le laid caricatural à la Renaissance. Par conséquent, l’invention de la caricature n’est plus essentiellement une affaire italienne. Les distorsions dans des peintures de Bosch ou Huber peuvent être caricaturales, même si ceux-ci n’aspirent pas à mettre en œuvre un idéal du beau.
Nous avons compris que la fermeté du lien entre caricature et portrait moderne varie avec les éléments de définition des deux activités et qu’une comparaison formelle ne suffit pas. Pour rendre justice à chacune des deux activités, il est indispensable de faire référence aussi bien aux intentions communicatives qu’aux procédés de création. Il s’est avéré que le rôle du message en caricature et en art était aujourd’hui un élément clé d’une distinction possible.
Paris
[1] Les concepts de « naturalisme » et de « réalisme » sont tout sauf univoques. Il convient de noter que réalisme comme naturalisme sont graduels. Ici, nous nous intéressons particulièrement au portrait. Je propose deux définitions de travail : un portrait est d’autant plus naturaliste qu’il donne à voir plus précisément le plus grand nombre de caractéristiques visuelles d’une personne dans un certain environnement, perçu d’un point dans l’espace dans de bonnes conditions par un spectateur « standard ». Une peinture a plus de potentiel naturaliste qu’un dessin parce qu’elle inclut des informations sur les couleurs, une photo davantage qu’une peinture parce que la corrélation entre couleurs naturelles et couleurs représentées est plus forte et que les rapports sont gardés intacts. Un portrait est d’autant plus réaliste qu’il nous donne plus d’informations véridiques sur différents aspects d’une personnalité. Un portrait peut être réaliste ou naturaliste concernant un aspect et irréaliste ou non naturaliste concernant d’autres.
[2] Werner Hofmann, « Die Karikatur – eine Gegenkunst? », G. Langemeyer, G. Unverfehrt, H. Guratzsch, C. Stölzl (Eds.), Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten. Bild als Waffe, Prestel Verlag, München, 1985, p. 356/357. Le texte donne une variante de l’introduction du livre de Hofmann sur la caricature (Die Karikatur von Leonardo bis Picasso, Wien, 1956). Sauf indication contraire, les traductions sont de K. S.
[3] Même lorsque les artistes visent (en outre) un changement social avec leur travail, le laid est tout sauf un idéal. Car si la condition des plus pauvres est désagréable à voir, c’est qu’il faut évidemment la changer.
[4] Werner Hofmann, op. cit., p. 383.
[5] De façon analogue, la déformation présuppose une forme non déformée par rapport à laquelle elle constitue un écart. Mais ce qui est une déformation par rapport à une première référence (notamment naturaliste) peut-être juste par rapport à une deuxième (par exemple symbolique).
[6] Les défenseurs les plus connus de l’idée qu’il y a des lois universelles du beau déterminées par leur utilité dans l’évolution humaine et qu’elles ont des bases neuronales sont les psychologues Vilayanur Ramachandran et William Hirstein (voir leur article « The science of art », Journal of Consciousness Studies 6, Juin-Juillet 1999, p. 15-51). Les deux psychologues ont toutefois été attaqués de toutes parts pour leur méthode (notamment lorsque les auteurs considèrent l’émoi enregistré avec un détecteur de mensonges comme réaction esthétique).
[7] Lorsque j’utilise le terme « expressionniste » ou « expressionnisme », je désigne un art qui met l’accent sur l’expression plutôt que sur l’imitation ou l’idéalisation. Pour parler plus spécifiquement des peintres allemands des années 1905 à 1920 que l’on regroupe communément sous cette appellation, j’utiliserai la majuscule (« Expressionnisme »). Dans les citations je maintiens la convention du texte original. J’essaierai de montrer plus bas que l’expressionnisme est souvent un réalisme.
[8] Notons que l’expressivité n’est pas toujours liée à l’expression de quelque chose (de précis). Ainsi, on peut parfois se mettre d’accord sur l’idée qu’une sculpture est expressive sans qu’on soit d’accord sur ce qu’elle exprime.
[9] Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art, op. cit., p. 568 (à propos de la sculpture expressionniste Pitié (1919) d’Ernst Barlach).
[10] Je doute qu’on puisse classifier les différents aspects de l’avènement de l’expressionnisme moderne en termes de causes et d’effets. Ainsi, la recherche de nouveaux moyens d’expression était peut être préalable à l’appréciation des œuvres en question.
[11] Les tentatives de revendiquer de telles intentions comme intentions artistiques datent des années 1960 au plus tôt et n’appartiennent pas au domaine de l’art figuratif qui est celui qui nous intéresse ici.
[12] A l’aide de quelques exemples concrets, je développerai plus bas ces thèses sur les intentions artistiques (voir les raisons de déformer, infra).
[13] Voir Jean-Claude Gardes, « Le recours à des procédés de la caricature dans l’œuvre d’Otto Dix », Ridiculosa 11, p. 134/135.
[14] Voir ibidem.
[15] Dans son texte sur caricature et peinture, Alain Deligne oppose niveau formel et couleur (voir Alain Deligne, « Comment penser ensemble peinture et caricature ? », Ridiculosa 11, 2004, p. 12).
[16] Alain Deligne résume ainsi le concept de Nelson Goodman : « dans un dessin […] le moindre détail compte : épaisseur du trait, couleur de l’encre, nature et état du support. » (Ibidem).
[17] Ernst Hans Gombrich, La Préférence pour le primitif, Paris, Phaidon, 2004, p. 209.
[18] Cité par Gombrich, ibid., p. 209.
[19] Le terme « style naturaliste » se dirige de manière quelque peu polémique contre l’idée reçue selon laquelle le traitement naturaliste d’un sujet aurait une autorité particulière dans la représentation du réel.
[20] On peut parfois imaginer la transcription de l’image d’un système dans une image qui appartient à un autre sans perte d’informations. Ainsi, on peut s’imaginer une image naturaliste qui donnerait, à travers un jeu de miroir, les mêmes informations sur des objets qu’une image cubiste.
[21] Pour un résumé et une évaluation critique de cette idée voir Dominic Lopes, Understanding Pictures, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 15-36.
[22] Ernst Hans Gombrich, La préférence pour le primitif, op. cit., p. 207. Notons toutefois que la vision de l’histoire de l’art en termes de systèmes de représentation (qui se manifestent par différents « styles ») dont l’ordre hiérarchique changerait selon ce qu’on demande à une image, rend extrêmement suspect les notions de « critères objectifs » et « vérité visuelle ». Elles deviennent tout à fait problématiques lorsqu’on s’en sert comme critère de tri entre différents styles. Évidemment elle s’insère bien dans la vision progressiste de l’histoire de l’art de Gombrich pour qui l’histoire de l’art est essentiellement une quête de naturalisme.
[23] Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1997, p. 26.
[24] Notons aussi l’existence du « gribouillage méthodique » chez Toepffer à qui on accorde généralement une place de choix dans l’histoire de la caricature. Il élève le dessin non maîtrisé au rang d’outil de travail qui permet de faire des découvertes exclues par un dessin entièrement contrôlé. Mais chez lui le choix du dessin reste tout à fait maîtrisé. p>
[25] L’appréciation de l’art brut présupposait évidemment ces changements d’attitude.
[26] C’est, me semble-t-il, aussi l’une des idées essentielles de l’article de Alain Deligne (op. cit., p. 11).
[27] Il suffit de comparer les peintures de Matisse ou de Picasso, qui sont belles sans respecter les conventions académiques, à de nombreuses peintures académiques parfaitement maîtrisées pour comprendre que le respect de la convention et l’aspect esthétique sont largement indépendants.
[28] Voir Werner Hofmann, op. cit., p. 359. Il souligne qu’Augustin Carrache est un dessinateur de caricatures, mais que ce n’est qu’avec le Bernin que naîtront des caricatures de personnes spécifiques. Cependant le cas des Carrache n’est pas aussi clair que l’assurance de Hofmann pourrait nous le faire penser. Mais si l’interprétation que fait Hofmann des caricatures des Carrache est fondée, il n’est évidemment pas nécessaire qu’une caricature représente une personne spécifique : il existe des caricatures du juge, de l’avocat, du peintre etc.
[29] « Le savoir de la règle et du canon devait précéder leur remise en question consciente. » Werner Hofmann, op. cit., p. 360.
[30] Voir par exemple Jane Pierce Davidson, Religious and Mythological Paintings by David II Teniers, University of Kansas, Ph. D., 1975.
[31] Alain Deligne, « Comment penser ensemble peinture et caricature ? », Ridiculosa 11, 2004, p. 14/15.
[32] Voir Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art, op. cit., p. 364. Je pense que le ton polémique de Gombrich concernant les spectateurs de l’époque dans son Histoire de l’art est contestable. Sa position est plus nuancée dans des textes plus tardifs lorsqu’il prend en compte les difficultés d’un changement des « prédispositions mentales » (voir p.ex. Ernst Hans Gombrich, La Préférence pour le primitif, op. cit., p. 219).
[33] Alain Deligne, op. cit., p. 13.
[34] Ibidem.
[35] Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art, op. cit., p. 364.
[36] Gernot Böhme distingue « Wirklichkeit » (réalité) et « Realität ». En ce sens, « réalisme », dans mon acceptation, serait « Wirklichkeitstreue » (fidélité à la réalité) dans sa complexité et non « Realismus » dans son sens purement visuel. (Voir Gernot Böhme, Theorie des Bildes, Wilhelm Fink Verlag, München, 1999, p. 123 : « Une image peut être réaliste précisement parce qu’elle montre quelque chose que l’on ne voit pas, par exemple des relations de pouvoir et d’exploitation. »
[37] Le symbolisme est un deuxième procédé assez important qui revient de force dans l’art du 19 ième . La déformation existe dans différentes formes, mais pour notre question les distorsions anatomiques sont les plus essentielles.
[38] Alain Deligne, op. cit., p. 17.
[39] Voir Vincent Van Gogh, Correspondance générale, Paris, Gallimard, 1990, tome 2, lettre 418, p. 695, cité par Gombrich, La préférence pour le primitif, op. cit., p. 212.
[40] Jean-Claude Gardes, op. cit., p. 144.
[41] Ibid., 143.
[42] Cité par Ernst Hans Gombrich, Histoire de l’art, op. cit., p. 564.
[43] A titre d’hypothèse, on peut formuler l’idée que la voie menant à l’Expressionnisme passe par une étape où la déformation vient se greffer sur la représentation naturaliste et que ce n’est que plus tard que les peintres n’ont plus besoin de cette étape préalable.
[44] Ernst Hans Gombrich, « Oskar Kokoschka », Kokoschka. A retrospective exhibition, op. cit., p. 13.
[45] Voir ibidem.
[46] Ibidem.
[47] Ernst Hans Gombrich, « The Mask and the face », E. H. Gombrich, J. Hochberg, M. Black, Art, Perception and Reality, Baltimore, London, The Johns Hopkins University Press, 1980, p. 42.
[48] Karl Kraus, Pro Domo et Mundo, tr. fr. Roger Lewinter, Paris, Gérard Lebovici, 1985, p. 91 (D’abord Die Fackel : « OK [Oskar Kokoschka] malt unähnlich. Man hat keines seiner Porträts erkannt, aber sämtliche Originale. » (Karl Kraus, Die Fackel 315, Wien, Verlag Die Fackel, 1911, p. 33, republié plus tard dans « Pro Domo et Mundo », Beim Wort genommen, Kösel, München, 1955, p. 255. Pour la republication de l’aphorisme dans son recueil, Kraus remplace « OK » par « Er » et donne ainsi une portée générale à l’aphorisme)..
[49] André Malraux, Le Musée Imaginaire, Paris, Gallimard, Folio, 1996 (1965), p. 22.
[50] Ibid., p. 13.
[51] Le mot « Gesichte » est le pluriel de « Gesicht », vision comme phénomène paranormal. Les Expressionnistes aimaient à jouer sur l’ambivalence de « Gesicht » au sens de « face » et au sens de « vision ».
[52] Voir Oskar Kokoschka, Schriften, München, Albert Lange und Georg Müller, 1956.
[53] Il est intéressant de noter que la distinction Gesicht/Gesichte place non seulement la question de la représentation du visage au cœur de la théorie expressionniste, mais que les deux termes correspondent aux deux acceptions de réalisme.
[54] Et il pose un autre problème, qui est de savoir comment un spectateur peut comprendre qu’une peinture montre quelque chose de la personnalité d’un sujet si le spectateur n’était pas conscient du trait de caractère en question.
[55] Voir Ernst Hans Gombrich, « The Mask and the face », op. cit.
[56] « Champfleury : la caricature, une technique réaliste », Ridiculosa 9, 2002, pp. 110/111.
[57] Jean-Claude Gardes, op. cit., p. 141.
[58] « Il nous semble qu’aujourd’hui, où les normes esthétiques ont grandement disparu, où bien des tabous sociaux sont tombés, la simple distorsion ou la simple exagération, même burlesque, ne permettent pas de parler de caricature. Il faut en outre que le message politique ou tout du moins social soit clairement exprimé, que l’artiste s’attache à mettre en relief un ou quelques éléments précis et ne se contente pas de montrer en la forçant la réalité qu’il perçoit, dans un sens négatif ou positif, polémique ou apologétique. » (Ibid., p. 144).
[59] On peut se demander si ce qui distingue une grande caricature (ce qui ne veut pas forcément dire « caricature réussie ») n’est pas lié à l’impossibilité de réduire ses « déformations » à un message.
[60] Hans-Georg Gadamer, L’actualité du beau, trad. fr. Elfie Poulain, Paris 1992, p. 58.
[61] « Formation », au contraire d’« œuvre », peut renvoyer à des phénomènes naturels. Elle n’a pas besoin d’un sujet créateur humain.
[62] « It is not that he is looking to see whether he is saying what he already meant, but that he is looking to see whether he wants to mean what he is saying. » (Monroe Beardsley: « On the creation of art », The Journal of Aestetics and Art-Criticism, Vol. 23, No. 3, 1965, p. 299)
[63] Martin Heidegger, : « L’origine de l’œuvre d’art », Chemins qui ne mènent nulle part, Wolfgang Brokmeier (ed.), Paris, Gallimard, 1962, p. 30
[64] Notons toutefois que l’on peut inscrire l’interdiction de déformer l’apparence d’un sujet de manière arbitraire dans la définition de la caricature en la distinguant du portrait charge comme Champfleury.
[65] « Auf den Bildern derer, die ohne geistigen Hintergrund gestalten und den Nichtkenner durch eine gewisse Ähnlichmacherei verblüffen, sollte der Vermerk stehen: Nach der Natur kopiert. Hätten sie ein Wachsfigurenkabinett zu zeichnen, so wüßte man zwischen den Figuren und den Besuchern nicht zu unterscheiden. » (Karl Kraus, Beim Wort genommen, op. cit., p. 108)
[66] Afin de faciliter le commentaire, je me permets d’introduire des chiffres.
[67] « Die Eigenart des Herrn Blix, in der Mitte jedes Gesichtes eine Gurke und am Rand einen Henkel zu sehen scheint sich auch nicht mit meinen Geburtsfehlern zu decken. Da ich aber auch keinen Zwicker trage und kein Kandelaber neben mir stand, so vermute ich, daß der Meister mich überhaupt nicht gesehen, sondern auf Grund falscher Informationen und Gerüchte oder vermöge einer Personenverwechslung porträtiert hat. Meine Eitelkeit, die sich nicht auf meinen Leib bezieht, würde sich gern in einer Mißgeburt erkennen, wenn sie in ihr den Geist des Zeichners erkennte, und ich bin stolz auf das Zeugnis eines Kokoschka, weil die Wahrheit des entstellenden Genies über der Anatomie steht und weil vor der Kunst die Wirklichkeit nur eine optische Täuschung ist. Gegen die Mittelmäßigkeit, die nicht trifft, und vor der Mittelmäßigkeit, die es anschaut, müßte das Recht am eigenen Körper statuiert werden, mindestens aber gelte die Befugnis, eine Illustration, die nicht übertreibt, sondern erfindet und nichts weiter bedeutet als die Verbreitung einer falschen Nachricht über meine Ohren, durch die photographische Entgegnung des Sachverhalts zu berichtigen. Warum soll die zeichnerische Reportage das Recht auf die Lüge voraus haben? Eine kleine Nase darf zum Knopf, eine große zum Rüssel werden: das wird dem Handwerk zugestanden. Aber wenn der Meister unter dem Rüssel den Namen dessen setzt, der die kleine Nase hat, so läuft er Gefahr, ein Lügner genannt zu werden. Warum soll der Schutz, der gegen die verbale Fälschung aufgerichtet ist, der eindringlicheren Methode gegenüber versagen ? ».
[68] Alain Deligne, op. cit., p. 13.
[69] Jean-Claude Gardes, op. cit., p. 142.
[70] Karl Kraus, Pro Domo et Mundo, tr. fr. Roger Lewinter (modifié), op. cit., p. 91.
[71] Voir Edward Timms, Karl Kraus und der Kampf ums Recht, Wien, Picus Verlag, 2006, p. 47-52.
[72] Il me semble que la distinction qu’opère Champfleury entre caricature – qui doit révéler une vérité cachée – et charge ait la même fonction.