Tester la théorie sémiotique de l’image


Notes

1 Voici les autres dessins qui, depuis, ont fait également l’objet d’une analyse en commun lors des séances du 26/06/07 et du 21/09/07 : La dernière quille de Caran d’Ache, Psst .. ! no 1, 5 février 1898, En voulez-vous des aveux ? En voilà !!!! d’Edouard Couturier, Le Sifflet, no 19, 9 juin 1898 et Le Traître de l’affichiste V. Lenepveu, Le Musée des horreurs, no 6, 25 novembre 1899. Un an auparavant, Florent Gabaude avait exposé lors d’une séance de travail les thèses de Martine Joly.

2 L’Assiette au Beurre, no 102, 14 mars 1903.

3 Mais peut-être n’est-il pas inutile de rappeler ici ce contexte. Au début des années 90 de la Troisième République, la France a connu une très grave crise : le capitaine d’artillerie français Alfred Dreyfus (1859-1935), Alsacien d’origine juive, avait été en 1894 accusé d’espionnage au profit de l’Allemagne par un tribunal militaire, et condamné à la déportation à vie. Son innocence faisant de moins en moins de doute, des cercles libéraux – avec entre autres G. Clemenceau et E. Zola – exigèrent une révision du procès, mais qui devait mener fi n 1899 à une parodie de justice et à une deuxième condamnation. Malgré la grâce présidentielle qu’il obtint donc, Dreyfus ne fut réhabilité qu’en 1906.

4 Ce dessin en pleine page, au même titre que les douze autres qui l’accompagnent, constituent en effet un recueil paru sous le titre Passementeries et Vérité, préfacé et légendé par Henri Béranger.

5 Martine Joly, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Armand Colin, coll. 128, 2005 (Nathan, 19931), p. 30. On consultera aussi du même auteur : L’image et les signes. Approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Armand Colin, 1994.

6 Charles Sanders Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978. Deuxième précision : ce que Joly importe, c’est uniquement l’aspect sémantique (le rapport du signe à l’objet), qui n’est donc pas toute la sémiotique développée par Pierce.

7 Groupe Mu (Francis Edeline, Jean-Marie Klinkenberg, Philippe Minguet), Traité du signe visuel : Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, 1992.

8 Se présente ici un problème de langue : l’allemand ne connaît par exemple pas ce genre de phraséologisme (pour cela, il dira : Die Wahrheit kommt ans Licht ou encore : Nicht ist so fein gesponnen/Es kommt ans Licht der Sonnen). Au sens strict, la lecture de ce dessin n’est donc possible que dans les langues qui utilisent l’image du puits. Plus généralement parlant, c’est toujours un savoir commun à tous les membres d’une même collectivité culturelle qui détermine la compréhension.

9 L’un des plus fondamentaux est celui de l’italien Cesare Ripa, paru à la fi n du XVIe siècle : Iconologia overo Descrittione dell’Imagini universali cavate dall’Antichità e da altri luoghi […] per representare le virtù, vitii, affetti e passioni humane (1593), P.P. Tozzi, Padoue, 1611 (2e édition illustrée). Ripa propose alphabétiquement les concepts et la description de la figure allégorique correspondante.

10 Le Cri de Paris, no 120, 14 mai 1899. Le spécialiste Raymond Bachollet a utilement placé ce dessin en vis-à-vis de celui de Jossot dans son beau recueil commenté, Les Cent plus belles images de l’Affaire Dreyfus, Paris, Editions Dabecom, 2006, p. 6-7. Jean-Denis Bredin, autre grande autorité en ce domaine, revient dans sa Préface sur l’importance jouée par la caricature dans l’Affaire.

11 Séance de travail du 23/03/07 à l’INHA.

12 Le risque de confusion avec les basques de la robe du juge étant réel, surtout pour les gens peu familiers des costumes de l’époque, apparaît la pleine utilité de dire ce que l’on voit pour identifier correctement avant seulement d’interpréter. Une nouvelle fois se trouverait confirmée ici la formule rigoriste de Friedrich Schleiermacher selon laquelle on se voit d’abord confronté à la mauvaise compréhension : « La pratique plus laxiste part du principe que la compréhension se présente spontanément ; et énonce le but sous une forme négative : ‹ il faut éviter la compréhension erronée › » (§ 15) ; ou encore : « La pratique plus rigoureuse [dans l’art] part du fait que la compréhension erronée se présente spontanément et que la compréhension doit être voulue et recherchée point par point » (§ 16). Herméneutique. L’Abrégé de l’herméneutique de 1819, traduit de l’allemand par Christian Berner, Paris, Cerf, 1987.

13 C’est en effet à ce niveau (iconique, selon Joly) que me semblent pouvoir prendre place les considérations iconographiques comme les entend Panofsky : au sens de première sphère de signification, signification qui se distingue d’un avant, une perception événementielle à laquelle correspond la description pré-iconographique, qui rend compte des motifs indépendamment de leur signification, et d’un après, la signification proprement dite, et qui est le terrain de l’interprétation iconologique ; cette dernière ne se contente plus d’identifier des motifs, mais interroge l’œuvre comme symptôme, comme témoin des valeurs symboliques d’une civilisation (cf. Essais d’iconologie, 1939).

14 Le souci de réel peut être tel que l’allégorie prend vie. Elle devient alors tableau vivant (« allégorie concrète » pour employer une expression de Courbet). On a pu ainsi voir défiler en France, lors de cérémonies officielles de commémoration, de vraies femmes en Liberté ou en Marianne.

15 On sait que Magritte a fait du caché la matière de plusieurs de ses toiles. En voici le système de représentation : un objet dissimule le centre d’intérêt du tableau. P. Waldberg cite une lettre où Magritte lui explique ses intentions : « Ces tableaux doivent leur intérêt à l’existence soudain devenue consciente pour nous du visible apparent et du visible caché – qui ne sont jamais séparés dans la nature. Quelque chose de visible cache toujours autre chose de visible. Mais ces tableaux manifestent immédiatement cet état de choses et d’une manière inattendue. Il se passe quelque chose entre ce que le monde nous offre de visible et ce que le visible cache, et qui est visible : une sorte de combat, que le titre La Grande Guerre nomme convenablement » (Patrick Waldberg, René Magritte, Bruxelles, André De Rache éditeur, 1965, p. 248). La Grande Guerre (1964) représente un bouquet de fleurs dissimulant le visage d’une femme en toilette.

16 Lexis, Larousse de la langue française, 2002.

17 Harald Weinrich, Grammaire textuelle du français, Paris, Didier, 1989.

18 Dans son roman, Viande de « borgeois », tout un chapitre est intitulé « Mascarade » (éd. Louis Michaud, Paris, 1906).

19 La déictique est ce qui sert à désigner.

20 A propos d’une affiche pour la paix que le peintre André Fougeron avait réalisée en 1959 dans le contexte de l’Appel de Stockholm, où il s’était agi de se mobiliser contre un avenir nucléaire apocalyptique, j’ai déjà été amené à décrypter du déictique visuel (cf. « La bombe sémaphore », in Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 21, oct.-déc. 1990, Paris, BDIC, p. 102-108). Soucieux de montrer que l’affiche était structurée comme une peinture, j’en avais alors appelé à un passage du Della Pittura d’Alberti particulièrement attentif au geste du montreur en peinture, mais en fait pour identifier ce personnage à un objet remplissant la même fonction déictique. En effet, une bombe pointait ostensiblement d’en haut une enfant sur le sol. Notre analyse passait ainsi de l’objet ‹ montreur › à son « signifié » (le sens projeté : image d’un sacrifice de l’enfance, symbole de la vie à venir). L’affiche en question se composait de deux parties que séparait cette petite enfant démesurément grande. La division entre le haut et le bas reposait sur plusieurs oppositions dont l’efficacité consistait à établir un lien à la fois logique et déictique entre le passé et l’avenir, l’image et le texte, la guerre et la paix.

Voici le passage d’Alberti : « Il me plaît que dans l’histoire représentée il y ait quelqu’un qui attire l’attention des spectateurs sur ce qui se passe, que de la main il appelle le regard ou, comme s’il voulait que cette affaire fût secrète, qu’avec un visage farouche et des yeux [nous soulignons] menaçants il les dissuade d’avancer, ou qu’il indique là quelque danger ou quelque chose à admirer, ou encore que, par ses gestes, il t’invite à rire de concert ou à pleurer en même temps qu’eux. » (Leon Battista Alberti, La Peinture, édition de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost revue par Yves Hersant, Paris, Seuil, 2004, Livre II, § 42).

21 L’étagement plastique des plans ferait sens : l’Affaire Dreyfus fut d’abord une affaire militaire, ensuite juridique, puis religieuse (l’Eglise catholique ayant été taxée à maintes reprises d’antijudaïsme).

22 Abdou-‘I-Karim Jossot, Le Sentier d’Allah, Hammamet, Tunisie. impr. V. Hababou, Tunis, 1927, p. 8.

23 La Vérité en marche, recueil des articles concernant l’affaire Dreyfus, 16 février 1901. Vérité (1903) est par ailleurs le titre d’un des quatre romans formant, avec Fécondité, Travail et Justice le cycle « Les quatre Evangiles ». Dans Vérité, Marc lutte contre l’obscurantisme de l’Eglise.

24 Cf. par exemple : Le Traître. Dégradation d’Alfred Dreyfus. Dessin d’Henri Meyer, Le Petit journal illustré, no 217, 13 janvier 1895.

25 Michel Dixmier, Jossot, Cahier de l’art mineur no 23, coédition de Limage et de Vent du ch’min, Paris, 1980, p. 3.

26 Le petit livre des couleurs. Entretiens de Michel Pastoureau et Dominique Simonet, Ed. du Panama, 2000.

27 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.

28 Toujours dans ce même passage, Diderot poursuivait en ces termes : « Le mélange des êtres allégoriques et réels donne à l’histoire l’air d’un conte, et pour trancher le mot, ce défaut défigure pour moi la plupart des compositions de Rubens. Je ne les entends pas. Qu’est-ce que cette figure qui tient un nid d’oiseaux, un Mercure, l’arc en ciel, le Zodiaque, le Sagittaire, dans la chambre et autour du lit d’une accouchée ? Il faudrait faire sortir de la bouche de chacun de ces personnages, comme on le voit à nos vieilles tapisseries de château, une légende qui dît ce qu’ils veulent ». Diderot fait ici allusion au tableau La naissance de Louis XIII (1623).

29 Georges Didi-Hubermann, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 11. S’il y a une part de vérité dans les dires de Didi-Hubermann, c’est l’évidence implicite qui la soutient, à savoir que la peinture, chez lui la référence majeure (mais la photo retient aussi son attention) est muette.

Mais une image est-elle vraiment, comme le pense Didi-Hubermann, un phénomène entièrement maîtrisable par le langage ? Une première objection consisterait à dire qu’il y a des choses qui échappent à la langue : par exemple la déictique, qui ne relève pas que du « symbolique » comme les autres signes du langage (au sens saussurien de l’arbitraire du signe ou peircien de « symbole »). En effet, dans toutes les sortes de déictique, locale, temporelle, et même intratextuelle (anaphorique et cataphorique), là où le geste primerait sur la parole et suppose le référent présent, s’instaure tout un « champ monstratif » (Zeigefeld, selon l’expression de Karl Bühler) qui déborde la langue. Aujourd’hui, on parle d’espaces déictiques dont la connaissance suppose une certaine compétence : ce que confirmerait la déictique dite illocutoire (exemple : « Par la présente lettre, je vous signifie ma démission »), qui initie quelque chose dans le monde réel. Ces mots agencés en une phrase sont donc plus que du langage symbolique. Or si l’objet, dans le geste ostensif, ne peut être supposé que présent, la deixis relève alors de l’ « index » au sens de Peirce. « Le linguistique » envisagé par Joly, c’est encore trop le conventionnel au sens du « symbole » peircien ou de l’arbitraire saussurien où l’objet n’a nullement besoin d’être présent pour qu’on en parle. Or, les pronoms personnels anaphoriques ou les pronoms démonstratifs sont certes des faits de langue, mais qui en même temps les transcendent.

Par ailleurs, il est encore un autre élément qui déborde la langue au sens verbal du terme. La métaphore par exemple, qui est fondée sur un parallélisme qualitatif, ne relève-t-elle pas de l’iconicité au sens de Peirce ? Certes, la métaphore est un signe linguistique et elle instaure une relation de sens au niveau de la grammaire logique. Et c’est au prix de cette contrainte que le jeu de la ressemblance peut être contenu dans les limites de l’opération prédicative, du discours donc : « Untel est un lion », où les qualités du lion, force et noblesse, sont transférées sur une personne. Mais s’y ajoute aussi l’aspect proprement sensible de l’image, aspect qu’on ne saurait mettre entre parenthèses. Quand on évoque la vivacité d’une image, on souligne ainsi le pouvoir que celle-ci a de nous mettre quelque chose sous les yeux. Mais en fait, ne passe-t-on pas là du « dire » au « voir comme », pour employer la juste terminologie de Wittgenstein ? Dans ses Investigations philosophiques (1953, Partie II, x.), à propos de la fameuse tête de lièvre qui peut être également vue comme celle d’un canard, Wittgenstein introduit la différence entre « percevoir » et voir vraiment, « voir comme ». Il y aurait dans une bonne métaphore une jonction entre un moment verbal et un moment non verbal qu’on ne peut pas occulter : un voir mental qui déborde précisément le langage.

30 Il n’est évidemment pas exclu que le dessin de Jossot révèle encore une signification supplémentaire comme élément d’une série et composante d’un discours sur le sujet annoncé par le titre d’ensemble Passementeries et Vérité. Auquel cas, avant d’en arriver à cette signification, la méthode sémiotique, qui se veut patiente et attentive, exigerait que chaque planche de la série soit soumise au même genre d’examen que celui que nous nous venons de proposer à la pleine page retenue. Cependant, à titre indicatif : la passementerie étant le commerce de tissus, dentelles, galons dont on orne les meubles, tentures et habits, s’il nous fallait commenter la page de titre, c’est évidemment le jeu entre nudité et habillage, donc la symbolique du voile et du dévoilement, qu’il faudrait d’abord faire ressortir…

31 Cf. ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, 1916, Paris, Gérard Monfort, 1992. Signalons d’ailleurs que Wölfflin, tout comme Panofsky, ont déjà fait l’objet d’analyses en commun par notre groupe de travail.

32 S’il fallait souligner un progrès de Joly par rapport à Wölfflin, il faudrait le situer au niveau de l’intermédialité, totalement absent chez ce dernier. Mais Joly ne la pratique pas de manière aussi explicite que Genette.

33 L’image et les signes. Approche sémiologique de l’image fixe, Paris, Armand Colin, 1994, p. 91. Ce qui frappe en effet avec Panofsky, Riegl ou Wölfflin est que tous ont entendu par image avant tout l’image d’art.