Le grotesque – sa mise en forme dans la peinture et la poésie


Notes de lecture sur un livre de Wolfgang Kayser, Das Groteske – Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung (Le grotesque – sa mise en forme dans la peinture et la poésie). Par Laurence Danguy
La réunion trimestrielle de l’EIRIS du 12 janvier 2008 avait pour objectif d’apporter des éléments de réflexion à la notion de grotesque ; dans ce cadre, plusieurs ouvrages ont été présentés, dont celui de Wolfgang Kayser, Das Groteske – Seine Gestaltung in Malerei und Dichtung. L’édition retenue est celle de 2004, reproduisant la deuxième édition inchangée de 1961, augmentée d’une préface substantielle de Günter Oesterle « Zur Intermedialität des Grotesken » (De l’intermédialité du grotesque) ainsi que d’une bibliographie choisie et actualisée sur le grotesque, le monstrueux et la caricature. Le présent compte-rendu concerne la contribution originale de Kayser, en particulier la partie philologique de l’ouvrage, les thèses de l’auteur ainsi que la question de la caricature, au centre des activités de l’EIRIS.

Situation historiographique

L’ouvrage de Wolfgang Kayser a paru pour la première fois en 1957. De cet auteur, théoricien important de la littérature, souvent critiqué pour son attitude vis-à-vis du nazisme, est notamment connu un ouvrage, paru pour la première fois en 1948, Das sprachliche Kunstwerk – eine Einführung in die Literaturwissenschaft (L’œuvre d’art littéraire – Une introduction à la théorie de la littérature) dans lequel l’auteur défend l’idée d’une interprétation immanente de l’œuvre. L’ouvrage de Wolfgang Kayser sur le grotesque connaît, quant à lui, une réception internationale importante jusqu’au milieu des années 1960 ; à l’exception notable des Etats-Unis, sa réception actuelle est marginale, en Allemagne comme en France, dans ce dernier cas avec le handicap d’une absence de traduction. De l’ouvrage n’est en outre généralement cité que le résumé dans lequel Kayser récapitule ses positions et thèses. Au-delà des critiques que l’on peut opposer au livre – principalement celles d’une confusion rhétorique, d’un ouvrage fourre-tout, d’un corpus limité au « grand Art » et d’une inclination téléologique -, la contribution de Kayser demeure aujourd’hui une référence, dans la mesure où Kayser est le premier auteur à tenter de circonscrire la notion de grotesque en couplant approches structurelle (dixit) et historique. A ce titre, son livre constitue la base – plus ou moins assumée – des ouvrages traitant postérieurement de la question.

Présentation du livre

L’ouvrage comprend 228 pages, copieusement annotées, augmentées d’un index des noms et de 28 planches en noir et blanc de mauvaise qualité. Les cinq chapitres qui le composent sont précédés d’un avant-propos et de l’énoncé de la problématique ; ils sont suivis d’un résumé conséquent tenant lieu de conclusion. Le premier chapitre est consacré à la grotesque en tant que chose et mot, le deuxième à l’élargissement de la notion de grotesque, les trois suivants à l’étude de la notion d’après des découpages historiques : les romantiques, le dix-neuvième siècle et les modernes (dans le sens allemand du terme).

Compte-rendu synthétique des considérations philologiques et des postions vis-à-vis de la caricature

L’auteur revient dans l’avant-propos sur la genèse d’un livre né lors d’une visite au Prado à la vue des peintures de Vélasquez, de Goya, de Bosch, des peintres flamands… Il récuse l’ambition d’une histoire du grotesque – qui devrait inclure la musique, à laquelle il renonce (dixit) – mais indique vouloir définir aussi exactement que possible le grotesque, en partant de l’histoire du mot pour en dérouler les fils sur cinq siècles, du 15ème siècle jusqu’à nos jours. Dans son énoncé de la problématique, Kayser, qui ouvre son propos par une citation de Gottfried Keller, constate que le grotesque n’est pas une catégorie scientifique de pensée ; le grotesque est du reste absent de la plupart des ouvrages encyclopédiques ou alors très mal documenté. Employé pour la musique, la littérature, les arts, la danse, le mot paraît pourtant correspondre à une catégorie esthétique. Kayser passe ensuite en revue le peu de littérature existante, s’arrêtant plus longuement sur la Geschichte des Grotesk-Komischen (Histoire du grotesque comique) publié en 1788 par Karl Friedrich Flögel. Le premier chapitre débute par une étude philologique dont le point de départ correspond à l’apparition des mots italiens « La Grottesca » et « grottesco » à la fin du 15ème siècle à l’occasion de l’excavation à Rome de peintures pariétales présentant un type d’ornement inconnu, formé d’un assemblage de plantes contraire à l’ordre de la nature et alors – faussement – supposées antiques et romaines. Au cours de la Renaissance, le mot est toujours davantage lié à quelque chose d’oppressant, d’étrange. Entre les 15ème et les 18ème siècles, l’ornement grotesque s’éloigne des formes aux contours clairs, généralement sur fond noir ou blanc, avec ou sans relief (arabesques et mauresques), pour désigner quelque chose de confus, de déformé, intégrant des êtres fabuleux. Au 16ème siècle, le mot passe les Alpes et gagne le domaine entier de l’ornement en particulier du dessin et des décorations architectoniques ; il est utilisé à la fois comme substantif et comme adjectif (dérivé). En tant que substantif, en Allemagne comme en France, le mot est en général utilisé au pluriel (Grotesken, grotesques), réservé dans le premier cas aux nouveautés ornementales. L’évolution du mot se fait par la forme adjectivale qui permet d’accrocher davantage l’objet ; sa surface sémantique s’étend progressivement à un mélange de formes humaines et animales. Au 16ème siècle, le substantif gagne la littérature (Montaigne). Au 17ème siècle, c’est le cas de l’adjectif. Aux 17ème et 18ème siècles, « grotesque(s) » ne correspond cependant pas à des contenus précisément fixés mais est utilisé pour désigner du « très inhabituel », puis du burlesque, avec un usage plus fréquent en France qu’en Allemagne. Au 18ème siècle, le mot intègre les « chinoiseries », un terme désignant un mélange des genres (Bereiche), la présence du monstrueux et le renversement des règles (Ordnungen) et des proportions. Se pose alors un problème nouveau à l’art : la caricature. Au lieu d’idéaliser la nature, celle-ci prend pour principe central le caractéristique. A la fin du 18ème siècle, l’un des théoriciens de la caricature, Christoph Martin Wieland, la répartit en trois catégories : 1/ la peinture qui reproduit une nature sans parure, la vraie caricature ; 2/ la peinture qui exagère certains traits de son objet tout en laissant celui-ci reconnaissable ; 3/ la peinture se détachant de tout souci de ressemblance, dans une manière fantastique – on parle de grotesques -, où le peintre crée avec une imagination débridée des formes monstrueuses dans le but de provoquer les rires, le dégoût et l’étonnement. Malgré une divergence de vue sur le rapport du grotesque à la caricature, Kayser reconnaît à Wieland d’avoir mis le doigt sur le mélange d’émotions contradictoires déclenché par le grotesque ; pour Kayser, néanmoins, même si la caricature partage avec la satire une proximité avec le grotesque, qu’elle prépare, celui-ci est, en tant que phénomène, clairement à différencier de la distrayante caricature ou de la tendancieuse satire.

Thèses de Kayser

La première des assertions de Kayser est celle de l’existence d’une notion anhistorique du grotesque. L’observation du mot au cours des siècles témoigne de l’évolution de la désignation d’une chose (Sachbezeichnung) vers une catégorie esthétique visant 1/ des contenus et une structure 2/ un processus de création (Schaffensvorgang ; tel que le rêve) 3/ les effets produits (ceux décrits par Wieland : rires, dégoût et étonnement). Cette évolution n’est nullement arbitraire, les Italiens se référaient déjà à un processus créatif avec, au 16ème siècle, leur « sogni dei pittori », tandis que la permanence de certains contenus de l’ornement peut être observée jusque dans le surréalisme. Les trois aspects du grotesque sont propres à l’œuvre ; pour autant, le grotesque n’apparaît que dans la réception de l’oeuvre qui actualise et modifie. L’évolution du sens et l’élargissement de la notion esthétique sont justement liés à l’évolution de la perception des œuvres d’art ; on passe de la désignation de formes objectives à celle de l’effet émotionnel (seelische Wirkung). Le tournant se produit avec le Goethe de la période italienne et Karl Philipp Moritz qui s’emploient à déterminer des notions esthétiques en fonction de l’œuvre en soi et non de ses caractères formels (seine meßbaren äußeren Formen), en fonction donc de l’organisation de l’oeuvre, ce qui autorise à parler de structure. Néanmoins, la structure du grotesque ne va pas de soi et doit être perçue selon ses modes d’apparition ; une perception inadéquate est donc possible (exemple des œuvres incas pour un œil néophyte). Des formes et motifs précis prédisposent à la perception du grotesque : les animaux monstrueux des légendes (déjà présents dans l’ornement), les épisodes de la Tentation de saint Antoine, l’Apocalypse, certains animaux de la réalité dans lesquels l’homme moderne peut voir l’étrangeté, en particulier les serpents, les hiboux, les tortues, les araignées, les animaux nocturnes ou rampants… Le type même de l’animal grotesque est la chauve-souris. De tels motifs grotesques existent aussi dans le monde végétal, par exemple tout ce qui est caché et peut-être révélé avec un microscope. Une autre catégorie de motifs est constituée par les appareils mettant en péril la vie mais aussi par les objets pointus (Bosch), ceux mêlant du mécanique à de l’organique, générant aisément des disproportions démoniaques (avion/libellule). Plus généralement, le mécanique devient étrange lorsqu’il devient vivant et le vivant lorsque lui est ôté la vie (poupées, automates, marionnettes, masques). L’homme aliéné, ayant perdu la raison devient un étranger, un esprit inhumain ; il s’agit là d’un motif goûté des romantiques et des modernes. Mais cette aliénation a aussi valu tôt pour la posture de l’artiste, de la part des critiques puis par une assimilation du contenu de l’oeuvre à l’acte créateur ; le grotesque ressemblant au monde de la folie.

Première thèse de Kayser

Le grotesque est une structure…Le grotesque est le monde devenu étranger (entfremdete Welt)…De ceci procède ce qui nous était familier et qui soudainement se révèle étrange (sich als fremd und unheimlich enthült). Le grotesque consiste en notre monde qui s’est transformé. La soudaineté, l’effet de surprise relèvent de l’essence du grotesque (gehört wesentlich).

Dans la poésie, le grotesque se manifeste dans une scène ou une image mouvante ; dans les beaux-arts, dans un événement ou un moment « prégnant » (Ensor) ou chargé de tensions (Kubin). L’horreur provient de ce que notre monde se révèle être une apparence.

Deuxième thèse de Kayser

Le grotesque n’est pas une peur de la mort (Todesfurcht), mais une angoisse existentielle (Lebensangst). La structure du grotesque consiste en ce qui est récusé par nos repères dans le monde (Weltorientierung), c’est-à-dire 1/ le mélange de domaines que nous tenons pour séparés ; 2/ la suppression de ce qui est statique ; 3/ la perte d’identité ; 4/ la déformation des proportions « naturelles » – ces quatre premières catégories sont présentes dans l’ornement depuis la Renaissance et il convient d’y rajouter : 5/ la suppression de la catégorie des choses ; 6/ la destruction de la notion de personnalité ; 7/ l’anéantissement de l’ordre historique

La question de celui qui agit, reste sans réponse ; dès que les forces sont nommées, dès qu’il leur est attribuée une place dans l’ordre cosmique, le grotesque perd de sa substance (Wesen).

Troisième thèse de Kayser

Le grotesque est le ça, le on, la chose mise en forme (die Gestaltung des « Es »), le ça fantôme (spuckhaftes Es).

Le monde devenu étranger nous fait perdre nos repères, il apparaît absurde, d’un absurde différent de celui de la tragédie qui relève de faits condamnés par notre morale, auquel est proposé un sens dans une forme prédéterminée ; dans l’absurde du grotesque, il n’est pas question de faits, mais principalement d’une défaillance de notre orientation dans le monde physique ; la forme que prend alors l’absurde n’est pas déterminée à l’avance. Il est deux sortes de grotesque : le grotesque fantastique avec son monde onirique et le grotesque radicalement satirique et ses masques ; dans cette seconde catégorie s’exerce le rire qui provient des traits caricaturaux ; ce rire issu du comique devient railleur, cynique, satanique. Il n’y a pas de réponse claire à l’origine du rire dans le grotesque.

Quatrième thèse de Kayser

Les créations du grotesque sont un jeu avec l’absurde.

Cela peut se jouer dans la légèreté et même la liberté (Raphaël, Goethe) ; il s’agit de formes que l’on ne trouve plus guère. Lorsqu’il y a perplexité et horreur devant les puissances sombres qui guettent dans le monde et peuvent le rendre étranger, la création (Gestaltung) artistique agit aussi comme une libération secrète. L’obscur est montré, l’étrange est à découvert, l’insaisissable mis en mots.

Cinquième thèse de Kayser

La création grotesque (Gestaltung des Grotesken) est une tentative d’envoûter (bannen) le démoniaque présent dans le monde et de le conjurer (beschwören).

Cela s’est fait de tous temps avec une intensité variable ; on peut repérer trois périodes : 1/ le 16ème siècle, royaume du ça (Es) où les interprétations de l’existence produites jusque là perdent de leur pertinence ; 2 / le Sturm und Drang et le romantisme qui s’opposent aux images du monde rationalistes de l’Aufklärung ; 3/ les temps modernes qui contestent la validité des notions de l’anthropologie et des sciences naturelles avec lesquelles le 19ième siècle a tenté d’élaborer ses synthèses.. Les créations du grotesque contredisent tout rationalisme et tout système de pensée ; ce fut une absurdité de la part des surréalistes que d’essayer d’en faire un système. Pour finir, les singularités des artistes et des époques sont toujours reconnaissables à l’intérieur de la structure du grotesque.