« Le petit livre des couleurs » de M. Pastoureau


Michel Pastoureau, Le Petit Livre des couleurs (avec Dominique Simonnet),
Éditions du Panama, 2005, 123 p.

Analyse d’Alain Deligne
Pour se persuader de l’actualité et de l’importance que revêt une réflexion sur les couleurs, il n’est que de penser aux designers qui savent comment opèrent les couleurs sur autrui et qui en régissent pour ainsi dire le code non écrit.
D’où l’intérêt de prendre du recul. Ce que nous permet Michel Pastoureau, historien médiéviste…

… qui nous vient de l’héraldique, mais dont les considérations sur les couleurs vont bien au-delà, tant en amont (l’Antiquité) qu’en aval (le monde contemporain), seule la longue durée offrant la possibilité d’apprécier correctement l’évolution d’une couleur ou le débat sur deux conceptions antagonistes de la couleur . Ce qui n’est sûrement pas étranger au succès que rencontrent ses livres. Il faut dire aussi que le propos de Pastoureau est toujours très bien documenté. C’est celui d’un historien des faits. Dans l’espace, il se limite aux usages et codes de la société occidentale, avec parfois quelques incursions dans d’autres continents (en particulier l’Afrique ou le Japon), mais alors avant tout à titre contrastif. Le matériau privilégié sur lequel il travaille est le vêtement.
Pastoureau admet six couleurs : le bleu, le rouge, le blanc, le vert, le jaune et le noir, ainsi que les demi-couleurs gris et rose. Mais suivre couleur par couleur sa démonstration (ordre adopté dans l’ouvrage, qui est en fait une présentation dialoguée condensée de ses recherches) ou s’attacher à l’une seule d’entre elles, comme il l’a fait lui-même avec son Bleu. Histoire d’une couleur, Seuil, 2000, serait fastidieux. Nous préférons dégager l’orientation générale de ses études.
Anthropologue, Pastoureau se refuse à tenir un discours scientifique universel, transculturel, qu’il préfère laisser aux (neuro)biologistes, physiciens, mathématiciens, chimistes. Une couleur qui n’est pas regardée n’existe pas. Pastoureau se range ainsi à l’avis de Goethe. Pour eux, il n’y a pas de couleur sans perception par un regard. A partir de là, on peut poser ici le problème en termes de philosophie de la connaissance et, à cet effet, faire d’abord la différence entre voir (maintenant l’affaire des neurosciences) et percevoir tout court (affaire de l’anthropologie culturelle). Trois niveaux s’offrent alors : celui de la couleur réelle (au sens référentiel), de la couleur perçue et de la couleur nommée (d’où l’attention prêtée par Pastoureau aux problèmes de philologie et de terminologie). Cet étagement se justifie, car il n’y a pas correspondance parfaite entre percevoir et nommer. Toute personne qui est sortie d’un magasin avec un vêtement d’une autre couleur que celle qu’il avait cru percevoir spontanément le confirmera : la nomination exacte d’une couleur par le vendeur est susceptible de nous faire changer d’avis, un vert « wagon » ou un jaune « purée de poix » pouvant avoir un effet dissuasif !
Toutes les couleurs sont ambivalentes. A l’exemple du rouge qui présente deux aspects contradictoires : les papes et cardinaux qui, à partir des XIIIe et XIVe siècles, se sont mis au rouge signifiaient par là qu’ils étaient prêts à verser leur sang pour le Christ, mais, à la même époque, le diable apparaît aussi en rouge sur nombre de tableaux. On saura gré ici à Pastoureau de ne pas s’aventurer dans une quelconque interprétation psychologisante, ésotérique, pour laquelle un même rouge par exemple suggèrera selon la personne quelque chose d’érotique ou de brutal, d’indigeste ou de noble. Il mentionne ainsi avec mépris les tests psychologiques d’embauche : « Si vous choisissez le rouge, vous voilà catalogué excité ! C’est d’une naïveté affligeante ! » (p. 120).
Si symboliser, c’est signifier ou transmettre des idées, on pourrait s’attendre à ce qu’une histoire symbolique des couleurs en reste au niveau du pur intelligible. Or, ce qui rend convaincante la lecture des ouvrages de Pastoureau est que ses considérations symboliques ne sont jamais trop floues. A cause précisément de la prise en compte de la chimie des pigments, de la technique des teintures, des lieux de production et de distribution, bref de tout ce qui présente un aspect matériel et technique, qui nous autorise à caractériser son entreprise comme étant en fait ‹matérialiste›. Deux exemples : chimiquement parlant, il n’est pas aisé de produire le vrai noir. Or, c’est ce qu’il faut savoir avant que d’être sensible à l’élégance de telle parure noire. Par ailleurs, dans l’Encyclopédie, Diderot et D’Alembert avaient établi des nuanciers de couleurs et certains termes de l’époque étaient même tirés du nom du lieu d’où venait le colorant. Bonne place est donc faite par Pastoureau aux « arts et métiers » si essentiels d’ailleurs aux yeux des Encyclopédistes.
Certes, l’histoire des couleurs n’est pas l’histoire de la peinture. Et, l’on peut se répartir les tâches, comme le fait Pastoureau, et renvoyer ainsi pour l’histoire de l’art (du reste aussi pour l’histoire des sciences) à John Cage, Colore and Culture. Practice and Meaning from Antiquity to Abstraction, Londres, 1993. Mais Pastoureau se permet cependant des jugements quelque peu expéditifs sur certains mouvements picturaux, en particulier des deux derniers siècles. Ainsi, la théorie des couleurs primaires (jaune, bleu, rouge) et complémentaires (vert, violet, orange) est dite pseudo-scientifique (p. 69-70) seulement parce qu’elle n’aurait aucune réalité sociale ni culturelle : il nous faut donc l’oublier ! On voit là les limites du tout-anthropologique. Pastoureau passe en effet à côté du débat de l’histoire de l’art, à la fin du XIXe siècle, sur l’impressionnisme. Qu’on se rapporte par exemple au livre de Paul Signac, D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme (introduction et notes par François Cachin), Paris, 1978, qui nous rappelle que les (post)impressionnistes connaissaient bien les préceptes de Chevreul sur les rapports de la lumière avec les sons. Et si le fameux « mélange optique » (l’explication par la structure en points comme présupposé du mélange des couleurs dans la rétine) a pu être dénoncé comme une légende par le critique d’art américain Robert L. Herbert, il n’en reste pas moins que ces points, jugés donc trop gros pour se mélanger, conservaient intacte de cette méthode ce qu’on a précisément le plus loué en elle : la luminosité. Or, la luminosité est l’un des trois paramètres fondamentaux, avec la saturation et la coloration, que Pastoureau retient pour caractériser les couleurs (du moins en Occident, les Africains ayant introduit d’autres articulations encore comme le sec ou l’humide qui ne nous sont pas toujours familières).
Ce livre clair et précis est conscient de ses limites épistémologiques. En témoigne l’entrée « Aveugle » de son Dictionnaire des couleurs de notre temps. Symbolique et société, C. Bonneton, 1996. L’auteur est en effet familier des paradoxes sur la couleur développés dans l’esprit d’un Wittgenstein. On connaît le cas de la fameuse Mary, une fiction rationnelle, qui sait tout, mais qui a grandi dans un univers en noir et blanc : sait-elle alors ce qu’est le rouge ? Comment par ailleurs expliquer à un aveugle de naissance ce qui se passe quand on voit ? Ou encore : les voyants et les non-voyants peuvent-ils avoir la même notion de ce qu’est de ne pas voir les couleurs ? Autant de questions qui, à la limite, interdisent tout discours sur la couleur. Pastoureau préfère alors parler à juste titre du « phénomène couleur » et déterminer ainsi les conditions rendant possible l’acte de percevoir : une source d’énergie lumineuse, un objet sur lequel elle retombe et un œil qui décode culturellement à l’aide de sa mémoire et de son imagination, avec toute la part de collectif que cela implique. En fait, une sorte de mixte des conceptions de l’Antiquité sur la perception des couleurs, à la différence près que le regard peut être remplacé maintenant par… un appareil enregistreur.

Si on lit ce livre pour se préparer à mieux comprendre l’emploi des couleurs dans l’image en général, mais aussi dans l’image satirique, on sera attentif aux pages où l’auteur aborde les questions d’iconographie. Dans l’ouvrage en question, il mentionne, la bande dessinée (p. 54), la caricature (p. 81), les enluminures (p. 97) et à plusieurs reprises les gravures (par exemple, en noir et blanc ou en couleur, p. 100).
Par ailleurs, son petit livre sur L’Étoffe du Diable. Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, 1991, fourmillait en fait déjà de renvois à l’imagerie (les gravures, p. 36, le bestiaire de Satan, p. 45, les attributs iconographiques de la rayure, p. 67, la mention de Nestor de Hergé, p. 68 et p. 80, les Dupond(t), p. 116, Coluche, p. 123, Obélix, p. 125, les mafiosi, p. 134).