Jossot, Le Fœtus récalcitrant, éditions Finitude, 2011, 128 p. Postface d’Henri Viltard. Qui ne connaît les caricatures de Jossot aujourd’hui, celles parues dans l’Assiette au beurre notamment ? Jossot, considéré par certains comme un des dessinateurs les plus en vue de la Belle Epoque, tient depuis quelques décennies une bonne place dans le cœur des amateurs de dessin de presse et bien sûr des révoltés.
Pourtant, hormis le travail universitaire non encore publié d’Henri Viltard, peu d’études lui ont été consacrées. Une exposition qui débutera fin février 2011 à la Bibliothèque Forney à Paris devrait permettre de découvrir toutes les facettes de celui qui fut tour à tour dessinateur caricaturiste anarchisant en métropole, puis converti à l’Islam et peintre retiré en Tunisie, avant finalement de se détourner de la religion musulmane. Au futur catalogue de l’exposition s’ajoute la réédition de ce petit opuscule datant de 1939 jamais reparu depuis.
Il faut bien sûr saluer l’effort des maisons d’édition qui exhument des textes très peu diffusés par le passé, et donc devenus totalement inaccessibles. Mais les jossophiles, fascinés par le cynisme radical des charges du dessinateur, par son trait et ses aplats si caractéristiques, au-delà de l’intérêt bibliophile que constitue cette réédition, seront-ils envoutés par ce texte ? Jossot pamphlétaire égale-t-il le Jossot caricaturiste ?
Le Fœtus récalcitrant constitue un étrange opus. Rédigé en 1939, il forme le couronnement d’une carrière faite de ruptures en tous genres. Dans une première partie, Jossot revient sur la fonction de la caricature et du dessinateur. Sans se faire autobiographe, l’artiste dresse en fait le portrait d’un homme idéal, celui qu’il a sans aucun doute rêvé devenir à la Belle Epoque. Sous sa plume, la caricature semble douée d’une capacité infinie à dénoncer les hypocrisies, à fustiger l’ordre bourgeois, mais également toutes les formes de structures sociales, que l’individualiste perçoit comme contraignantes (par exemple les syndicats).
La quête esthético-théorique du dessinateur se double d’une recherche philosophique et politique. Mais comme nombre d’anarchistes individualistes, Jossot cumule révolte contre les injustices et conceptions réactionnaires. Le monde semble à Jossot excessivement oppresseur : et de dénoncer l’apprentissage de la lecture, l’école, les sciences, la presse, comme autant d’éléments soumettant l’humanité au capital et qu’il faut donc rejeter.
Au développement technique, Jossot préfère le retour à la simplicité, à un certain retrait par rapport au monde. Henri Viltard souligne d’ailleurs qu’une lecture contemporaine de l’ouvrage fait du dessinateur un précurseur de la décroissance et de l’écologie. Jossot dénonce en effet le travail et la course à la consommation, aussi bien que les effets dévastateurs des produits chimiques utilisés par l’agriculture.
Notons néanmoins que ce texte, publié en 1939, semble déjà datés. Certains anarchistes, et notamment les naturiens, dénonçaient dans les même termes dès la fin du XIXe siècle les excès du Capital sur la nature. En plus de recycler les naturiens, le « philosophe » reprend à son compte Lafargue. Comme le souligne Henri Viltard dans sa présentation, la partie intitulée « L’évangile de la paresse » fait écho au Droit à la paresse publié en… 1880, un « évangile » truffé de références mystiques. Et pour qui affectionne les dessins virulents du Jossot de la Belle Epoque, l’obsession spiritualiste de cet ex caricaturiste anticlérical apparaitra des plus navrantes. Finalement, le contradiction principale de cet écrit revient au fait que Jossot, devenu mystique et retiré du monde, évoque son statut de caricaturiste engagé lié à une période où, loin des circonvolutions de la pensée religieuse, il cognait avec une dureté sans pareil contre toutes les « religions » du temps. Son regard mystique des années 1920-1930 semble devenu inopérant à analyser la puissance du caricaturiste de la Belle Epoque.
Opus étrange, chez celui qui se présente comme détaché des grandes religions, après s’être montré farouchement anticlérical puis avoir embrassé l’Islam et revendiqué son adhésion au soufisme même si, en Tunisie, la conversion à de Jossot a semblé un peu folle au point d’être moquée sous l’appellation de « conversion d’artiste ». Soulignons que le caricaturiste, dans ce texte de 1939, ne relève aucune contradiction dans son parcours, contradictions qui pourtant le disqualifient à nos yeux pour énoncer des grands principes sur le monde (il se fait parfois donneur de leçons), après avoir tant changé de vues. Cet essai reste finalement marqué par l’esprit de la Belle Epoque, tout en étant corrompu par l’aveuglement spiritualiste. A partir de 1914, Jossot s’est bien retiré du monde. Vingt-cinq ans plus tard dans le cynique Fœtus récalcitrant, il n’évoque absolument pas le devenir du dessin de presse dans l’Entre-deux-guerres ni non plus la montée du fascisme…
Les inconditionnels du dessinateur ne manqueront pas néanmoins de lire cet opuscule qui permet de découvrir une face méconnue de l’artiste. Ils profiteront de l’éclairante présentation qu’en dresse Henri Viltard dans cette réédition dont on regrette tout de même, l’absence d’un sommaire qui aurait permis au lecteur de repérer les différentes parties constitutives de l’ouvrage.
Guillaume Doizy, décembre 2010