MARTIN (Laurent), Le Canard enchaîné ou les Fortunes de la vertu. Histoire d’un journal satirique (1915-2000). Flammarion, 2001, 725 p.
Ce livre est la version condensée d’une thèse soutenue à l’Université de Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines. Il comporte 541 pages de texte, suivies de 130 pages de notes. Les annexes fournissent des statistiques sur les tirages, le chiffre d’affaires et les capitaux du Canard enchaîné. L’ouvrage s’achève par un index. Huit pages d’images insérées au milieu montrent quelques pages célèbres de l’hebdomadaire, ainsi que des photographies de l’équipe.
La présentation s’appuie sur différents types de sources : tout d’abord, la collection complète des numéros de l’hebdomadaire, puis les archives de la rédaction et quelques entretiens avec les membres de l’équipe, des enquêtes policières, et enfin tout ce qui relève de la comptabilité du journal, sources inexploitées jusqu’alors.
L’auteur choisit une approche globalement chronologique mais qui croise une analyse thématique. Il en résulte quelques recoupements délibérés entre les phases. Ainsi, la première partie examine-t-elle la genèse de l’hebdomadaire satirique dans la Première Guerre mondiale, tout en insistant sur l’empreinte fondatrice et durable que laisse cette guerre sur le discours du journal. Une partie thématique est consacrée aux répercussions du retour à la paix en 1919, répercussions qui se prolongent jusqu’en 1940. La partie suivante examine le revers de la même médaille : le positionnement du Canard enchaîné dans un entre-deux-guerres. Le pacifisme viscéral constitue l’une des constantes dans les engagements du journal. L’étude des années 1944 à 1956 révèle certaines continuités avec les années d’avant 1940 : le même rédacteur en chef (Pierre Bénard), une remarquable permanence de l’équipe. Toutefois, la prise de position précoce pour la décolonisation de l’Indochine ainsi que le soutien explicite à Pierre Mendès France constituent des innovations. La phase suivante (1954-1969) est marquée par l’opposition irréductible au général de Gaulle, personnage combattu tout d’abord en tant que militaire, mais aussi pour son style de gouvernement autoritaire. La guerre d’Algérie fait partie de cette période, et elle amorce un changement de nature pour l’hebdomadaire satirique. De fait, celui-ci commence à s’orienter vers l’information exclusive, obtenue par l’investigation au cœur des lieux de décision. Cette réorientation se renforce dans les années 1969-1981 : Le Canard enchaîné se spécialise de plus en plus dans la dénonciation des « Affaires » politico-financières, en adoptant de nouvelles méthodes d’enquête et un nouveau style, plus agressif et impitoyable vis-à-vis des puissants. Depuis 1981, les chosent évoluent moins, puisque d’autres journaux s’emparent à leur tour du terrain d’investigation défriché par Le Canard enchaîné. Les affaires judiciaires allant croissant dans la société en général, les répercussions du journalisme d’investigation s’avèrent plus sensibles qu’avant 1981 : des peines de prison sont prononcées, des responsables contraints à la démission. Le pouvoir régulateur du journalisme d’investigation s’affirme, exige de la part des responsables économiques et politiques une moralité exemplaire, sans pour autant parvenir à assainir les mécanismes mêlant pouvoir et argent.
L’étude historique de Laurent Martin dépasse le cadre classique d’une analyse de presse, en ce qu’elle intègre l’aspect prosopographique (les changements d’équipe), l’étude du lectorat combinée à celle des tirages et, dimension souvent quelque peu sensible, celle de la gestion financière du Canard enchaîné. Sur ce dernier point, Laurent Martin insiste sur la continuité du rejet de la publicité par l’équipe de l’hebdomadaire, gage de son indépendance.
La présentation de l’évolution de l’équipe distingue toujours les rédacteurs des dessinateurs, et l’analyse tient compte des caricatures. Mais aucun dessin satirique n’est reproduit dans l’ouvrage (sauf dans le cahier iconographique qui contient quatre pages du journal, de différentes périodes et reproduites dans leur intégralité, comprenant en-têtes, articles et dessins). Cette absence tient sans doute à l’épineuse question des droits d’auteur. Ceci dit, les éléments de réponse à la problématique centrale de l’étude : « pourquoi Le Canard enchaîné a-t-il duré ? » ne s’appuient pas sur l’analyse de l’image satirique. Ils s’articulent plutôt autour des fonctionnements – et des dysfonctionnements de la démocratie française. Ce qui ouvre un champ à de futures recherches : à partir de la mine d’informations mise à disposition par Laurent Martin, exploitons la mine de dessins satiriques publiés dans Le Canard enchaîné, sources exigeantes mais ô combien gratifiantes pour qui sait les apprivoiser.
Stéphanie Krapoth, décembre 2010.