The Cartoons that shook the world


Jytte Klausen, The Cartoons that shook the world, Yale University Press, New Haven and London, 2009, 230 p.

Plusieurs auteurs se sont frottés à l’affaire des « caricatures » de Mahomet dans le but d’expliquer pourquoi quelques dessins publiés par un quotidien dans un petit pays d’Europe ont réussi à « embraser » le monde au début de l’année 2006.

On doit le dernier ouvrage en date sur le sujet à Jytte Klausen, professeure à l’Université Brandeis de Boston, un ouvrage passionnant même si sa publication a suscité un petit scandale dans certains milieux universitaires. Après consultation de diverses « autorités » sécuritaires, diplomatiques, intellectuelles et religieuses (!), l’éditeur et l’auteure ont en effet choisi de s’autocensurer en ne publiant ni les 12 dessins du Jyllands Posten, ni une gravure de Gustave Doré datant du XIXe siècle et figurant Mahomet. L’ouvrage comporte quelques illustrations, mais aucune ne met en scène Mahomet. Un comble !

L’analyse de Jytte Klausen n’en demeure pas moins passionnante. Forte de sa pratique de la langue danoise, l’auteure accède à une documentation que n’ont pu étudier les auteurs français qui ont tenté de comprendre la crise des caricatures. Jytte Klausen offre en conséquence une analyse plus exhaustive que celle réalisée par d’autres auteurs, notamment en France. Le journaliste Mohamed Sifaoui, avec un ouvrage pamphlétaire intitulé L’Affaire des caricatures – Dessins et manipulation qui fait suite au documentaire réalisé pour l’émission de France2 « Envoyé Spécial », cible particulièrement les intégristes danois dont il dénonce les prétentions fascistes, considérant le Jyllands Posten comme un journal défendant bec et ongle la liberté d’expression et la laïcité. Comme dans l’émission « Pièces à convictions » de France3, Mohamed Sifaoui surestime bien souvent l’ampleur de la crise, évoquant à plusieurs reprises un « embrasement » parfaitement maîtrisé par les Etats « musulmans ». Jeanne Favret-Saada, sociologue, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, constate que contrairement à l’affaire Rushdie, la « communauté » occidentale s’est montrée très divisée et finalement peu encline à soutenir le journal danois. Elle explore tout particulièrement l’histoire de la politique danoise en matière d’immigration, s’intéresse à l’identité (nationale) danoise, au développement d’une extrême droite politique récente et étudie la nébuleuse islamiste et son discours de haine. La sociologue ne discute absolument pas de « l’interdit » censé empêcher toute représentation de Mahomet, contrairement à François Boespflug, théologien, qui réfléchit de son côté au « pouvoir et [au] danger de l’image ». Il analyse le rapport des religions monothéistes à la représentation tout en réclamant une modération des crayons.

L’universitaire américaine détaille les mobiles des acteurs principaux de l’affaire et pas seulement ceux des islamistes danois. Elle tente de comprendre les mécanismes qui ont amené un journal de droite, franc soutien d’une politique particulièrement dure à l’égard de toute nouvelle immigration et teintée en partie de xénophobie, à publier ces dessins. Elle s’est bien sûr adressée aux journalistes en cause, aux dessinateurs. Jytte Klausen a étudié comment la justice réglementait le « blasphème » et plus simplement les attaques contre la religion au Danemark. Il faut dire que, s’il ne fait aucun doute sur les intentions obscurantistes et criminelles de certains islamistes qui n’ont pas hésité à utiliser les dessins du Jyllands Posten pour régler leur compte avec le Danemark et plus généralement un Occident considéré comme impie, chrétien ou « juif », la direction du journal et le contexte ne posent pas moins certaines questions embarrassantes. Pourquoi un journal qui se dit ouvert à la liberté d’expression refuse-t-il de publier un dessin visant Jésus en considérant qu’il « scandaliserait » ses lecteurs ? Pourquoi le Jyllands Posten qui justifie la publication des douze dessins en se réclamant de la laïcité ne milite-t-il pas pour la séparation de l’Eglise (luthérienne) et de l’Etat danois ? Pourquoi, alors que l’affaire éclate autour de l’idée que des illustrateurs refuseraient – par peur des islamistes – de mettre en image une vie de Mahomet, le Jyllands Posten s’adresse-t-il à des dessinateurs de presse (et non à des illustrateurs) plus habitués à manier le vitriol (en image, certes) qu’à réaliser des illustrations plus « neutres », tout en demandant aux artistes de représenter Mahomet « comme ils le voient » sans viser particulièrement les intégristes et leur obscurantisme ? Pourquoi, alors que le journal danois dit défendre la laïcité et la liberté d’expression, adoptant ainsi une posture universaliste, seul 2% de la presse occidentale republie les dessins ?

Si Jytte Klausen ne répond pas à toutes ces questions, elle insiste néanmoins sur certaines contradictions présentes à l’origine de l’affaire. L’attention particulière qu’elle porte au contexte de publication des images ne l’empêche pas de s’intéresser avec minutie à la politique des Etats « musulmans », à leur attitude à l’égard de l’Occident, à l’islamisme, soulignant évidemment la manipulation des foules et l’instrumentalisation de ces quelques dessins (bien anodins par rapport à d’autres publiés dans le passé contre l’Islam mais également contre les autres religions monothéistes) par les islamistes ou les gouvernements en place dans le but d’élargir le fossé entre ceux qui se reconnaissent dans le coran et le reste du monde. L’auteure explore également les questions liées aux blasphème, à l’interdit de la représentation de Mahomet, réfléchit à la pertinence du concept de « choc » des civilisations et bien sûr aux tentatives des instances politiques de l’Islam de faire valoir, en Europe notamment, des limites inadmissibles à la liberté d’expression en matière de critique ou de caricature des religions.

Sans être toujours d’accord avec son analyse (Jytte Klausen explique par exemple que certains des douze dessins rappellent la rhétorique des caricatures antisémites des années 1920-1930), insistons pour dire que cet ouvrage en anglais constitue l’étude la plus sérieuse, la plus intéressante et la plus complète sur le sujet à ce jour.

Guillaume Doizy, 13 mars 2010