Par LI HONG Université Inha – Corée
La caricature politique dans les peintures coréennes des années 80
Par LI HONG
Rappel historique
Afin de resituer le contexte dans lequel des peintres coréens ont commencé à produire des œuvres critiquant la société dans laquelle ils vivaient, il serait utile de faire un rappel historique sur la Corée contemporaine des années 80.
À la suite de l’assassinat par un de ses collaborateurs, en octobre 1979, de Park Chung Hee, ancien général président de la République de Corée depuis 1963, la situation politique devint rapidement incontrôlable. [1] Des manifestations en faveur de la démocratie furent organisées dans tout le pays, en particulier à Kwangju, dans le Sud-Ouest de la péninsule, qui vit les mouvements de protestation se transformer en émeutes sanglantes. Le général Chun Doo Hwan, un des militaires chargés de réprimer les troubles fut élu président de la République en août 1980. Les mouvements de protestation étudiants ne s’interrompirent cependant pas, la présidence continuant d’exercer un pouvoir autoritaire. Les manifestants trouvèrent également de nouveaux motifs de mécontentement : les nombreux scandales financiers et la lourde dette extérieure du pays. Alors que l’opposition militait pour la démocratisation du pays, Chun Doo Hwan désigna, au début de l’année 1987, son ami Roh T’ae Woo comme candidat du parti de la majorité aux prochaines élections présidentielles, décision qui provoqua des manifestations d’une grande ampleur dans tout le pays, notamment au mois de juin, à tel point que cette période de troubles fut appelée « La crise de juin ». Le 29 du même mois, Roh prit alors une décision inattendue pour ramener le calme : il promit d’accepter les propositions formulées par l’opposition, notamment l’élection du président de la République au suffrage universel. Les partis d’opposition tentèrent alors de présenter un candidat unique aux élections de décembre 1987 mais échouèrent dans leur projet, la rivalité entre Kim Young Sam, Kim Dae Jung et Kim Jong Pil étant trop grande. [2] C’est donc finalement Roh T’ae Woo qui fut élu président le 16 décembre. Il exercera ses fonctions de février 1988 à janvier 1993.
La peinture du peuple
Les premières peintures d’artistes coréens caricaturant la vie politique et sociale de leur pays voient le jour au début des années 80, période particulièrement troublée et agitée de l’histoire contemporaine de la Corée. À cette époque, en effet, les mouvements estudiantins ou ouvriers en faveur de la démocratie sont particulièrement actifs et mènent une lutte incessante contre le pouvoir militaire et dictatorial en place, parfois au grand jour à l’occasion de manifestations de masse sévèrement contrôlées et réprimées ou, le plus souvent dans l’ombre. Les premières œuvres représentent souvent des scènes de manifestations dans lesquelles les peintres expriment clairement dans les yeux, les regards et l’attitude des protagonistes la ferme volonté et la violence qui les animent. D’autres peintures montrent des paysans ou des ouvriers dans leur univers quotidien. En Corée, ces œuvres sont répertoriées dans un genre appelé « peinture du peuple ».
Le tableau « Plantation du riz » (Pl. XI, ill. 1), achevé en 1987 par Shin Hak Ch’ol, fait figure de symbole et d’œuvre de référence dans ce genre particulier. [3] Censuré pour l’interprétation qu’en fit le ministère public, il représente, au premier regard, une scène typique et paisible de la vie rurale coréenne : le travail dans les rizières et le repas partagé dans la bonne humeur par les paysans. Si on examine l’œuvre de plus près, on remarque qu’elle se divise en fait en trois parties. La première section, située en bas, représente des agriculteurs en train de herser des débris censés représenter la junte militaire et le capitalisme. Plus haut, les paysans plantent le riz dans un champ débarrassé de ses déchets. Dans la partie supérieure du tableau, des paysans se reposent après leur labeur en partageant un repas, tandis que des enfants s’ébattent auprès d’eux. Le message que Shin voulait faire passer était clair : Si tous les obstacles sont éliminés, la réunification de la péninsule coréenne sera réalisée et les Coréens vivront heureux. Cependant, le ministère public fit une interprétation à la fois différente et simpliste de la peinture. Deux parties opposées étaient vues : la Corée du Sud en bas représentée par un monde sombre de travail pénible et de répression et la Corée du Nord en haut vivant dans l’opulence et le bonheur. Censée louer les vertus de la société communiste nord-coréenne, l’œuvre fut censurée.
Le tableau « Scène de notre époque » achevé en 1989 par Lim Ok Sang est également très caractéristique [4] (ill. 2). On y voit un ouvrier dans son univers quotidien de machines et de pollution. On peut remarquer qu’il porte un bandeau sur lequel est inscrit en coréen « libération du travail ». Il s’agit donc d‘un manifestant ou d’un gréviste qui revendique de meilleures conditions de travail. On peut remarquer son visage fermé, n’exprimant aucun sentiment, qui rappelle ceux des paysans qui hersent les débris dans le tableau « Plantation du riz ». Derrière lui on peut aussi voir une pancarte qui indique « paix industrielle ».
ill. 2 : Scène de notre époque, achevé en 1989 par Lim Ok Sang
L’image de la dictature
À partir des années 80 également, quelques artistes commencent à peindre des caricatures d’hommes politiques dans des œuvres critiquant violemment le régime politique de leur pays. Le tableau « Satire de l’interrogatoire » (ill. 3), achevé en 1987 par Kang Haeng Won, fait également figure de symbole à une époque où les mouvements estudiantins et ouvriers en faveur de la démocratie étaient sévèrement réprimés par la junte militaire au pouvoir. [5] La peinture retrace sans aucune ambiguïté la mort tragique de Park Jong Ch’ol, un étudiant qui fut interrogé et torturé par la police à la suite d’une manifestation. [6] On peut voir le président Chun Doo Hwan, représenté en tigre, tremper un lapin par la tête dans une rivière. Sur la rive, un autre lapin est allongé, le ventre rebondi sans doute pour avoir absorbé trop d’eau. Cette scène représente sans équivoque l’interrogatoire qui entraîna la mort de Park, torturé au moyen d’une baignoire. Le peintre insiste sur la cruauté du tortionnaire, en l’occurrence un tigre féroce, qui abuse de sa force sur un lapin sans défense.
ill. 3 : Satire de l’interrogatoire, achevé en 1987 par Kang Haeng Won
L’image de la corruption et des rivalités politiques
À partir des années 90, certains peintres décrivent de manière très réaliste leur dégoût et leur mépris pour les dirigeants politiques coréens qui seraient corrompus et arrivistes. Le tableau « Eaux usagées » (ill. 4), présenté en 1996 par Lim Ok Sang représente les « trois Kim » se battant avec acharnement dans des eaux d’égout. Le commentaire inscrit en haut est très évocateur : « Je les envoie dans des eaux usagées pourries. » Le profil et les origines de ces trois « vétérans » de la politique coréenne sont caractéristiques des mentalités locales. De la même génération, ils ont effectué des parcours différents et sont tous les trois issus de provinces rivales. Si Kim Jong Pil, né en 1926 et originaire de la province considérée conservatrice du Ch’ung Ch’ong, située dans le centre de la péninsule, est un ancien militaire proche collaborateur du président Park Chung Hee, Kim Dae Jung et Kim Young Sam sont des leaders très « médiatiques » de l’opposition qui luttèrent longtemps pour la démocratisation de leur pays. Né également en 1926, le premier fut même emprisonné de nombreuses années pour son opposition au régime dictatorial de Park Chung Hee. Issu de la province réputée contestataire du Cholla, située au Sud-Ouest, qui fut notamment le siège des révoltes de 1980, il s’oppose ici à Kim Young Sam,
ill. 4 : Eaux usagées, présenté en 1996 par Lim Ok Sang.
né en 1927 et originaire, lui du Kyong Sang, une province plus traditionaliste du Sud-Est d’où sont issus de nombreux dirigeants politiques et hauts fonctionnaires du pays. [7] Outre les divergences idéologiques qui les opposent, les « trois Kim » sont donc aussi les représentants de provinces historiquement rivales, phénomène typiquement coréen, et, de ce point de vue, leur lutte « régionale » pour le pouvoir, bien que critiquée par la plupart des observateurs politiques, entraîna de nombreux militants et électeurs locaux.
Le tableau « Sécurité et sûreté d’Etat » (Pl. XI, ill. 5), achevé également en 1996 par Lim Ok Sang représente de nouveau les « trois Kim ». Le personnage assis en haut et au milieu est le président Kim Young Sam et les deux décrits en bas dans une scène de beuverie sont, à gauche Kim Dae Jung et, à droite, Kim Jong Pil. Dans cette scène, suivie par les deux oiseaux dorés symbolisant la Maison Bleue, résidence du président, Kim Young Sam ordonne à ses rivaux de s’éloigner mais ceux-ci refusent, guettant une occasion propice pour s’emparer de la présidence. Le dialogue, au contenu particulièrement ironique et parodique est le suivant :
L’oiseau de gauche : C’est lamentable…
L’oiseau de droite ; Tu l’as dit…
Kim Young Sam : Allez-vous en ! Pourquoi venez vous faire du scandale devant chez moi ?
Kim Jong Pil : C’est bon ! La prochaine fois ce sera notre tour !
Kim Dae Jung : Buvons un cocktail explosif ! Qu’est-ce qu’il raconte l’autre ?
Dans le cas de Kim Young Sam et de Kim Dae Jung, tous deux élus présidents de la République, le premier en 1992 et le second en 1997, si de nombreux Coréens furent déçus par l’action de leurs gouvernements dans les domaines sociaux et surtout économiques, le fait que leurs fils aient été directement impliqués dans des scandales financiers a beaucoup choqué l’opinion publique et inspiré les caricaturistes qui exprimèrent sans ménagement leur mépris pour la politique.
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[1] Né en 1917, Park Chung Hee exerça un pouvoir fort mais pendant ses cinq mandats, la Corée connut un développement économique si spectaculaire qu’on le qualifia souvent de « miracle coréen ».
[2] Kim Young Sam sera finalement élu président de la République en 1992 et Kim Dae Jung en 1997. Quant à Kim Jong Pil, il sera le Premier ministre de Kim Dae Jung à partir de 1998. La rivalité entre les « trois Kim » animera la vie politique coréenne pendant de longues années.
[3] Né en 1943, Shin Hak Ch’ol s’est beaucoup inspiré de faits réels et historiques pour critiquer la société coréenne contemporaine.
[4] Né en 1950, Lim Ok Sang est un spécialiste de l’expression artistique de la réalité quotidienne et trouve son inspiration dans les phénomènes et faits de société.
[5] Né en 1947, Kang Haeng Won fait preuve d’un éclectisme rare puisqu’il est également calligraphe, poète et spécialiste du bouddhisme.
[6] La mort de Park Jong Ch’ol, considéré par les Coréens comme un « martyr » qui aurait sacrifié sa vie pour la démocratie provoquera d’immenses manifestations dans tout le pays et inspirera de nombreux écrivains et cinéastes.
[7] Les présidents Park Chung Hee, Chun Doo Hwan et Roh T’ae Woo étaient justement originaires du Kyongsang.