Texte et identité berlinoise chez Heinrich Zille


Par Béatrice Dumiche
Article paru dans Ridiculosa n° 6 (1999) Textuel et visuel. Interconnexions entre textes et images satiriques.




« Es gibt mehr als einen Zille: einen, der die typischen Illustrationen für Witzblätter macht, und daneben einen anderen. Der andere zeichnet ganz ohne Nebenzweck und Hintergedanken. Zille war künstlerisch groß genug, um ungestraft eine besondere Absicht, also Tendenz, in seinen Zeichnungen einfließen zu lassen. Seine begleitenden Worte zu seinen Zeichnungen sind schlagend, beißend, saftig. Dieser seltsamen Einheit von Bild und Wort verdankt er wohl zu allermeist seine ungeheure Popularität. Dann gibt es aber noch einen dritten Zille, und dieser ist mir der liebste. Der ist weder Humorist für Witzblätter noch Satiriker. Ein paar Linien, ein paar Striche, ein wenig Farbe mitunter – und es sind Meisterwerke » 1. Ce jugement de Käthe Kollwitz montre bien, dès le début, la difficulté d’une critique artistique à comprendre et à apprécier dans son intégralité une œuvre qui doit son originalité, et pour beaucoup son succès, à l’introduction d’un élément qui ne relève pas de sa compétence : le langage parlé berlinois qui fait partie intégrante de la conception anecdotique du dessin. C’est ainsi qu’elle s’évertue, jusque dans les publications les plus récentes, à réhabiliter les qualités intrinsèques de l’artiste par rapport à un succès commercial fondé sur la banalisation et la trivialisation de son art dans un folklore berlinois.

Il s’agirait en quelque sorte de lever un malentendu qui empêcherait l’accès au vrai Zille, celui qui, par-delà toute intention particulière, tout dessein tendancieux, atteindrait à l’universalité humaine grâce à sa maîtrise artistique. Dans sa synthèse, Zille und die Secession, Michael Freitag récapitule cette problématique : « Und Winfried Ranke vermerkte noch 1979: ‘Bis heute ist nämlich noch nicht allgemein entschieden, ob der Humorist und Witzblattzeichner Zille eigentlich unter die Künstler zu rechnen sei.’ Bleibt also doch nichts übrig als der Meister der Großstadtfolklore, bei dem es nur für das Stadtmuseum reicht? Oder das Spezialgebiet für biedere Sammler, die sich amSchmuddligen der meist kleinen Zettelchen weiden, ganz gleich,was die Doktoren sagen » 2 pour conclure : « (…) es ist (…) sinnlos, Zille als Künstler bestreiten zu wollen. Denn er hat es vermocht, dieser Einschränkung eine Totale zu geben, in der auch das Populäre gut aufgehoben ist » 3. Mais la surévaluation compensatoire des aspects proprement picturaux de son œuvre aboutit à en gommer la contextualité historique et la modernité parce qu’elle remet en question les choix mêmes de l’artiste et la légitimité de sa démarche personnelle réduite à l’anecdotique, voire aux hasards de sa biographie 4.

Or, si Michael Freitag écrit : « Die allmähliche Überleitung ins Komische, Groteske, Saftige, Folkloristische und dann auch wieder Versöhnende nimmt im gleichen Maße zu, wie die Zeichnungen den Jargon anzunehmen beginnen, den ihre Untertexte sprechen » 5, Tucholsky, qui était conscient de l’ambivalence inhérente à la transgression de la tradition picturale chez Zille, fait de la parole le critère essentiel de son réalisme dont Winfried Ranke a montré qu’il devait davantage au naturalisme littéraire berlinois et à ses choix thématiques qu’aux représentations artistiques contemporaines de la ville 6. Dans le poème qu’il consacre au dessinateur, l’écrivain satirique, qui insiste sur l’inclassabilité de son œuvre et l’incompréhension qu’elle suscite (« Int Alter beinah ein Schenie- / Dein Bleistift; na, von wejn…!/ Janz richtig vastandn ham se dir nie- / die lachtn so übalejn. / Die fanden dir riehrend un komisch zujleich./ Im übrijen: Hoch det Deutsche Reich! »), conclut en effet chacune de ses strophes par le vers : « Du hast jesacht, wies is » 7.

La « trivialisation » de l’œuvre d’art par le texte n’apparaît donc pas comme le signe d’une carence, au contraire, elle participe d’un processus signifiant dont la nécessité s’impose non par défaut mais par suite des mutations profondes que la société industrielle et ses moyens de production de masse engendrent dans la conception de l’humain et dans son expression artistique. Le texte indique désormais l’appropriation de l’espace symbolique par toute une humanité exclue de la production des valeurs représentatives car il substitue, à l’essentialité du signe, la signification contextuelle qui s’élabore dans le champ de force de la communication sociale. Il transfère le sens du côté des insignifiants qui en assument la déformation parodique comme le fondement constitutif d’une identité nouvelle, qui ne s’inscrit ni dans les codes prussiens de l’Empire ni dans une conscience de classe mais qui, se définissant par une parole en situation, s’avère une représentation tout à fait adéquate de la mobilité sociale dont Berlin devient le symbole après l’Unité allemande.

L’élément textuel chez Zille marque ainsi la convergence entre un style personnel qui s’est formé en rapport avec son objet et un mythe fondateur qui, certes, le trivialise mais en atteste aussi la pertinence et la vitalité. Son importance témoigne de la dynamique identitaire mise en œuvre par la théorie naturaliste du milieu qui institue l’urbanité moderne en espace mythique : le langage reflète en effet la tentative pour fonder une identité berlinoise sur le modèle de celle constituée par le Paris de Zola tout en sachant que la jeune capitale du Reich ne peut pas prétendre à la portée symbolique de son homologue française et que le « milieu » ne s’écrira donc que « milljöh » dans le droit fil, d’ailleurs, de la tradition berlinoise qui a intégré au parler local nombre de mots employés par la population huguenote. La légende des caricatures, à la fois moyen de distanciation critique et de familiarité réductrice, n’est pas, de ce fait, une simple concession de l’artiste à l’esprit du temps, son ambivalence définit la nature même de son objet et signifie dès lors la prise de son art sur le réel.

La contextualité de ses dessins est en effet nécessairement parodique car elle traduit l’effort pour restituer une expression picturale authentique face à une conception traditionnelle de l’art qui, avec l’apparition de la société industrielle et des masses prolétariennes, a perdu le fondement de sa symbolique universelle, la légitimation de son auto-référentialité humaniste au profit de son instrumentalisation idéologique. L’introduction du texte relève d’un choix artistique de Zille qui, à travers son apprentissage de lithographe, avait pu se rendre compte des effets de ce détournement qui s’opère par l’intermédiaire des nouveaux moyens reprographiques et de la presse dont ils favorisent l’essor. « Bei diesen Lithographen wurden die deutschen Heerführer und Fürsten dutzendweise in allen Größen fabriziert, ebenfalls nach Photographien, verstümmelte und geheilte Soldaten für medizinische Werke auf Stein gezeichnet, Heiligenbilder, Madonnen mit blutenden Herzen, der Gekreuzigte und so weiter, die dann in den Wohnungen der armen Leute rechts und links neben dem Regulator hingen. (…) Der ‘Öldruck’ war damals erfunden, meist wurden nun die Bilder bunt gedruckt – die ‘Ölgemälde der Armen’. Die Bilder waren billig, ‘zierten’ die Wohnung und deckten zugleich die vielen Flecke von den an den Wänden zerquetschten Wanzen zu. (…) Es war die ‘Gründerzeit’, die Bauwut setzte ein, viele Stadtteile entstanden – Wände waren genug da für Bilder. Die Druckereien konnten nicht genug liefern. (…) Ich kam in viele Wohnungen, wo die Bilder, an denen ich mitgearbeitet hatte, hingen, zu armen kranken Menschen, bedauernswerten, die ihre Gesundheit auf den Schlachtfeldern von 1864, 1866, 1870/71 gelassen hatten. (…) Da regte sich so nach und nach in mir der Wunsch dies armselige Leben zu zeichnen, zeichnen zu können (…) » 8, raconte-t-il, ses propres créations apparaissant comme une réaction motivée par l’incongruité de ces œuvres d’art, à la décontextualisation desquelles il contribuait professionnellement, et la conscience de la compen­sation dérisoire qu’elles apportaient. La contextualisation de ses dessins au moyen d’une légende s’avère ainsi déjà prise de position polémique contre une instrumentalisation de la représentation artistique au service d’une collusion sociale démentie par la réalité objective.

La déformation des modèles iconographiques traditionnels ne se conçoit donc plus chez lui comme l’affirmation humoristique de leur valeur canonique, elle en désigne l’inefficacité car il indique que les catégories esthétiques sont devenues inaptes à subsumer l’expression d’une condition humaine universelle et en particulier celle de sa souffrance. Aussi les portraits de femmes avec leur enfant qui reprennent le principe de composition des vierges à l’enfant ne sont-ils pas les grossissements pathétiques ou dérisoires d’une idéalité humaine, ils signifient la perte d’une humanité privée de toute transcendance car réduite à la plus stricte expression de ses conditions d’existence.
Les légendes « Frau
Müller. 2. Hinterhaus, 3 Treppen rechts., Berlin N. Frau Schultze. 2. Hinterhaus, 3 Treppen links., Berlin N. Frau Lehmann,
2. Hinterhaus, 4 Treppen rechts., Berlin N. Frau Schulz, 2. Hinterhaus,
4 Treppen links »
[fig. 1], qui associent à la topographie populaire la banalité des noms de famille, substituent, à l’universalité individuelle de l’art, la défiguration de l’individu, sa déshumanisation qui ne se définit plus que par l’abjection du lieu auquel il est assigné par sa condition sociale car la précision des renseignements n’est qu’apparente. Omettant l’indication de la rue, les informations se concentrent sur le décor d’un opprobre qui n’a plus de nom :
les mentions « Berlin N(ord) » et « Hinterhaus » suffisent, elles sont emblématiques d’une misère générique. « Der macht Porträts, ich mache Typen » 9, ce commentaire de Zille sur le travail d’un autre peintre marque bien cette volonté de se distinguer d’une esthétique tradition­nelle dont le texte s’avère le moyen déterminant.

Il n’est donc pas étonnant que Karl Scheffler parle de « Zilles besenhafte Derbheiten, die immer noch einer Veredlung im Sinne Steinleins harren » 10 car il s’oppose à toute sublimation artistique de la pauvreté puisque celle-ci est désormais synonyme non plus de tragédie humaine mais d’exclusion aussi bien géographique que morale. Ses dessins constituent une réappropriation par défaut de l’espace symbolique par une population dont la marginalité est la seule définition. Ils mettent en scène, à travers le langage, un détournement de la fonction esthétique qui n’est que la réaction à son usurpation première par un pouvoir auquel elle sert de support car ils traduisent un désir de mutation sociale qui, ne pouvant se réaliser, en reste au stade du commentaire marginal où l’insolence verbale prend le pas sur la volonté iconoclaste : « Kinder da jeht’s zum Asyl! » est ainsi inscrit sur un dessin représentant la silhouette grossie de la Berolina [fig. 2], patronne de la ville, dont la statue surplombe l’Alexanderplatz et la foule qui y circule en particulier lors du marché de Noël. La main tendue, signe de largesse et de souveraineté, est réinterprétée en son contraire sur le mode du dépit ironique comme l’expression d’une symbolique pervertie puisque la fonction protectrice, qui incombe à la patronne de la ville, n’est plus que duperie : elle ne s’en acquitte qu’en apparence, l’abri qu’elle propose étant le symbole par excellence de l’exclusion. Mais les formes arrondies, peu canoniques de la statue qui s’ajoutent au fait même qu’elle commente sa propre fonction représentative marquent l’appropriation de la symbolique impériale par un code populaire implicite dont elle devient alors l’expression. La patronne de la ville se transforme en l’une de ces matrones, vendeuses à l’étalage appelées elles aussi Berolina et réputées pour leur franc-parler : la statue destinée à signifier la puissance de l’Empire et de la Prusse est détournée de ce sens premier au profit d’une identification populaire qui se donne à voir comme en étant la vérité refoulée.

Fig. 1 :

Madame Müller. 2ème arrière-cour, 3ème étage à droite, Berlin (Nord). Madame Schultze. 2ème arrière-cour, 3ème étage à gauche, Berlin (Nord). Madame Lehmann, 2ème arrière-cour, 4ème étage à droite, Berlin (Nord). Madame Schulz, 2ème arrière-cour, 4ème étage à gauche.

Fig. 2.

L’introduction du langage sert donc à dénoncer l’usurpation du champ symbolique par la surenchère et l’usurpation du signe destinées à masquer la perte de sa référentialité universelle. C’est ainsi que les nombreuses inscriptions à l’intérieur des dessins, par lesquelles les personnages de Zille se définissent eux-mêmes, représentent la perte de statut du symbole qui, reposant sur un consensus des valeurs sociales, se passe de toute interprétation qui ne saurait être que tautologique et redondante. Elles offrent, par là, l’image grotesquement inversée d’une société dont la symbolique ne signifie plus par elle-même parce que la consensualité, la cohésion intérieure dont elle se réclame, n’est plus qu’une imposture idéologique, l’intégration dans ses cadres traditionnels étant de toute évidence désormais un simple mythe. L’affichette chez la voyante attestant les recommandations des plus hautes personnalités en même temps qu’elle propose ses services pour la modeste somme de 1 M par information ou bien la publicité des pompes funèbres : « Lieferant der Sarkophage höchster und hoher Herrschaften » qui, avec l’emphase du terme « Sarkophage » et la hiérarchie ridiculement redondante « höchst/hoher » parodie la charge honorifique de « Hoflieferant » d’autant plus qu’elle est assortie de la mention « Teilzahlung », en sont l’exemple [fig. 3]. Certes, ces textes incitent à rire d’une couche sociale qui, ne maîtrisant plus les anciens codes sans pourtant être à même de se constituer une référentialité propre, vit dans un imaginaire dérisoire au-dessus de ses moyens 11. Mais indirectement, ils traînent dans la dérision, avec le nihilisme de l’humour noir, les insignes représentatifs d’une société dont la prétention universaliste tourne à sa propre caricature car elle repose sur le postulat fondamental d’un humanisme démenti par les faits.

Ainsi, les inscriptions à l’intérieur des dessins ne sont pas une simple marque de réalisme, l’exagération comique de Zille met en évidence le décalage latent entre deixis et praxis qui témoigne du noyautage de la référentialité symbolique par le pragmatisme économique du capitalisme industriel. En conséquence, les dialogues, dont la pointe repose très souvent sur un effet de quiproquo, ne relèvent pas d’un humour de circonstance, ils désignent le mensonge fondamental d’un consensus social qui n’existe plus que par la représentation emphatique de soi dans le regard de l’autre. Aussi Friedrich Luft remarque-t-il « Was in den Unterschriften steht ist eben zuerst komisch, verdutzend, scheint salopp oder in einigen Fällen fast ‘nett’. In der Verbindung mit dem gezeichneten Bild entsteht eine Einheit. Das Gezeichnete stützt und entlarvt das Gesagte und umgekehrt. Das Schlimme wird, während es scheinbar mit einem Witz aufgelöst wird, nur noch schlimmer » 12.

Le malentendu humoristique dévoile en effet, comme dans « Stille Woche » [fig. 4], une anomalie qui provient d’un rapport dévoyé à l’autre empêchant d’emblée toute compréhension, toute négociation d’intérêts dans un champ référentiel commun. Au milieu d’une ribambelle d’enfants de tous âges, une femme aux traits durcis par le travail physique lave son linge dans une mansarde tandis qu’une autre, probablement sa logeuse, qui se distingue par ses vêtements bourgeois, s’exclame : « Aber Frau! Sie waschen in der stillen Woche, das bringt Unglück, da kann Ihnen was sterben! – Schad nischt, Frau Rat, wenn ens weniger wird, wir hab’n jenug! » La dénaturation humaine n’apparaît plus ici comme une dépravation essentielle, un vice moral, elle est le fait même d’une situation de parole où la prétention d’absolu de l’idéologie dominante ne permet pas de concevoir l’altérité autrement qu’en termes d’abjection et de monstruosité. C’est l’inadéquation de la piété chrétienne qui suscite la déviance de la réponse car la stratégie autoritaire, qui s’exprime dans la menace de sanction, ne laisse à tout ce qui ne rentre pas dans ses catégories que la possibilité de se définir par l’exclusion radicale et le refus systématique de toute idéologie. L’amoralité n’est donc plus une qualité individuelle qui se détermine par rapport à une éthique religieuse, elle résulte d’un rapport de force sociale sinon de classe qui se joue au niveau du langage et dont la victime sort victorieuse, grandie non sur le plan moral mais à un niveau pragmatique parce qu’elle rétablit le sens des mots jusque dans leur objectivité concrète en levant l’ambiguïté qui porte sur l’emploi du neutre « Was » et en faisant, de cette façon, ressortir l’inhumanité à peine implicite du message bien-pensant 13. Zille permet ainsi à ses personnages de s’affirmer,

Fig. 3 :

Fournisseur de sarco-phages de hautes et très hautes personnalités.

Fig. 4 :

« Mais Madame ! Vous faites votre lessive entre Noël et le Jour de l’An, cela porte malheur, quelque chose peut mourir ! – ça ne fait rien, Madame la Conseillère, s’il y en a un en moins, nous en avons assez ! »

dans les conditions de leur exclusion, comme les représentants d’une vérité pratique qui se négocie en situation et qui s’avère l’expression d’une vitalité inconditionnelle privant de sa justification intrinsèque un ordre de valeurs figé en système essentiel.

Il conduit dès lors le spectateur à changer de perspective, et par conséquent de camp, en opérant la révision de sa morale à travers celle de son esthétique car ce sont les perdants qui apparaissent comme porteurs d’avenir par rapport à une idéologie réactionnaire vouée à la disparition en raison de son inadaptation aux réalités de la vie, en raison de son manque de pragma­tisme. Aussi, dans « Verbot der Feuerungsanlagen in den Laubenkolonien » [fig. 5], le policier en casque à pointe venu notifier l’interdiction semble-t-il impuissant, figé dans le mutisme d’une pose autoritaire ridicule parce qu’absurde, inadaptée à la situation de la mère qui occupe, faute de mieux, le cabanon avec ses enfants et qui a besoin de se chauffer, qui ne désobéit donc pas par esprit de rébellion mais par simple bon sens pour sa propre survie : « So? Ofen und Kochen is nich mehr? – Denken Sie vielleicht, wir sollen uns een Sechserkäse über die Petroleumlampe wärm’! », s’indigne-t-elle consciente de défendre ses intérêts vitaux et, par là, son existence en tant que personne humaine. L’utilisation de la parole empêche donc toute identification avec la victime à travers une esthétisation de la misère qui servirait le conformisme social.

Cependant, elle ne poursuit pas non plus la tradition de l’imagerie populaire où l’esprit de répartie des marchandes berlinoises est abondamment illustré car elle oriente cet élément d’une large identification apolitique dans une perspective d’opposition à l’ordre établi non pas au nom de la lutte des classes et de l’utopie communiste mais au nom du bon sens et de l’efficacité pragmatique. C’est ce que Tucholsky exprime en ces termes : « Zille hat das Amoralische im Blut. Er urteilt nicht, er zeichnet. Er richtet nicht, er empfindet. Bibel? Strafgesetzbuch? Seine Leute sind längst darüberhinaus. Paster und Landgerichtsrat sind für sie mehr oder weniger unangenehme Vertreter eines Systems, dessen Wirkung sich vor allem darin widerspiegelt, daß es so ungeheuer viel Zeit kostet »14. En faisant ainsi, par le biais de la parole, symbole de la flexibilité intellectuelle et de la débrouillardise, le procès d’institutions normatives obsolètes, le dessinateur crée une identité berlinoise opposée au prussianisme qui englobe, dans un même idéal de vitalité inconditionnelle, une petite bourgeoisie en pleine ascension et les exclus des années de fondation. Il met par là en scène la dynamique identitaire à l’intérieur de laquelle il s’est réalisé lui-même, trouvant dans la conjonction entre la théorie du milieu et le darwinisme une référence progressiste qui ne soit pas révolutionnaire mais intégrative parce que fondée sur un déterminisme essentiel dont la genèse de l’urbanité berlinoise devient le mythe porteur, substitut sinon exutoire d’une contestation politique privée d’expression directe.

Fig. 5 :

Interdiction d’avoir des foyers dans les baraques des jardins ouvriers : « Bon, alors plus de poêle, plus moyen de faire cuire quelque chose ? – Vous croyez peut-être qu’on va se chauffer à la lampe à pétrole ! »

Le statut ambivalent du parler berlinois, à la fois langue des franges prolétariennes et symbole de l’hégémonie économique et politique de la Prusse, permet ainsi à Zille de créer une communauté idéologique fondée sur la maîtrise insuffisante des codes sociaux et d’inscrire dans le champ de la communication le langage des exclus parce qu’il empêche la discrimination objective entre la transgression voulue et la maladresse involontaire. Cette ambiguïté apparaît comme le prix à payer pour l’existence sociale de son art, pour la reconnaissance de son message, Zille ayant, par son expérience personnelle, mesuré la fonction intégrative du langage : « Natürlich brachten wir ooch’n unverfälschten sächsischen Dialekt mit nach Berlin, und wenn ich denn zum Schlächter jeschickt wurde und ein halbes Pfund Schöpsenfleisch holen sollte, denn guckte mich der janze Laden unverständlich an, bis et eener ins Preußische übersetzte und ich mein Hammelfleisch bekam » 15.

L’étude du textuel permet ainsi de comprendre la modernité ambivalente de Zille qui est à l’image même de la ville qu’il dépeint où, dans les structures de l’État prussien, se développe la vie urbaine du XXe siècle avec l’émergence d’une véritable culture populaire de masse. La trivialité est pour lui un principe artistique parce qu’elle est constitutive de la vie qui l’entoure et ce n’est pas sans fierté qu’il reprend à son compte, au terme de sa présentation autobiographique pour l’Académie des Beaux-Arts, le titre infamant de « Berliner Abort- und Schwangerschaftszeichner » 16 que lui a donné le journal conservateur Fridericus. Vouloir faire, au nom de l’histoire de l’art, abstraction de cette dimension triviale de son œuvre, dont le textuel est le procédé stylistique éminent, c’est se méprendre sur son statut et sur son sens. Aussi l’exemple de Zille fait-il apparaître une nouvelle fois qu’une approche interdisciplinaire est nécessaire pour comprendre la caricature en tant qu’art engagé dans le temps.

Université de Reims


1 Käthe Kollwitz, Aus einem Gespräch mit Adolf Heilborn, 1924, cité d’après : Fischer Lothar, Heinrich Zille in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, 1979, p. 147.

[« Il y a plus d’un Zille : il y en a un qui fait les illustrations typiques des journaux humoristiques et à côté, il y en a un autre. Cet autre fait des dessins sans poursuivre d’autre but ni avoir d’arrière pensée. Zille avait suffisamment de grandeurs artistique pour pouvoir impunément glisser, dans ses dessins, une intention particulière, une tendance. Les textes dont il accompagne ses dessins sont percutants, mordants, savoureux. C’est à cette étrange unité entre l’image et le texte qu’il doit pour la plupart, semble-t-il, son immense popularité. Mais il existe encore un troisième Zille et c’est celui que je préfère. Il est ni l’humoriste qui illustre les journaux ni le peintre satirique. Juste quelques lignes, quelques traits, éventuellement un peu de couleur – et ce sont des chefs-d’œuvres. »]

2 Freitag Michael, « Zille und die Secession », in : Flügge Matthias und Neyer Hans Joachim (éds.), Heinrich Zille. Zeichner der Großstadt, Amsterdam ; Verlag der Kunst, Dresden, 1997, p. 21 sq.

[« Et Winfried Ranke notait encore en 1979 : “Jusqu’à ce jour on ne s’est pas encore mis d’accord sur le fait de savoir si l’humoriste et l’illustrateur de journaux humoristiques, Zille, devait véritablement être compté parmi les artistes.” Au bout du compte, on en resterait donc au maître du folklore de l’urbanité moderne dont l’intérêt ne dépasse pas celui du musée municipal ? Ou bien au domaine spécialisée des collectionneurs petits bourgeois, qui se délectent des petits billets cochon quoi qu’en disent les savants. »]

3 Ibid. p. 34.

[« Il est (…) vain de vouloir contester la valeur artistique de Zille. Car il a réussi à donner à ce champs réduit l’ampleur d’une totale où l’élément populaire, lui aussi, est à sa place. »]

4 C’est la démarche de Matthias Flügge qui, dans son article « Der publizierte Zille », in : ibid., pp. 35-68, tente d’expliquer les faiblesses de son œuvre par son expérience d’autodidacte et par l’évolution de l’art, sa trivialisation, sous l’influence des médias modernes.

5 Ibid.

[« Le glissement progressif vers le comique, le grotesque, le savoureux, le folklorique, vers un ton qui finit par réconcilier s’accentue au fur et à mesure que les dessins commencent à prendre le jargon berlinois que parlent les textes qui les accompagnent. »]

6 Ranke Winfried, Vom Milljöh ins Milieu. Heinrich Zilles Aufstieg in der Berliner Gesellschaft, Fackelträger-Verlag, Hannover, 1979, pp. 90-106.

7 Tucholsky Kurt, « Heinrich Zille », in : Gerold-Tucholsky Mary und Raddatz Fritz J. (éds.) Gesammelte Werke, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, 1960, t. 3, p. 176.

[« Agé, t’étais presque un génie / Ton crayon, et puis quoi encore ! / Ils t’ont jamais vraiment compris / Ils avaient un rire tellement supérieur / Ils te trouvaient touchant et drôle en même temps / Et puis, de toute façon : Vive l’Empire allemand !» « T’as dit les choses comme elles étaient ».]

8 Ostwald Hans (éd.) und Zille Heinrich, Das Zille-Buch, Paul Franke, Berlin, 1929, pp. 362-364.

[« Chez ces lithographes on produisait les généraux allemands et les princes par douzaines dans toutes les tailles, également d’après des photos et dessinés sur la pierre, des soldats mutilés et guéris pour des ouvrages médicaux, des images de saints, des madonnes au cœur saignant, le crucifié etc. On les retrouvait accrochés à droite et à gauche du régulateur dans les appartements des pauvres gens. (…) C’est l’époque où l’on avait inventé “l’impression à l’huile”, à partir de ce moment – là, la plupart du temps, les images étaient imprimées en couleur – c’étaient les “peintures à l’huile des pauvres”. Les images n’étaient pas chères, elles “décoraient” les appartements et cachaient en même temps les nombreuses taches laissées par les punaises écrasées sur les murs. (…) C’étaient les Années de fondation, la rage de construire se répandit, beaucoup de nouveaux quartiers virent le jour – il y avait assez de mur pour les images. Les imprimeries ne pouvaient pas satisfaire toute la demande. (…) Je suis entré dans beaucoup d’appartements où étaient accrochés au mur les images à la réalisation desquelles j’avais participé, c’était chez des pauvres, des malades qui étaient à plaindre : ils avaient laissé leur santé sur les champs de bataille de 1864, 1866 et 1870/71. (…) C’est là que petit à petit nacquit en moi le désir de dessiner cette vie misérable, de pouvoir la dessiner. »]

9 Heinrich Zille cité d’après : Redslob Edwin, « Zille – das ist die Kunst der Großstadt », in : Henseleit Felix (éd.), Zille und « die da unten », Berlin, Sonderdruck für die Freunde des Verlagshauses Axel Springer, 1969, sans indication de page.

[« Il fait des portraits, moi, je crée des types. »]

10 Scheffler Karl, « Die zeichnenden Künste in Berlin », in : Kunst und Künstler, vol. 9, 1911, p. 170.

[« Les grossièretés ébouriffées de Zille qui demandent à être décantées, débarrassées de leurs scores pour atteindre l’art d’un Steinlein. »]

11 Zille dénonce ainsi l’amalgame du grand capital avec les structures de l’État prussien à travers la trivialisation médiatique de ses symboles. Il illustre, par là, l’analyse générale des mythes de la société moderne opérée par Roland Barthes, dans Mythologies, Seuil, Paris, 1957, cité d’après l’édition Points, p. 228 + note 19 : « La bourgeoisie ne cesse d’absorber dans son idéologie toute une humanité qui n’a point son statut profond, et qui ne peut le vivre que dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans une fixation et un appauvrissement de la conscience. (…) La provocation d’un imaginaire collectif est toujours une entreprise inhumaine, non seulement parce que le rêve essentialise la vie en destin, mais aussi parce que le rêve est pauvre et qu’il est la caution d’une absence. »

12 Luft Friedrich, « Kunst als Warnung – mit der heimlichen List des Humors », in : Henseleit Felix (éd.), op. cit. [« Ce qui est écrit dans les textes est en effet tout d’abord drôle, déroutant, semble désinvolte et, dans certains cas, presque “gentil”. Le lien avec l’image crée une unité. Ce qui est dessiné soutient et démasque ce qui est dit et inversement. Ce qui est terrible devient encore plus terrible. Alors même que l’humour semble le dissiper. »]

13 On peut ainsi dire que Zille rétablit, par la dérision du mythe, une « parole politique » au sens où l’entend Roland Barthes, op. cit., p. 233 sq., parce qu’elle définit un « langage opératoire, lié à son objet d’une façon transitive ».

14 Tucholsky Kurt, « Berlins Bester », in : op. cit., t. 2, p. 21 sq.

[« Zille a l’amoralité dans le sang. Il ne juge pas, il dessine. Il ne condamne pas, il éprouve des sentiments. La bible, le code pénal ? Cela fait longtemps que ses personnages ne s’en soucient plus. Le pasteur et le juge sont pour eux les représentants plus ou moins agréables d’un système dont l’effet premier est qu’il fait perdre tellement de temps. »]

15 Cité d’après Danke Rudolf, Heinrich Zille erzählt, Reißner, Dresden, 1928, p. 19.

[« Bien évidemment nous étions arrivés à Berlin avec un authentique accent saxon et quand on m’envoyait chez le boucher pour aller chercher une demi-livre de “Schöpsenfleish”, tout le magasin me regardait sans rien comprendre jusqu’à ce que quelqu’un traduise en prussien et qu’on me donne ma viande de mouton. »]

16 Zille Heinrich, « Mein Lebenslauf aufgezeichnet für die Akademie der Künste », entre autres, in : Berliner Geschichten und Bilder, Reißner, Dresden, 1924, sans indication de page.

[« Le dessinateur des avortements et des grossesses. ».]