Sur Champfleury et son histoire de la caricature sous la République, l’Empire et la Restauration


Par Pascal DUPUY (Université de Rouen)
Article paru dans Ridiculosa n° 9 (2002) Jules Champfleury




Si l’on accorde quelque crédit aux définitions qu’ont pu donner les théoriciens de la caricature, on doit considérer les gargouilles du Moyen Âge ou les satyres de l’Antiquité, non comme des caricatures mais tout simplement comme des représentations irréalistes censées effrayer ou faire rire, loin de tout contexte d’actualité. Comme l’observe avec prudence Michel Melot, « L’expli­cation historique de la caricature comme phénomène unique et bien délimité dans le temps est donc condamnée à rester vaine dans l’incertitude où nous serons toujours de l’importance des caricatures dans d’autres civilisations que la nôtre, puisque techniquement, le procédé ne se distingue pas de certaines représentations prophylactiques. Une forme ne saurait être objectivement une carica­ture. Elle est représentation d’un modèle et la caricature n’est qu’une position mentale prise par le dessinateur et le lecteur vis-à-vis de ce modèle [1] ». Pourtant les définitions de la caricature qui sont apparues au XIXème siècle en France et en Angleterre ont le plus souvent placé sa naissance bien avant le XVIème siècle et procédé pour définir cet art, à un curieux amalgame. Dessin léger, masques anciens, hiéroglyphes, images du Moyen Âge se trouvaient convoqués pour donner une définition de la caricature. Ainsi Thomas Wright [2] en 1864 dans un des premiers traités d’Histoire de la Caricature [3] renvoie sa naissance au « sentiment du ridicule [4] » à la « tendance au burlesque [5] » qui « se trouvent même chez les sauvages [6] » et donc se répandit « en grossières ébauches sur la roche nue [7] » puis sur les murs des premières habitations. Après des traces en Egypte, il en perçoit la présence en Grèce et à Rome « sur des objets d’un caractère plus populaire et d’un usage habituel. Les recherches des modernes antiquaires en ont fait découvrir en assez grande abondance sur les poteries de la Grèce et de l’Etrurie, ainsi que sur les crayonnages des murs des maisons d’Herculanum et de Pompeï [8] ». On passe ensuite de l’Antiquité [9] au Moyen Âge à travers ces ornements, ces représentations satiriques, grâce aux « architectes du moyen âge [qui] affectionnaient ces ornementations » et qui « trouvaient le moyen de les fourrer partout [10] ». De même, Champfleury [11] en 1866 en France reprend des schémas explicatifs semblables pour présenter sa vaste Histoire de la Caricature qu’il fait également commencer en Egypte et qui, pour lui, « ne se nourrit que de laideurs [12] ». Il assimile ainsi des genres bien différents [comique, grotesque, peinture de mœurs] et mélange avec érudi­tion, sources littéraires et objets iconographiques. Cependant, on relève égale­ment dans les ouvrages de Champfleury la volonté, très originale pour l’époque, de faire parler ces représentations imagées jusqu’alors négligées et surtout d’en faire des objets d’histoire : « Par cette fresque nous pénétrons dans l’ate­lier d’un peintre de l’antiquité, comme les curieux étudient les mœurs du temps de Louis XIII dans l’œuvre d’un Abraham Bosse. Et c’est là l’utile côté de la carica­ture, que de rendre des détails intimes auxquels se refuse le grand art : par ses indications précises ou symboliques, en leur enlevant la carapace satyrique qui les recouvre, la caricature devient historique pour ainsi dire [13] ». Ces observa­tions détonnent dans le discours méprisant attaché à cette époque à la caricature et témoignent d’une volonté étonnante de donner à l’image une place à côté de la source écrite, hors de son statut simplement illustratif. À ce propos, il est aussi intéressant de se pencher sur les définitions de la caricature qui apparaissent aux dix-septième et dix-huitième siècles dans les dictionnaires et les encyclopédies. Ainsi le Dictionnaire de l’Académie Royale n’en donne aucune définition dans sa première édition de 1694. Toutefois, il en donne une de charge : « En termes de peinture, Un portrait chargé, C’est un portrait qui ressemble en quelque façon, mais dont les traits sont trop marquez & plus grands ou plus petits qu’ils ne sont, ce qu’on fait pour rendre la personne ridicule ».

En 1798, sous le Directoire, la cinquième édition du même ouvrage définit la caricature comme un « Terme de Peinture, emprunté de l’italien. C’est la même chose que Charge en Peinture. » [14] En 1835, la sixième édition explique que le mot est« emprunté de l’italien. Image satirique dans laquelle l’artiste représente d’une manière grotesque, bouffonne, les personnes ou les événe­ments qu’il veut tourner en dérision. Les caricatures ne doivent pas être des charges insignifiantes. Les Anglais excellent dans la caricature ». Cette derniè­re définition conduit à deux observations. La première, c’est que le terme s’est finalement imposé en France dans la deuxième moitié du dix-huitième siècle, malgré un climat de dédain annoncé par la fameuse définition [15] de d’Alembert dans l’Encyclopédie. En second lieu, c’est à la production anglaise que le mot est explicitement associé jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle. Si l’Angleterre a pu passer pour la terre d’accueil ou la patrie de la caricature, c’est qu’elle représentait dans la seconde partie du dix-huitième siècle le pays de la liberté. Une liberté bientôt contestée par la France révolutionnaire qui allait, elle aussi, donner naissance à une production satirique graphique originale, alerte et polysémique, bientôt d’ailleurs complètement oubliée, comme l’atteste la défini­tion de 1835 du Dictionnaire de l’Académie Royale ou les propos d’un Daumier au milieu du siècle.

La Révolution française a, en effet, permis l’établissement d’une produc­tion révolutionnaire et contre-révolutionnaire qui s’est bien sûr exprimée en France mais également en Europe. Avant 1789, régnait en France l’absolutisme et les autorités surveillaient très étroitement la production des images, la censure étant une réalité quotidienne : « l’art de la gravure était libre mais le commerce des estampes était très surveillé par le lieutenant général de police et tombait sous le contrôle de la chambre syndicale des libraires [16] ». Sous l’Ancien Régime, la caricature comme le libelle, son pendant littéraire, se faisait donc discrète, clandestine car, étouffée par la monarchie, elle se vendait sous le manteau d’autant plus que « la bourgeoisie lettrée, celle-là même qui fournis­sait le public et le réseau de la caricature – et le seul groupe capable d’appré­cier la transgression esthétique comme la violence symbolique d’une opposition politique – n’avait guère intérêt à attaquer de front la monarchie [17] ». La cari­cature française qui se rode [18] néanmoins avant 1789 n’est que l’ombre de sa consœur anglaise, tant par la médiocrité de son dessin que par la simplicité de ses sujets. Si Anvers et Amsterdam représentent le débouché naturel de l’estampe anglaise au dix-septième siècle [19], celle-ci pénètre cependant sous toutes ses formes (sérieuses et satiriques) sur le marché français au dix-huitième au grand désarroi d’ailleurs des critiques, des artistes et des mar­chands [20] autochtones.

La Révolution allait bien évidemment changer les données du problème. Selon l’étude de Pierre Casselle [21], elle allait infléchir le commerce des estam­pes de luxe mais également la production sur bois à l’inspiration religieuse. En revanche, elle permit l’éclosion d’un marché intermédiaire, en série, sur cuivre dans lequel la caricature s’épanouit. Enfin elle garantit aux artistes une plus grande liberté, même si la censure, après avoir été abolie par l’article 11 de la Déclaration de Droits de l’Homme et du Citoyen, « fut réintroduite par la nomination à Paris d’un censeur pour les caricatures dès le 31 juillet 1789, et réaffirmée en pleine révolution, le 17 avril 1794 [22] ». Le bouleversement fran­çais au travers de ses événements et de ses journées offre donc aux graveurs une matière riche et diversifiée, amplifiée par une demande du public toujours croissante, la diffusion de l’imaginaire politique passant aussi par la médiation commerciale. Comme en Angleterre à partir des années 1780, c’est la techni­que des eaux-fortes coloriées en taille-douce qui majoritairement emporte la production, les aquatintes étant cependant plus rares qu’outre-Manche. Dans son ensemble la production française ne rattrape pas son retard esthétique et technique sur la gravure anglaise, même si l’on note une série « de gravures à la technique plus subtile, aux traits plus fins, au coloriage précis [23] ». Le marché à Paris est comme à Londres centré sur trois lieux de production (rue Saint Jacques, les quais de la Seine et les alentours du Palais Royal) où se côtoient ateliers, marchands, colporteurs (les étaleurs sans boutique) et orateurs. D’un coût légèrement moins élevé que les caricatures anglaises, en France les gravures satiriques « apparaissent ainsi comme un produit « moyen », légère­ment plus cher que le pamphlet [24] », à la portée d’une clientèle d’ouvriers de tous métiers et d’artisans.

À partir de ces données générales et facilement vérifiables, il est donc tout à fait compréhensible que Champfleury se soit intéressé à la caricature françai­se de la fin du dix-huitième siècle et lui-même ait consacré tout un ouvrage. D’autant, qu’avant lui, Boyer de Nimes avait déjà balisé la route, avec partialité et un manque évident d’objectivité, mais en accordant toutefois à ces œuvres éphémères le statut de source et d’objet d’histoire. En 1792, Boyer publie en effet un recueil des caricatures relatives à la Révolution française [25] et justifie ainsi son étude : « Celui qui sait aujourd’hui la raison pour laquelle on a fait telle ou telle caricature et qui n’ignore pas le trait historique ou l’anecdote qui la firent graver, peut-être d’un grand secours aux écrivains qui consigneront un jour dans les fastes de l’histoire les événements surprenants de notre temps. Ce sera donc faire une chose utile que d’écrire la tradition des caricatures, puisqu’elles ont toujours ridiculisé ou célébré d’une façon emblématique les hommes ou les événements fameux » [26]. Continuant de définir son rôle il ajoute que « les caricatures ont été dans tous les temps un des grands moyens qu’on a mis en usage pour faire entendre au peuple des choses qui ne l’auraient pas assez frappé si elles eussent été simplement écrites. Elles servaient, même, à lui représenter, avant qu’il sut ni lire, ni écrire, différents objets qu’il importait de lui transmettre ; et alors elles étaient pour lui, ce qu’elles sont encore à présent une écriture parlée » [27]. Enfin, il constate avec lucidité le pouvoir de ces images : « On a observé que dans toutes les révolutions, les caricatures ont été employées pour mettre le peuple en mouvement et l’on ne saurait disconvenir que cette mesure ne soit aussi perfide que ses effets sont prompts et terribles […] Mais s’il est à remarquer que les caricatures sont le thermomètre qui indique le degré de l’opinion publique, il est à remarquer encore que ceux qui savent maîtriser ses variations savent maîtriser aussi l’opinion publique » [28]. Si la démarche est louable, rappelons une fois de plus que l’esprit partisan et profondément royaliste de Boyer de Nimes ne lui a pas permis de prendre assez de recul pour apprécier ces gravures, et au contraire, lui ont servi de preuves afin d’étayer ses présomptions d’un complot protestant. C’est égale­ment l’avis d’Annie Duprat, fine spécialiste de la caricature révolutionnaire française, « Dans les commentaires formulés par Boyer de Nimes on retrouve sans cesse la « patte » du bretteur antiprotestant et contre-révolutionnaire. Mais si ses écrits doivent être étudiés avec prudence, étant donné l’engagement affirmé de leur auteur, ils sont cependant indispensables à connaître pour qui voudrait approcher la façon dont les caricatures ont pu être reçues par une certaine catégorie de lecteur au moins » [29]. Champfleury dans son ouvrage accorde au collectionneur polémique un chapitre entier et reconnaît lui aussi le caractère novateur de l’étude tout en soulignant ses carences et les obsessions politiques et religieuses de son auteur. Il brosse cependant un portrait nuancé du journaliste « exalté » [30], à l’« esprit un peu étroit » [31] qui « explique en quel­ques pages l’estampe, et fait suivre cette analyse d’un commentaire politique sur l’événement qui a amené cette estampe, commentaire le plus souvent long et diffus » [32]. Comme pour ses autres chapitres, Champfleury fait preuve d’un louable sérieux historique et utilise des sources écrites et variées, pour certai­nes puisées aux Archives Nationales, afin de nous faire revivre le combat per­sonnel de Boyer de Nimes mais également afin d’éclairer au plus près certaines des caricatures publiées par le polémiste. Il lie avec justesse la caricature à la presse, soulignant le passage au Journal général de France de Boyer de Nimes, tout comme il accorde une place importante dans son étude à la presse royaliste, Les Actes des apôtres ou patriotes, Les Révolutions de France et de Brabant. Champfleury a compris que les gravures souvent satiriques qui ornaient les pages de ces publications engagées, servaient au lecteur d’édito­riaux visuels et agissaient afin de mettre en lumière « où les coups devaient frapper » [33]. Cette dimension de cible, d’engagement polémique, d’agitation subversive et de flèches satiriques qui est l’un des signes de la liberté de la presse, Champfleury en perçoit l’importance, la signification et l’intérêt. Intérêt qu’un Desmoulins semblait avoir également assimilé, puisque comme nous le rappelle notre historien-amateur d’images, il y attachait une grande importance, allant jusqu’à protester dans ses propres articles contre les gravures qui avaient été choisies, sans son accord, par son libraire-éditeur [34]. En outre, Champ­fleury, par un recours régulier à la presse arrive à recontextualiser la caricature et former un terreau explicatif suffisant afin de comprendre l’œuvre graphique. Cette démarche d’historien, base de l’étude des images telle qu’elle se pratique de nos jours [35], fut longtemps ignorée ou plus justement esquivée par les cher­cheurs qui ont travaillé sur la caricature révolutionnaire. C’est le défaut principal relevé par Albert Mathiez dans la thèse complémentaire présentée à l’Univer­sité de Paris par M. A. Blum. Ce dernier, nous rappelle Mathiez dans sa recen­sion de l’ouvrage publié, « a voulu dit-il dresser un catalogue « scientifique ». Malheureusement il a montré plus de bonne volonté que de savoir-faire. Consi­dérée comme un document historique, la caricature doit être datée. Si elle ne l’est pas les circonstances souvent fugitives qui l’ont inspirée, les allusions qu’elle éveille, échappent. Le seul ordre scientifique à suivre dans un catalogue scientifique est l’ordre chronologique. Malheureusement, M. Blum ne connaît l’histoire de la Révolution que d’assez loin. Il y a deux manières de dater une gravure, de l’extérieur en quelque sorte, en retrouvant dans la presse, dans les documents de toute nature, l’indication et l’apparition de la pièce ; de l’intérieur, en analysant la pièce elle-même et en la critiquant. M. Blum n’a utilisé ni l’un ni l’autre de ces moyens de recherche. Il a rangé ses gravures au petit bonheur, au hasard de ses impressions » [36].

Évidemment, l’ouvrage de Champfleury pourrait faire également l’objet de critiques développées, sa volonté de différencier l’art populaire du grand art semble ainsi aujourd’hui bien désuète, et son étude n’est pas exempte, elle aussi, de lacunes et d’approximations. Toutefois, il y revendique une véritable volonté d’utiliser en premier lieu une bibliographie récente sur la Révolution française, à une époque où de nombreux ouvrages en préparation du cente­naire commençaient à être édités et enfin une détermination pour dépasser la simple description de l’image. Ainsi, il cherche, le plus souvent sans succès d’ailleurs, à connaître les artistes et déplore le manque d’informations que nous possédons sur leur métier, leurs origines et la diffusion des gravures. C’est pourquoi, il consacre tout un chapitre à un graveur patriote, le « terroriste Villeneuve » [37] dont nous possédons aujourd’hui grâce aux travaux d’Annie Duprat [38] un portrait solide. Ce dernier auteur fait remarquer avec justesse que l’évocation de Villeneuve par Champfleury est moins empreinte de mépris [39] que celle que lui accorde Jules Renouvier dans son Histoire de l’art sous la Révolution française (Paris, 1863) tout en restant toutefois lui aussi très critique à l’égard des « abominables estampes » de Villeneuve « qui donnent trop de raison aux récriminations des honnêtes gens [40] ». On retrouve dans plusieurs passages de l’ouvrage cette volonté de ne point choquer et de décrire des images « trop crue(s) pour être commentée(s) longuement » [41]. Outre l’aspect grotesque, parfois vulgaire des caricatures qui raidissent notre auteur, c’est également le parti pris extrémiste de leur contenu qu’il rejette. On découvre à travers ses commentaires des gravures révolutionnaires une idéologie éloignée de tout extrémisme qu’il soit contre-révolutionnaire ou patriote. Champfleury défend la liberté, condamne l’Ancien Régime et son système inique et reven­dique une République modérée, dans la lignée probablement d’une Troisième République en construction. Ainsi, il condamne sans fard les émigrés « ceux qui contribuèrent malheureusement à faire dresser l’échafaud de Louis XVI […] Groupés à l’étranger, n’attendant qu’un signal pour envahir la France et sauver la famille royale à la faveur des baïonnettes mercenaires, ne poussaient-ils pas dans l’urne fatale le vote des conventionnels ? » [42] tout en repoussant la Répu­blique plébiscitée par un Marat qui sans le geste de Charlotte Corday serait devenu « un Quasimodo politique, un Caliban de faubourg qui, s’il n’eût pas été châtié par ses contemporains, fût mort dans un cabanon. Ils se trompent ceux qui jettent Marat à la face des partisans de la Révolution. Marat ne la gâte pas, n’est pas la tâche qu’on se plaît à agrandir. D’une cataracte jaillit l’écume, au fond d’un tonneau de vin généreux reste la lie. La chose la plus pure contient des immondices. Marat fut l’écume et la lie des passions populaires » [43]. Robespierre est quant à lui en partie préservé dans un chapitre concernant les grandes figures révolutionnaires, « les hommes en vue », pris pour cibles par les caricaturistes. Son pendant, une partie sur le couple royal, rapporte sur un ton de tristesse et de colère la fuite du couple royal et leur arrestation à Varennes qui fut la première mise à mort symbolique de la royauté. Sans développer abondamment, il repère la cassure provoquée par Varennes dans l’opinion publique dont on sait que la caricature est aussi le baromètre. Mais Champfleury note également, en avance de plus d’un siècle sur les nouveaux champs historiographiques, qu’à la suite de Varennes « un nouvel acteur se révéla, ardent, passionné, faible, injuste, qui se prononça plus encore contre l’entourage royal que contre le roi : la femme » [44]. Si de 1789 à 1791, c’est l’image de la Messaline autrichienne qui triomphe dans la production française, il est effectivement à souligner que la patriote, une figure féminine souvent associée à Théroigne de Méricourt, la remplace et accompagne la caricature patriote tout comme la production royaliste. Comme le souligne Michel Vovelle, à partir de l’été 1792, le relais sera pris par le thème du massacre [45], thème largement développé par la caricature anglaise à laquelle Champfleury accorde un chapitre entier.

Les noms de Gillray, de Rowlandson, soit les grands noms de la pro­duction anglaise, reviennent plusieurs fois au cours des chapitres précédant celui consacré à la caricature d’outre-Manche. Champfleury fait également une longue description d’une gravure de Rowlandson [46] intitulée Who kills first for a crown largement diffusée en France et qui donna également lieu à une adapta­tion française. Les frères Goncourt [47], allusivement, et le livre récent d’un histo­rien [48] l’ont également à leur tour commentée. Enfin, il cite [49] dans son dévelop­pement sur Villeneuve une phrase de Mallet du Pan dans le Mercure français en août 1790, qui afin de pourfendre la caricature française, loue les œuvres de Gillray et de Rowlandson. La phrase n’est pas utilisée au hasard, puisque notre auteur avoue, dès le début de son chapitre, avoir « un faible pour la caricature anglaise. À la regarder en bloc et superficiellement on la juge grossière, en l’étudiant de près on y trouve des finesses faisant contre-poids aux violences, des délicatesses à la brutalité » [50]. Sa présentation de la vie et de l’œuvre de Gillray lui permet d’attaquer par rebond une nouvelle fois les émigrés et leurs « pénuries satiriques » [51]. En même temps, il s’attache avant tout au caractère anti-français de Gillray, ce qui au regard de la production de l’artiste n’a rien de surprenant, mais insiste également sur ses gravures antimonarchiques. Il montre avec assez de bonheur le caractère entier du personnage, imprégné de préjugés et distributeur de flèches satiriques acérées tout en omettant ses accointances avec le pouvoir britannique. Son intelligence et son amour des estampes lui permettent d’admirer l’œuvre de « l’Écossais » tout en ne s’offus­quant pas contre sa francophobie car, note-t-il, « injuste envers la France, le caricaturiste l’est presque toujours ; mais il est injuste envers sa nation : Les préjugés sont encore une des formes du patriotisme et en regardant l’œuvre de l’Écossais, j’essaye d’oublier que je suis Français » [52]. En ce qui concerne Thomas Rowlandson, Champfleury donne un résumé assez exact de son enfance et de sa vie de dandy amateur de jeux et de femmes. Il évoque avec justesse ses talents de dessinateur et sa production prolifique et se laisse aller à décrire une estampe bien connue où Napoléon a rendez-vous avec la mort. Comme il était de tradition à l’époque, notre homme ne s’intéresse qu’allusi­vement à la période du Directoire et relève surtout les gravures anglaises de Gillray produites à cette époque. D’ailleurs, il justifie cette impasse dans le volume de son Histoire de la Caricature qui suit celui dévolu à la Révolution française en ces termes : « La caricature se manifeste surtout en France, du moyen âge à la révolution. Elle débute par saper le pouvoir des moines et ne s’arrête qu’à la mort du roi en 1793 » [53].

 

Cette citation pourrait nous servir de conclusion dans la mesure où elle résume parfaitement les objectifs de Champfleury lorsqu’il aborde la caricature révolutionnaire. Tout d’abord, il associe l’élan graphique satirique des années 1788-1793 à la liberté depuis peu obtenue et à « l’espoir, la satisfaction, l’inquiétude, le murmure, la colère, l’apaisement, les transports de joie » [54] qui l’ont accueillie. Pour lui encore, la caricature est une manifestation populaire et si elle « représente la foule » [55], elle parle avant tout du peuple, « à la place du Christ crucifié entre les deux larrons, qu’on mette le peuple, on aura le thème favori des caricaturistes d’alors » [56]. Évidemment cette conception témoigne d’une représentation du peuple assez péjorative et d’une foule révolutionnaire « violente, injuste, taquine, hardie, turbulente, passionnée, menaçante, cruelle, impitoyable » [57], soit autant d’adjectifs qui définissent, toujours selon lui, la caricature. Cette volonté d’opposer art populaire et art noble semble aujourd’hui dater et ne repose que sur des a priori et des préjugés que l’on espère large­ment oubliés. Toutefois dans le contexte du dix-neuvième siècle, cette volonté d’interpréter et de défendre la caricature relève d’une modernité de pensée surprenante, même si la démarche est encore entachée de réflexes archaïques et sa vision de la caricature simpliste, lui refusant tout message polysémique. Enfin, républicain affirmé, ami de Courbet, Champfleury s’enthousiasme pour les acquis de la Révolution française et son combat pour la défense de la caricature est à mettre en parallèle avec son attachement aux idéaux issus du bouleversement de 1789. En se consacrant intensément à un art « mineur », qu’il pense en voie de disparition, il se donne aussi pour mission de réaffirmer les principes de la Révolution française. C’est dans le même esprit qu’il abor­dera les faïences patriotiques sous la Révolution française [58] entre goût pour les arts populaires, les vestiges d’un passé révolu et l’affirmation d’un combat toujours d’actualité.

Université de Rouen
 

[1] Michel Melot, L’œil qui rit, Paris, Bibliothèque des Arts, 1975, p. 10.

[2] Th. Wright avait été précédé par James Peller Malcolm. Sur ce dernier et sur les premiers historiens de la caricature (Jaime, Wright et Champfleury) voir Francis Haskell, L’historien et les images, Paris, Gallimard, 1995, pp. 490-509.

[3] Thomas Wright, Histoire de la Caricature et du grotesque dans la littérature et dans l’art, Paris, Garnier Frères, 1866 (1ère édition en anglais 1864).

[4] Id., p. 2.
[5] Id., p. 2.
[6] Id., p. 2.
[7] Id., p. 2.
[8] Id., p. 15.

[9] Gardner Wilkinson, Manners and Customs of the ancient Egyptians, Londres, 1837, IV volumes. T. Panofka, Parodieen und Karikaturen auf Werken des Klassischen Kunst, Abhandl. d. Berlin. Akad., 1851. O. Delepierre, La parodie chez les Grecs, les Latins et les Modernes, 1870.

[10] Thomas Wright, Histoire de la Caricature…, op. cit., p. 49. Réflexions semblables chez James Peller Malcolm : « Part of the church at Bredon in Leicestershire has inexplicable range of figures inserted in the walls, adjoigning heads of prince and queens, connected with a set of animals grinning over each other’s back, with faces as genuine caricatures as may produced by Mr Gillwray [sic] ». James Peller Malcolm, An Historical Sketch of the Art of Caricaturing with Graphic Illustrations, Londres, 1813, p. 11.

[11] Voir Bertrand Tillier, « Champfleury, érudit et historien de la caricature » in Gavroche, septembre-octobre 1996, pp. 13-17.

[12] Champfleury [Pseud. pour Jules-François Félix Husson Fleury], Histoire de la Caricature Antique, Paris, E. Dentu, 1866 (1ère édition 1865), p. 31.

[13] Id., p. 46.

[14] « Charge, en termes de Peinture, Représentation exagérée, imitation qui excède, ressemblance bouffonne. C’est le même sens que celui du mot Caricature. Voyez ce mot. »

[15] « une espèce de libertinage de l’imagination qu’il ne faut se permettre tout au plus que par délassement. […] Ce mot est francisé de l’italien Caricatura & c’est ce qu’on appelle autrement Charge. Il s’applique principalement aux figures grotesques & extrêmement disproportionnées soit dans le tout, soit dans les parties qu’un peintre, un sculpteur ou un graveur fait exprès pour s’amuser et pour faire rire ».

[16] Michel Melot, « Caricature et Révolution. La situation française en 1789 », in J. Cuno, Politique et polémique : la caricature française et la Révolution, 1789-1799, Los Angeles, Grunwald Center for the Graphic Arts, U.C.L.A., 1988, p. 25.

[17] Id., p. 26.

[18] « la richesse de ce genre satirique s’appuie également sur d’autres bases. Une solide tradition de dérision d’abord, largement présente dans les textes, dont les libelles clandestins de l’Ancien Régime ont fourni la matière, plus discrète dans la gravure du XVIIIème siècle. Prenant à partie les pouvoirs, quels qu’ils soient, cette tradition de dérision a remis à la mode certains thèmes et genres que va abondamment utiliser la caricature révolutionnaire : le grotesque, la satire allégorique, le calembour, ou même l’attaque pornographique. » Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, Paris, C.N.R.S., 1988, p. 19.

[19] Voir Barthélémy Jobert, D’Outre Manche, l’art britannique dans les collections publiques françaises, Catalogue d’exposition, Bibliothèque Nationale de France, Musée du Louvre, Paris, 1994, p. 118.

[20] « La vogue des estampes britanniques, essentiellement les mezzotintes, les pointillés et les gravures en couleurs, soutenue par de luxueuses publications, avait atteint de telles proportions à la veille de la Révolution que les marchands parisiens, emmenés par le principal d’entre eux, Pierre-François Basan, demandèrent des mesures de protection », id., p. 119.

[21] Pierre Casselle, « Le commerce des estampes à Paris dans la seconde moitié du XVIIIème siècle », Thèse de l’École Nationale des Chartes, 1976, 310 pages.

[22] Michel Melot, « Caricature et Révolution. La situation française en 1789 », op. cit., p. 25.

[23] Id., pp. 23-24.

[24] Antoine de Baecque, La caricature révolutionnaire, op. cit., p. 25.

[25] Boyer de Nimes, Histoire des caricatures de la révolte des français, Paris, 1792, 2 vols.

[26] Id., p. 8.
[27] Id., p. 9.
[28] Id., p. 10.

[29] A. Duprat, Le roi décapité, Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Cerf, 1992, p. 197.

[30] Champfleury, Histoire de la caricature sous la République, l’Empire et la Restauration, Paris, E. Dentu, 1874, p. 105.

[31] Id.
[32] Id., pp. 167-168.
[33] Id., p. 78.
[34] Id., p. 80.

[35] Annie Duprat, « Le Roi, la Chasse et le Parapluie ou comment l’historien fait parler les images », in Genèses, sciences sociales et histoire, n° 27, juin 1997, pp. 109-123.

[36] Albert Mathiez, Annales révolutionnaires, tome IX, 1917, p. 270.

[37] Champfleury, Histoire de la caricature sous la République…, op. cit., p. 206.

[38] Annie Duprat, « Autour de Villeneuve, le mystérieux auteur de la gravure La Contre-Révolution » in Annales Historiques de la Révolution Française, 1997, n° 3, pp. 423-439.

[39] Id., p. 432.

[40] Champfleury, Histoire de la caricature sous la République…, op. cit., p. 208.

[41] Id., pp. 62-63.
[42] Id., p. 154.
[43] Id., pp. 228-229.
[44] Id., p. 203.

[45] « Michel Vovelle, La queue de Danton, ou massacre et sexualité : violence et fantasmes érotiques dans les lectures de la Révolution française » in Histoires figurales. Des monstres médiévaux à Wonder­woman, Paris, Usher, 1989, p. 170.

[46] Thomas Rowlandson, Who Kills first for a Crown, publiée le 29.05.1790, BMC 7649.

[47] « L’Angleterre, qui déjà avait fait lors d’octobre, du roi, un cerf couronné de la couronne de la France, aux abois, haletant, poursuivi par une meute à têtes d’hommes hurlant et jappant ». Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la société française pendant la Révolution, Paris, 1914, pp. 262-263.

[48] Claude Langlois, Les sept morts du roi, Paris, Anthropos, 1993, pp. 63-76.

[49] Champfleury, Histoire de la caricature sous la République…, op. cit., p. 211. Voir également Annie Duprat, « Autour de Villeneuve, … », op. cit., p. 432.

[50] Champfleury, id., pp. 231-232.
[51] Id., p. 233.
[52] Id., p. 239.

[53] Champfleury, Histoire de la caricature moderne, Paris, E. Dentu, s.d., p. VIII.

[54] Champfleury, Histoire de la caricature sous la République…, op. cit., p. 27.

[55] Champfleury, Histoire de la caricature moderne…, op. cit., p. VI.

[56] Champfleury, Histoire de la caricature sous la République…, op. cit., p. 19.

[57] Champfleury, Histoire de la caricature moderne…, op. cit., p. VI.

[58] Champfleury, Histoire des faïences patriotiques sous la Révolution, Paris, E. Dentu, 1867.