Par Bruno de PERTHUIS
Article paru dans Ridiculosa n° 10 (2003) Les animaux pour le dire. La signification des animaux dans la caricature
Une des premières animalisations de Jaurès a été réalisée par Fertom dans Le Pilori du 19 juin 1898. On y découvre le chien Jaurès enchaîné à la niche de sa « Verrerie ouvrière », et le chien Rochefort devant la niche de son journal L’Intransigeant. Les deux protagonistes se disputent âprement l’os du socialisme sous le regard de deux travailleurs. Pour diverses raisons, Jaurès est en effet parfois animalisé sous la forme d’un chien. Ici, il s’agit d’un chien agressif et haineux prêt à en découdre. Précisons que dans la caricature de l’époque, le chien est plutôt réservé à Delcassé, ministre des Affaires étrangères, à cause de sa petite taille qui le fait apparaître comme un abominable roquet, et qui lui vaut de la part de Jaurès le qualificatif de « lilliputien halluciné ».
Aux élections législatives du printemps 1902, Jaurès ayant reconquis son siège de Carmaux, retourne à la Chambre des députés où il va pouvoir faire entendre sa voix. Pendant le nouveau ministère Combes dans lequel il n’a pas de portefeuille, il soutient de tous ses talents d’orateur l’action gouvernementale dont la grande œuvre est la lutte anticléricale devant aboutir à la séparation des Églises et de l’État. On le gratifie entre autres du sobriquet de « ministre de la parole ».
Dans Le Grand Jaurès, Max Gallo précise que dans son rôle de soutien à la politique combiste, Jaurès se voit également qualifié de « directeur spirituel de la République ». Mais en fait, le sobriquet que l’on rencontre le plus fréquemment est celui de « terre-neuve du père Combes ». À ce sujet, dans Jean Jaurès, Marcelle Auclair écrit qu’en 1903, « Jaurès, soutien du ministère qui chasse les congrégations, voilà qui blesse ceux-là mêmes qui sont d’accord avec lui sur d’autres points. S’il arrive à un jeune de prendre la défense du socialiste, il est toujours un père, une grand-mère pour répondre : Ton Jaurès, c’est le terre-neuve du père Combes ! »
Le chien Jaurès, on le rencontre dans le numéro 191 de L’Assiette au beurre du 26 novembre 1904, intitulé Les cabots sauveteurs illustré par Radiguet. Ici, il est tenu en laisse par Combes. Légende : « Chien-loup français. Premier chien de garde du ministère Combes. Aspire à sauver ici-bas L’Humanité… qu’il a fondée ». Mais dans le même numéro du journal, c’est Louise Michel qui est représentée en terre-neuve. Légende : « Race terre-neuve. Aucune récompense. A passé son existence à sauver les malheureux ». Sur une carte postale de la série La carte postalecaricature (édition Gorce à Talence), Jaurès figure sous les traits d’un chien qui suit fidèlement Combes représenté en semeuse de la mort pour les religieux qu’il persécute. L’image du chien Jaurès est ici celle d’un gentil toutou qui suit docilement son maître. Quant à Combes en semeuse, il s’agit d’une parodie du timbre « la semeuse » dont les premiers exemplaires apparaissent en avril 1903.
Une autre représentation de Jaurès en chien provient des suites de l’affaire Thalamas. Rappelons que le 14 novembre 1904, au lycée Condorcet à Paris, un élève qui fait une conférence sur Jeanne d’Arc, se voit répliquer par Thalamas, son professeur : « Vous envisagez la question au point de vue surnaturel ; moi je l’envisage au point de vue humain… Je ne crois pas en votre Dieu ; je ne crois pas en ses ministres ». Chaumié, ministre de l’Instruction publique, estimant que le professeur avait manqué de tact, le réprimande et le déplace au lycée Charlemagne. Autour de la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides, des étudiants organisent une manifestation, et cet incident prend alors des proportions imprévues.
Les socialistes s’indignent de la mesure disciplinaire frappant Thalamas. À la Chambre des députés, Sembat interpelle le ministre qui répond que si à la Sorbonne, on peut tout dire, ce n’est pas le cas dans les lycées, comme le rappelle d’ailleurs une circulaire de Jules Ferry. À son tour, Jaurès blâme en vain le ministre d’avoir agi avec trop de précipitation, et l’ordre du jour approuvant la fermeté pour maintenir la neutralité dans l’enseignement public, est adopté par 376 voix contre 34. Alors, dans la série La griffe par Eyram, Jaurès nous est présenté sous les traits d’un chien urinant en compagnie de Thalamas, contre la statue de Jeanne d’Arc. Légende : « Ce n’est pas cela qui ternira sa gloire ». On retrouve ici le tribun en roquet haineux. L’image du chien Jaurès est donc ambivalente.
Le 1er juin 1906, à la Chambre des députés, Maurice Barrès qui « entend des grognements qui deviendront des bruits de crocs », fait dans ses Cahiers, un tableau de la Chambre, en précisant à propos de Jaurès : « puissante encolure, teint rouge, bas sur pattes. Formidable taureau de la petite espèce ». Dans la caricature, nous n’avons pas trouvé de dessin figurant le tribun socialiste sous la forme d’un taureau, qu’il soit bas sur patte ou de la petite espèce.
Le 14 novembre 1906, au Reichstag, répondant à une interpellation de Bassermann sur la situation extérieure de l’Allemagne, Bülow montra que les brillantes qualités traditionnelles des Français, « leur vif patriotisme, leur extrême susceptibilité sur le point d’honneur empêchaient toute illusion », entretenant donc les inquiétudes les plus fondées du peuple allemand contraint de rester sur la défensive et de poursuivre son programme d’armement. À une interpellation des socialistes : « Jaurès ! », ce dernier incarnant à cette époque la paix, Bülow répliqua : « Une hirondelle ne fait pas le printemps, même une hirondelle rouge ».
Dans le numéro 67 du Crayon de Molynk, lithographie datée de novembre 1906 et intitulée L’hirondelle de M. de Bülow, on découvre l’hirondelle Jaurès coiffée du casque à pointe, posée sur un fil télégraphique tendu entre deux poteaux, l’un marqué « France », et l’autre « Allemagne ». Légende : « C’est un oiseau qui vient d’Allemagne ». Nous avons ici l’image d’un Jaurès animalisé et à la solde de Berlin. Précisons que la légende de cette estampe est la reprise, sous une forme réactualisée pour la circonstance, du titre de la célèbre chanson de Camille de Soubise : « C’est un oiseau qui vient de France ». C’est précisément cette image de Jaurès en agent de l’étranger, reproche déjà exploité sous d’autres formes dans la caricature depuis son engagement dans l’affaire Dreyfus en 1898, qui aboutira à son assassinat le 31 juillet 1914.
Le Crayon n° 67 par Molynk – 1906. L’Hirondelle de Mr de Bulow.
Dans le numéro 10 de L’Actualiste 1907 d’Orens, sur l’enclume de la « Sociale », et armé d’un gigantesque marteau marqué « Patriotisme, sus aux Anglais ! », Guillaume II écrase Jaurès peint en rouge. D’un vigoureux coup de bec, un oiseau pince le gros postérieur du tribun. Sans doute s’agit-il d’une transposition de l’image de l’hirondelle rouge évoquée par Bülow deux mois plus tôt devant les députés allemands.
Cette estampe a été faite après la dissolution du Reichstag le 13 décembre, et après les élections du 25 janvier qui suivirent, et dont le résultat montrait que les socialistes allemands avaient perdu 36 sièges, passant de 79 mandats à 43. En Allemagne, l’hirondelle rouge Jaurès n’avait donc pas été synonyme de nouveau printemps pour les socialistes, d’où l’interprétation vengeresse d’Orens.
À l’occasion du premier mai 1907, Clemenceau, homme d’autorité, qui veut briser toute action dans la rue, fait arrêter préventivement près de huit cents personnes, dont les principaux dirigeants syndicalistes qui s’étaient singularisés par leur violente propagande révolutionnaire. Rappelons qu’au mois de mai 1906, on avait craint une nouvelle Commune, provoquant un exode massif des habitants de la capitale alors que les autres achetaient des provisions pour plusieurs jours.
Dans le numéro 11 de L’Actualiste 1907 intitulé 1er mai Maître Clemenceau champion de l’ordre, ce dernier qui joue du tambour pour faire respecter la loi, piétine le serpent du socialisme antipatriotique international qui s’enroule autour de sa jambe, et dont la tête est celle de Jaurès. En effet, à la Chambre des députés, Jaurès reproche au président du conseil d’être un renégat qui trahit son passé en préférant la force à la négociation, tandis que Clemenceau l’accuse de n’être qu’un utopiste qui enfile des phrases magnifiques en conjuguant tous les verbes au futur. Pour Clemenceau, par son irréalisme absolu, Jaurès qui ne sait que critiquer, déconsidère la gauche. De plus, après le coup de Tanger du 31 mars 1905 qui fait craindre une guerre entre la France et l’Allemagne, Clemenceau avait rappelé à Jaurès qu’en cas d’agression allemande, il était sûr que les socialistes allemands marcheraient sans hésitation. Sur l’estampe d’Orens, nous avons donc une représentation de Jaurès en serpent de l’antipatriotisme, par association au serpent du germanisme très présent dans la caricature anti-allemande de l’époque.
Série L’Actualiste n° 11. Maître Clemenceau champion de l’ordre – 1907 par Orens.
La queue et les cornes sont des emprunts aux animaux, et servent à figurer le diable dans l’imagerie. La plus ancienne représentation de Jaurès sous les traits du diable a été réalisée à l’occasion de la prétendue tentative de corruption effectuée auprès des Chartreux pour leur faire verser 1 000 000 de francs afin d’obtenir l’autorisation de rester en France, comme le rapporte la presse en juin 1904. Par ricochet, Jaurès qui soutient le président du Conseil maintenant mêlé à de sordides chantages financiers, accusations qui se révèleront très vite sans fondement, se voit, par le crayon, mêlé à l’affaire. Par exemple, dans le numéro 24 du Brandon par Myrra, Ah !… le cochond’enfant, on découvre un Jaurès Satan proposant un veau d’or à Combes habillé en moine. Ce dernier qui tourne le dos à la croix, allusion à son passé de séminariste, maudit son fils Edgar impliqué dans le scandale. Légende : « C’est trop mince Satan pour corrompre un homme d’État de ma valeur ». Ainsi, s’il ne fait guère de doute, dans l’esprit de l’illustrateur, que Combes soit corruptible, encore faut-il y mettre le prix, et c’est le diable Jaurès qui se charge de faire monter les enchères. En décembre 1904, dans le numéro 20 de la série La Griffe, on découvre l’ange du patriotisme Déroulède avec son drapeau tricolore, terrassant le diable Jaurès avec son drapeau rouge du socialisme international. Précisons que si Jaurès est occasionnellement figuré en diable, dans la caricature de l’époque, c’est Combes qui est systématiquement représenté sous cet aspect. Jaurès, vassal de Combes, a donc hérité de ses cornes et de sa queue.
Les crocs sortant d’une bouche sont caractéristiques de l’image du vampire. Les ailes de chauve-souris appartiennent à l’imaginaire du diable et du vampire. Dans Le Rêve de M. Jaurès, (Édition Ribby, série 8, fin 1906), Muller nous montre le tribun avec deux cornes de diable sur la tête et des ailes de chauve-souris dans le dos. Son image s’apparente ici à la fois à celle du diable et à celle du vampire. Sur cette estampe, affublé de l’écharpe rouge de L’Humanité, Jaurès chevauche un crapaud marqué « socialisme », symbole de la « tirelire du bon peuple ». Le batracien saute par dessus le crâne du Bloc des gauches sous lequel figurent les têtes tranchées de Combes et de Brisson entre autres. Cette composition a été réalisée à un moment où, pour sauver son quotidien L’Humanité, le 5 octobre 1906, Jaurès lance un cri d’alarme auquel répond aussitôt le parti démocrate allemand en envoyant un chèque de 25 000 francs, ce qui renforce dans la caricature son image d’agent de l’Allemagne comme le font Forain dans Le Figaro du 21 octobre 1906, et Molynk dans le numéro 62 du Crayon également daté d’octobre 1906. Sur l’estampe de Muller, c’est le cri d’alarme lancé par Jaurès pour sauver son journal en sollicitant la « tirelire du bon peuple », qui est caricaturé. Le crâne marqué « BLOC », illustre la récente dislocation du Bloc des gauches né de l’affaire Dreyfus, et la tête tranchée de Combes, montre le fossé qui maintenant sépare les deux hommes. En effet, c’est en médecin psychiatre que Combes qui réagit à l’escalade dans l’internationalisme de Jaurès, écrira bientôt : « La maladie mentale de Jaurès s’aggrave de jour en jour. Le moment est proche où il faudra songer à l’interner dans une maison de santé à la suite de quelque acte de folie furieuse. Je ne peux m’expliquer autrement sa conduite. C’est un cerveau en marche vers une des formes pathologiques de la manie ».
Dans le numéro 14 du Musée des Horreurs de Lenepveu intitulé L’éléphant du Jourdain et réalisé en 1900 à l’occasion de l’affaire Dreyfus, Jaurès est figuré sous la forme d’un éléphant assis dans un fauteuil et tenant une bouteille d’eau du Jourdain. Ce détail vient de la fausse accusation d’avoir fait baptiser son fils avec de l’eau du Jourdain, accusation qui redevient d’actualité après la communion solennelle de sa fille Madeleine en 1901. À cette occasion, la polémique est vive, les partisans d’Allemane, « prolétaires héritiers de la gouaille antireligieuse de la sans-culotterie parisienne », écrit Jean Rabot dans son Jaurès, pouffent de rire : « Eh bien quoi ! Jaurès, pendant que vous nous faites manger du curé, vous faites bouffer le bon Dieu à vot’ demoiselle ? ». Lafargue qui, à l’instar de Guesde, dénonce l’anticléricalisme comme étant un attrape-nigauds destiné à retarder les réformes sociales, accuse le tribun d’être une fois de plus en contradiction avec ses principes.
Avec l’image de l’éléphant qui nous intéresse ici, il s’agit pour l’artiste d’illustrer l’aspect « pachydermique » et ventripotent du personnage parfois évoqué par ses détracteurs. Par exemple, dans Le Pilori du 19 juin 1898, à propos de la querelle qui oppose déjà Jaurès et Rochefort accusant le tribun d’avoir baptisé son fils à l’eau du Jourdain alors qu’en libre penseur il s’est lui-même mis « à la remorque de l’irréligion et de l’athéisme », Jean de La Rue écrit : « Jaurès, par des coups en dessous, cherche à terrasser son adversaire. Il fait l’effet d’un éléphant manœuvrant des poids de vingt kilos avec sa trompe. Tandis que Rochefort, insecte bourdonnant, tourne et virevolte autour de lui, le piquant à tous les endroits sensibles et ne lui laissant même pas une minute de répit ». Plus loin, Jaurès est qualifié « d’énorme pachyderme ». L’image d’un Jaurès manquant de légèreté et de grâce, on la trouve déjà dans Le Pilori du dimanche 31 octobre 1897 sur un dessin illustré par Fertom et intitulé Comme aux Folies-Bergère. Ici, l’artiste nous montre Jaurès et Bourgeois tentant d’imiter la Loïe Fuller dans une de ses danses incomparables de grâce et de lumière. Dans le dessin satirique, on rencontre également un Jaurès métamorphosé en hippopotame hurlant « Vive la paix » dans l’oreille bouchée de Guillaume II, comme le fait Orens dans sa série Les Effigies datant de 1904.
En avril 1903, lorsque Jaurès intervient à la Chambre des députés pour soutenir la cause de Dreyfus et poursuivre son combat en faveur de la vérité, l’image du tribun resurgit dans la caricature. Elle est alors souvent associée à celle de son protégé : Dreyfus gracié mais toujours juridiquement coupable. Si les animalisations du tribun sont rares à cette occasion, mentionnons dans le numéro 8 du Frelon par Bobb, une représentation de Jaurès en perruche roucoulant dans une cage avec Dreyfus. Légende : « Les deux inséparables ». En février 1904, à l’occasion de la guerre russo-japonaise qui, par le jeu des alliances, fait craindre un conflit universel, Castor représente Jaurès sur une tribune, déclarant : « Désarmons-nous mes frères ! Voici l’aurore de la paix universelle ». Ici, la tête du tribun est représentée devant un nuage affectant la forme de l’aigle allemand affublé d’une pointe de casque. Cette estampe a été réalisée alors que dans la grande presse, on dénonce la cécité de Jaurès qui prône, dit-on, l’affaiblissement de la défense nationale, ce qui la livre la poitrine nue face à l’Allemagne.
Castor – 1904. La tête de Jaurès se confond avec celle de l’aigle allemand affublé du casque à pointe.
Parallèlement aux métamorphoses animales, Jaurès a parfois été représenté en association avec l’image d’un animal qui devient dans la caricature, un élément polémique incontournable. Par exemple, lorsqu’une partie de la gauche reproche à Jaurès de sacrifier les réformes sociales à la lutte anticléricale et à son engagement dans l’affaire Dreyfus, l’image du tribun est alors celle de dupeur du prolétariat. Cette accusation est reprise parfois dans la caricature par des artistes de droite. C’est ce que fait Castor avec une composition intitulée Poisson d’avril populaire et perpétuel. Sur cette estampe, Combes et Jaurès présentent à un prolétaire symbole du « peuple trompé », le poisson d’avril maçonnique de « l’anticléricalisme et de l’affaire Dreyfus ». Dans la série lithographiée d’Orens intitulée Leur 1er avril datée de 1903, Jaurès nous présente le poisson d’avril Dreyfus qui, d’après la légende, est « un poisson qui ira loin ». Sur une estampe non datée de R. Miller et intitulée Absinthe 1er Le roi Jean, Jaurès qui tient un verre d’absinthe, chevauche la truie Guillaume II.
Série Les Poléons d’aujourd’hui. Jaurès le Napoléon du boniment par Orens – 1907.
Dans sa série des Poléons d’aujourd’hui composée de 10 estampes datées de 1907, le caricaturiste Orens réalise un dessin exceptionnel de Jaurès intitulé Le Napoléon du boniment. Ici, tenant une carotte en guise d’appât, le tribun tend une boîte d’où sort un lapin qui nous propose la lune. On comprend qu’il s’agit d’un tour de passe-passe, et que l’astre nocturne présenté par l’animal, disparaîtra aussitôt entre les doigts du malheureux qui tentera de le saisir. Cette interprétation rappelle les paroles de la marquise Arconati Visconti avec laquelle Jaurès entretenait une sorte d’amitié intellectuelle passionnée. En 1903, elle disait en effet de Jaurès, que « Cet homme qui vit dans l’immonde politique reste un idéaliste incorrigible », et qu’il « finira par se noyer dans le puits où il regarde la lune ». Il semble bien que dans l’esprit d’Orens, le leader socialiste tente également d’y noyer les autres. Si cette composition évoque le thème du faux prophète, du dupeur du prolétariat, elle illustre aussi le talent redoutable de l’orateur, et sa puissance de séduction sur son auditoire. À ce sujet, on connaît le témoignage d’un de ses admirateurs qui, écoutant Jaurès, s’exclame : « Bon Dieu ! Quand on vous raconte des choses pareilles, il faudrait être une sacrée vache pour ne pas pleurer comme un veau ! ». Quant à Barrès, il voit en Jaurès « un monstre oratoire, prédestiné animalement pour la parole » qui, après un discours, retournant à sa place, « fume encore ». Pour d’autres, Jaurès est une « bête oratoire ». Nous n’avons pas trouvé de caricature du tribun en bête oratoire. Dans son Briand, Georges Suarez qui évoque les « chatteries de son éloquence », écrit qu’en « Falstaff du ventre et de l’esprit, il plantait au petit bonheur sa fourchette aveugle dans le mœlleux des idées comme dans le gras d’une poularde ». Le titre de l’estampe d’Orens, Le Napoléon du boniment, vient d’un commentaire du maire socialiste de Narbonne, Ernest Ferroul, que Clemenceau venait d’emprisonner à l’occasion des troubles dans le Midi viticole en 1907, ce qui lui valut d’être qualifié de « Napoléon usagé » par le détenu. Du coup, dans la caricature, Napoléon fait un retour en force, et Jaurès devient donc Le Napoléon du boniment. À ce sujet, on sait que Guesde, présidant une réunion où Jaurès allait monter à la tribune à son tour, annonça : « La parole est à la parole ». Si, dans Le Napoléon du boniment, l’image de Jaurès est associée à celle du lapin, c’est dans le numéro 167 de la série couleur de Molynk qu’on trouve le tribun métamorphosé sous cette forme animale. Sur cette lithographie datée de janvier 1909, Guillaume II introduit des pièces d’or dans la bouche du lapin Jaurès qui défèque ses interpellations sur le Maroc. Légende : « Un fameux lapin ou le distributeur automatique ». Cette estampe a été réalisée alors qu’à la Chambre des députés, Jaurès multiplie ses interpellations sur la Maroc.
Dans le numéro 38 des arcimboldesques publiées vers 1910 par les éditions ELD, le portrait de Jaurès qui est en partie composé de corps de femmes nues, est complété pour figurer son menton, d’un perroquet tenant la balance de la « justice ». Cette interprétation illustre sans doute que le tribun qui prononçait sans cesse ce mot, en avait plein la bouche.
Contrairement à certains personnages comme Zola qualifié de « grand fécal » ou de « fleur de pus », et sans cesse figuré en porc, ou Clemenceau représenté en tigre, ou encore Reinach en singe, Jaurès a été l’objet de multiples représentations animalières. L’imaginaire des caricaturistes ne s’est donc pas cristallisé sous une forme animale bien précise pour le railler. La particularité du bestiaire jauréssien vient du fait qu’il puise, en fonction des circonstances, ses racines dans des clichés aussi divers et antinomiques que ceux de l’éléphant et de l’oiseau par exemple.
Ces zoomorphismes qui apparaissent plutôt occasionnellement que d’une manière récurrente, rentrent donc en concurrence avec d’autres clichés qui appartiennent à d’autres registres que ceux de l’animalité. Par exemple, ils évoquent l’orateur incomparable tourné en dérision lorsqu’il s’exprime avec passion à la tribune. À ce sujet, son teint rouge brique qui lui vaut le qualificatif de « tomate parlementaire » de la part de Jules Renard, reste au centre du débat caricatural, ainsi que ses « poings de marteau » dont parle Péguy. Autres clichés encore, ceux de jésuite rouge pour les uns, de Jésus Jaurès pour les autres, d’apôtre de la paix, d’apôtre du Jourdain, de dupeur du prolétariat écrasant de son gros postérieur la classe ouvrière comme l’illustre si bien Grandjouan dans son célèbre Ascète au beurre. Mais par dessus tout, le cliché le plus récurrent est celui d’agent de l’étranger à la solde de Berlin qui lui vaut les qualificatifs de « Herr Jaurès » et de « Kaiser de la République sociale ». C’est ce cliché qui le caractérise le plus dans l’esprit de ses détracteurs. Il est si présent dans le dessin satirique, qu’il contamine même certaines métamorphoses animales. Dans ce sens, les lithographies intitulées L’Hirondelle de M. Bülow, et Un fameux lapin ou le distributeur automatique réalisées par Molynk, restent les caricatures les plus remarquables du tribun dans le registre de l’animalisation.