Virulences verbales et graphiques au cœur de l’affaire Dreyfus


Article paru dans Ridiculosa n° 6 (1999) « Textuel et visuel. Interconnexions entre textes et images satiriques ».

Par Bertrand Tillier

Virulences verbales et graphiques au cœur de l’affaire Dreyfus :

le Psst…! de Forain et Caran d’Ache

L’affaire Dreyfus est l’une des crises politiques françaises majeures. Elle compte aussi parmi celles qui ont provoqué le plus de déchaînements de verbe et d’images surtout en 1898 et 1899. Pour le verbe, on ne compte plus les articles de presse, les pamphlets, les déclarations, les pétitions, les débats, les insultes, la littérature… suscités par l’Affaire. à propos de ce corpus hétéroclite, Jean El Gammal a d’ailleurs parlé d’un “ territoire de mots ”, où “ toutes les ressources de la rhétorique, de la plus brutale à la plus ornée, ont […] été mises à l’épreuve ” [1]. Pour l’image, des sculptures, des peintures, des photographies, des représentations cinématographiques, des affiches et des chansons illustrées… ont été produites en masses. Mais le vecteur ayant subi l’inflation la plus folle est la caricature [2].

Le Psst…!, fondé en 1898 par Caran d’Ache (1858-1909) et Jean-Louis Forain (1852-1931) – deux des plus importants dessinateurs de presse de la charnière des XIXe et XXe siècles –, appartient à ce corpus considérable d’images satiriques antidreyfusardes et antisémites. Le Psst…! paraît toutes les semaines du 5 février 1898 au 16 septembre 1899. Les 85 livraisons déclinent une formule immuable de 4 pages d’un format 40 x 28 cm. Presque invariablement, Forain dessine les couvertures, tandis que Caran d’Ache se charge de la double page intérieure et de la composition de la dernière page. Cet hebdomadaire de circonstance, entièrement consacré à l’Affaire est exclusivement voué au dessin-charge. Il ne contient aucun article. Le Psst…! serait donc un pur journal d’images satiriques. Pourtant, à y regarder de plus près, les images entretiennent des relations étroites avec le texte, qui appartient à la structure de ses images, selon des formules déclinées tant par Forain que par Caran d’Ache.

L’interjection fondatrice

Il faut commencer par la couverture du premier numéro. Cette image produite par Forain a presque valeur de manifeste, tant elle est violente et abruptement en prise avec l’Affaire. Sous le titre “ Le Pon Badriote ”, elle représente un homme glissant des feuillets dans la lucarne d’une guérite militaire tricolore pour en joncher le sol. En légende, le personnage explicite son action par cette simple déclaration à consonance germanique faisant écho au titre : “ – Ch’accuse…! ” En premier lieu, cette planche principalement graphique trahit sa dette à l’égard de la formule récurrente de Zola dans sa fameuse “ Lettre à M. Félix Faure, président de la République ”, publiée le 13 janvier 1898, dans les colonnes de L’Aurore, sous le titre “ J’accuse ” [3]. En second lieu, la force de l’interjection outrageante de Zola se vérifie encore dans la dimension textuelle de cette première planche, en même temps qu’elle la fonde et la lie étroitement à la rhétorique dreyfusarde. à ce titre, cette image est emblématique des interconnexions entre le textuel et le visuel, que Forain et Caran d’Ache ne vont plus cesser de développer durant les 18 mois suivants. Ainsi, pour ne se consacrer encore qu’à cette seule planche inaugurale, l’image serait presque incompréhensible sans sa légende lapidaire. A fortiori, l’interjection seule, dépourvue de la charge, ne voudrait plus signifier grand chose.

La lettre et le trait : héritage et adaptations

Dès la première livraison, une interdépendance texte-image est ainsi posée par les animateurs du Psst…!, selon un “ système ” présidant à l’élaboration de (presque) toutes les charges et qui, à ce titre, mérite d’être exploré. Pour autant, ce système n’est pas inédit. En ne remontant qu’à la Révolution française généralement admise comme l’acte de naissance de la caricature politique moderne, l’association texte-image est une dominante de la satire graphique que l’on retrouve tout au long du XIXe siècle. Dans cette perspective, Forain et Caran d’Ache ne pourraient donc apparaître que comme les héritiers d’un arsenal efficace de formules préétablies.

Avant que n’éclate l’affaire Dreyfus, les deux complices ont déjà éprouvé les possibilités offertes par cette pratique. L’un comme l’autre ont produit des illustrations pour l’édition d’œuvres littéraires. En l’occurrence, leurs gravures sont des planches en hors-texte introduites dans les ouvrages, non loin de l’extrait auquel elles font référence et qu’elles illustrent, selon une conception très répandue dans le monde de l’édition illustrée de la fin du XIXe siècle. Mais cette expérience ne fut certainement pas sans importance dans leur pratique simultanée du dessin de presse. En effet, le sujet des gravures est déterminé par le choix de la phrase ou du passage significatif qu’il est censé représenter, en un redoublement du texte qui doit demeurer lisible quelque pages plus loin. Dans la décennie 1880, l’activité d’illustrateur humoristique de Caran d’Ache a connu d’autres développements liés à l’évolution du marché du livre illustré. Par une résurrection de la vignette, Caran d’Ache a produit des dessins dépourvus de toute légende, dont la lisibilité tient à leur conjonction avec le texte dans lequel ils sont étroitement imbriqués, selon une mise en page dynamique où l’œil passe insensiblement de l’un à l’autre. Cette pratique a certainement aussi été décisive dans l’élaboration des charges qui nous intéressent.

Avant la fondation du Psst…!, dans leurs pratiques respectives du dessin de presse, Forain et Caran d’Ache s’adonnent à deux “ genres ” très différents, pour ne pas dire opposés. Caran d’Ache s’est fait le spécialiste d’histoires en images où, à la suite d’un titre concis, la légende est souvent absente, réduite à quelques indications spatio-temporelles ou à une amorce de dialogue entre les protagonistes de la scène représentée. Aux antipodes des légendes bavardes de Töpffer ou de Christophe qu’illustrent les images – et quoiqu’il leur emprunte le découpage en séquences multiples –, Caran d’Ache favorise l’image au détriment du texte. A l’opposé de Caran d’Ache, le Forain des années antérieures à l’Affaire produit des charges où le texte est omniprésent. Ainsi, en complément d’un titre définissant une situation, un lieu ou un groupe et qui, par redondance, finit par constituer des séries, Forain propose autant à lire qu’à regarder. Ses légendes sont en effet la restitution des propos qu’échangent les personnages représentés. Ce sont, à ce titre, des unités visuelles et verbales que l’on pourrait apparenter à des scènes de théâtre. Forain est un passionné de spectacles et l’un de ses recueils de dessins satiriques s’intitule d’ailleurs La Comédie parisienne (Paris, Charpentier et Fasquelle, 1892).

Forain est incontestablement l’un des dessinateurs qui a le plus exploré le rapport entre le texte et l’image dans la sphère de l’image satirique. Les termes qu’il emploie pour qualifier ses projets mêlent souvent les terminologies graphiques et littéraires. Mais c’est en entrant au Courrier français, en 1887, que Forain met au point cette association du texte et de l’image, à la demande du directeur du journal qui l’incite à “ souligner ses dessins d’une phrase ironique ” [4]. Ce système repose sur la conjonction d’une sobriété du trait et d’une concision de la légende, au point qu’il devient dès lors difficile de distinguer une soumission de l’un à l’autre ou une quelconque hiérarchie. Charles Kunstler voit d’ailleurs en Forain autant un dessinateur qu’ “ un écrivain de grande race ” [5], comparé à Molière, La Fontaine ou Balzac.

La satire graphique, telle que Forain et Caran d’Ache la pratiquent, a donc a priori peu de points communs. Leurs fortunes critiques respectives le prouvent. Les images de Forain sont perçues comme des croquis abréviatifs ajustés à des légendes cinglantes. Tandis que les charges de Caran d’Ache passent pour relever d’une ligne sinueuse et “ bavarde ” où le verbe tient peu de place. C’est pourtant certainement au cœur de cette opposition que naît le Psst…!, associant deux lignes graphiques et deux conceptions de l’image de combat au service d’une unique cause antidreyfusarde. Est-ce à dire pour autant que Forain et Caran d’Ache ont simplement transposé leurs pratiques antérieures dans ce journal à deux voix ? Certainement pas, car au Psst…!, Caran d’Ache se lance dans la production de charges opérant des interconnexions inédites entre le texte et l’image ; et Forain modifie sensible­ment les structures textuel-visuel de ses compositions antérieures.

Images mémorables

Dans la postérité de l’affaire Dreyfus, mais aussi dans la postérité de Forain et Caran d’Ache, les planches du Psst…! n’ont pas été sans laisser de traces. Dans ses souvenirs de l’Affaire, Léon Daudet évoque “ les caricatures épiques ” du Psst…!. Le mémorialiste avoue n’avoir “ jamais revu ni feuilleté la collection, devenue introuvable, du Pss’t, mais je me rappelle, après vingt ans écoulés, les principales planches et le rire irrité, douloureux, qu’elles soulevaient ”. Sa mémoire est double : “ Chacun de ces deux étonnants artistes y apporta sa manière et sa verve, qui se complétaient. ” Puis, en deux strates distinctes, il parle d’abord des images. “ Forain se chargeait de Reinach, qu’il avait simplifié jusqu’à l’idéogramme, des juges férus de Dreyfus, des politiciens à tête d’animaux […]. Caran d’Ache dessinait des Zola inouïs, satisfaits dans des cabinets qui n’étaient pas toujours de travail. Il dessinait des Picquart corsetés et galants, […] des intellectuels à trop grands fronts, […] des francs-maçons de fonds de boutique. ” Puis il évoque les légendes “ qui valaient les dessins, salées, poivrées, pimentées à souhait. Elles avaient le don de mettre en fureur les dreyfusards, telles des échardes entre cuir et chair, et qui faisaient suinter le grotesque, le mensonge de certaines attitudes. ” [6] Cependant, la mémoire de Daudet est plus réceptive aux images qu’à leurs légendes. Alors qu’en général, les contemporains de l’Affaire ont été plus sensibles aux “ mots ” de ces mêmes images. Léandre Vaillat raconte ainsi une anecdote à propos d’une planche de Forain parue dans le Psst…!, et dont seule la légende fut retenue, colportée et déformée [7]. Les autres hagiographes de Forain témoignent également de cette sensibilité aux textes des images du Psst…! détournés en formules verbales que l’on se raconte comme des “ bons mots ”.

Pour reprendre la notion de “ case mémorable ” définie par Pierre Sterckx à propos de la bande dessinée, les images du Psst…! sont mémorables soit par le dessin, soit par le texte ; très rarement par la complémentarité du visible et du lisible. Pourtant, les planches du Psst…! procèdent d’une indissociabilité entre l’illustration et sa légende. Selon un procédé déjà éprouvé, cette forme mixte composée de structures iconiques et de structures linguistiques opère une double réduction : la légende cherche à “ clore la figure ” [8] en assortissant une image ouverte d’un commentaire indiquant ce qui doit être lu. C’est ce que confie Forain à Vaillat quant à sa manière de travailler : “ Je dessinais, […] et j’attendais que le dessin me parlât. La légende m’était suggérée par le dessin. Tous mes dessins ont été faits comme cela ” [9]. Mais cette recette du caricaturiste n’est plus perceptible à la “ lecture ” de l’image. Et ce constat vaut autant pour les planches de Forain que pour les compositions de Caran d’Ache.

Structures verbales

Le dépouillement de la collection du Psst…! révèle d’une part l’omniprésence du verbe, car aucune image n’y a été publiée sans accompa­gnement textuel. Il permet d’autre part de distinguer plusieurs dispositifs verbaux récurrents qui constituent un ensemble de systèmes perceptibles dans la composition des légendes comme lieu énonciatif de ces images.

Dans une planche dénonçant l’antimilitarisme des dreyfusards, Caran d’Ache montre un individu dans sa cuisine, attaché à faire rôtir à la broche un soldat français. En légende, ce cuisinier débraillé explique : “ – L’Armée ?… Je l’aime autant que votre Monsieur Déroulède… Seulement, moi, je l’aime bien cuite !… ” [10] Jusqu’ici, l’image pourrait valoir pour n’importe quelle critique des positions dreyfusardes. Cependant, le titre est déterminant, tant il contribue à compléter le sens de cette composition : “ L’ecol... du Fr... Breton... ” Ces trois points multipliés désignent évidemment les francs-maçons, accusés de soutenir occultement les dreyfusards qui leurs seraient inféodés. Mais il faut convenir que s’ils éclairent sensiblement l’attaque, ces trois points procèdent aussi d’un brouillage, car ils occultent au sein de la même séquence verbale une lettre, un mot presque entier et un signe de ponctuation – des points de suspension qui sont également multipliés dans la légende infrapaginale. Le textuel est ici pleinement soumis à un procédé d’occultation, dont la confusion produite n’est pas sans compter dans l’appréhension de ce que l’image veut dénoncer.

Dans une autre planche de Caran d’Ache, Zola nous est montré, au pied d’une fosse béante, entouré de soldats allemands, et lisant quelques feuillets maculés de gribouillis. Le titre nous indique qu’il s’agit des “ Obsèques de Bismarck ” [11]. En légende, on peut lire : “ Discours de M. Zola :
– “Messieurs !… Hier encore, le Monde comptait deux Géants… Aujourd’hui, je reste le seul !…” (Et il continue.) ” Par l’emploi d’une formule performative, Caran d’Ache procède à un éludement du discours de Zola, pour mieux désigner l’écrivain dreyfusard comme un ennemi de la France.

Dans plusieurs planches, Forain a recours à une simple formule : “ L’Affaire Dreyfus ”. Nous avons choisi deux de ces planches car elles ne sont séparées l’une de l’autre que par deux semaines. Dans la première [12], “ L’Affaire Dreyfus ” est le sous-titre d’une composition montrant un soldat allemand retirant son masque de Zola à un Juif, sous le titre percutant : “ Allégorie ”. Dans la seconde planche [13], la formule “ L’Affaire Dreyfus ” sert de titre à une charge représentant, de chaque côté d’une palissade matérialisant la frontière franco-allemande, un Juif et un soldat allemand qui l’interroge en légende : “ – Eh bien, père Salomon, où en sommes-nous ? ” Dans ces deux cas, une condensation lexicale est mise en œuvre par Forain, qui redouble et désigne la réduction de l’Affaire à des situations très simples.

L’une des planches les plus violemment antisémites du Psst…! est incontestablement celle produite par Forain, sans titre, et dont la légende utilise un vieil adage populaire : “ Comme on fait son lit on se couche ” [14]. La virulence de cette formule anodine tient à son déplacement dans le contexte de l’affaire Dreyfus, mais surtout au déplacement de son sens littéral par sa conjonction avec l’image où l’on voit, à l’extérieur d’un cimetière catholique, un Juif creusant à la pelle sa propre tombe. En tant que telle, cette planche contient déjà une attaque religieuse violente, par la référence qu’elle fait aux carrés juifs des cimetières, exigés par la loi juive détournée en exclusion. Mais elle promeut surtout un cynisme chrétien qui fonde l’antijudaïsme de la majorité des antidreyfusards, par le déplacement de la formule verbale.

Dans une planche intitulée “ Dans une Revue intellectuelle ” [fig. 2] [15], Caran d’Ache montre deux intellectuels assis à leur table de travail, l’un s’interrogeant, au premier plan, sur l’orthographe précise de deux dreyfusards et l’autre consultant un dictionnaire. Voici la légende intégrale, dont la citation n’est pas inutile :

Le Fabricant de Copie : – “… et à Versailles, comme à Paris, nous aurons avec nous ces noms prestigieux, auréolés de gloire, nimbés d’immortalité, les noms qui rayonnent sur l’univers, les noms illustres devant qui le monde civilisé s’incline dans une muette et respectueuse admiration !… Ce sont les noms vénérés de…”

– Dites donc, Grimaut et Duclaux, ça s’écrit-il avec a-u, a-u-d, l-d, l-t, ou avec a-u-x ? ”.

Par l’hypertrophie de la légende que renforcent des variations typographiques, Caran d’Ache dénonce l’analphabétisme des intellectuels verbeux et l’obscurité des “ illustres ” dreyfusards émile Duclaux et édouard Grimaut
– respectivement directeur de l’Institut Pasteur et chimiste à l’école polytechnique – dont les patronymes inconnus sont épelés pour devenir presque illisibles.

Dans la planche qui fait face à celle que je viens d’évoquer, Caran d’Ache opte délibérément pour le dispositif verbal inverse : l’atrophie. Sous le titre “ Zola et la Postérité ” [fig. 3] [16], le dessinateur représente l’écrivain engagé, la plume à la main et suant à rédiger de multiples déclarations adressées “ Aux Suisses, Aux Bruxellois, Aux Berlinois, Aux Francfortois… ”. L’allégorie de “ l’impartiale Histoire ” lui apparaît, qui lui déclare en légende : “ – Tu peux te fouiller pour ta rue !… ” Le ton lapidaire de la sentence argotique renvoie à l’atrophie verbale dont Zola est victime, puisque Caran d’Ache ne lui laisse pas la parole dans la légende.

La déformation préside également à de nombreuses légendes. Caran d’Ache s’y livre notamment dans une composition intitulée “ Le lion, le corbeau et le pou, Fable pour mes arrière-petits-neveux ” [fig. 1] [17]. Pour mieux railler le pouvoir du pou Zola, le dessinateur s’empare du bestiaire des Fables de La Fontaine qu’il détourne selon ses besoins, car aucune fable ne met en scène ces trois animaux ; car cet insecte n’apparaît dans aucune fable. Toutefois, Caran d’Ache prend garde de maintenir lisible la référence à deux fables “ Le Corbeau et le renard ” [18] et “ Le Lion et le moucheron ” [19]. A la première de ces fables, il emprunte le personnage du corbeau qui s’est laissé flatter par les élucubrations verbales de Zola, explicitement malfaisant comme un pou et implicitement malin comme un renard. Une référence à la seconde fable le décrit aussi comme un “ chétif insecte, excrément de la terre ” chassé par le lion auquel il “ déclara la guerre ”. L’“ invisible ennemi ” dont parlait La Fontaine triomphe ainsi du roi des animaux, dont il rit en le voyant se déchirer lui-même. Mais la morale de la fable est surtout parfaitement implicite dans le titre : “ Les plus à craindre sont souvent les plus petits ”.

La déformation repose aussi parfois sur une exagération. Forain et Caran d’Ache y recourent régulièrement dans la part textuelle de leurs planches. Dans une composition intitulée “ La sémite prudente ” [fig. 4] [20], Forain représente ainsi un couple de Juifs. En légende, la femme dit à son mari :

“ – Grois-tu que chen ai eu tu nez, en t’embêchant te renfoyer ta Léchion t’Honneur ? ” Par une déformation de la prononciation de la langue française, fondée sur une exagération de la sonorité des consonnes, Forain apparente les Juifs aux Allemands, selon une perception alors très répandue. Avec les importantes vagues d’immigration juive d’Europe centrale survenues en France durant le XIX
e siècle, la langue yiddish connaît une diffusion inédite en France, que les antisémites observeront “ avec mépris et inquiétude ” parce qu’elle est douée de racines et de consonances germaniques.

Enfin, parmi les procédés textuels utilisés dans le Psst…!, la substitution n’est pas la moins employée. C’est le principe de cette planche sans titre de Forain représentant Zola traversant difficilement le Rhin à la nage pour rejoindre l’Allemagne. Pour attirer l’attention d’un Prussien, il brandit le numéro de L’Aurore où a été publié “ J’accuse ”. Mais dans la légende, il crie surtout : “ – Au secours…! ” [21] Par la conjonction de l’image et du verbe, Forain opère ici une substitution qui doit dénoncer le sens véritable des propos de l’écrivain dreyfusard. Cette substitution fonctionne par un télescopage du texte intra-iconique référent – “ J’accuse ” – et du texte extra-iconique – la légende – que rend possible la nature commune d’interjection.

Fig. 1 : Psst…!, [Caran d’Ache], n° 10, 9 avril 1898, p. 2.

Fig. 2 : Psst…!, [Caran d’Ache], n° 12, 23 avril 1898, p. 2.

Fig. 3 : Psst…!, [Caran d’Ache], n° 12, 23 avril 1898, p. 3.

Fig. 4 : Psst…!, [Forain], n° 29, 20 août 1898, couv.

Interconnexions texte-image

Les structures textuelles utilisées par Forain et Caran d’Ache sont en fait empruntées aux principes plastiques et symboliques de la caricature, que l’on retrouve également employés et déclinés dans les planches du Psst…!. Il n’est pas nécessaire de passer en revue ces procédés graphiques, tant ils sont inhérents à l’image satirique. En revanche, il est plus intéressant de regarder les rapports établis entre le texte et l’image au sein des charges. Le principe fondateur est une souscription du discours figuratif au modèle d’un parcours linéaire et vectorisé. Comme l’écriture, l’image se lit invariablement de gauche à droite, selon une juxtaposition et une répétition qui instaurent une simultanéité du trait et du verbe pour constituer un espace homogène. À partir de ce calibrage initial, deux combinaisons principales semblent avoir été éprouvées par Forain et Caran d’Ache, procédant soit de la continuité, soit de la rupture. Revenons pour cela aux planches dont nous avons déjà évoqué la part textuelle.

Dans la composition intitulée “ Dans une Revue intellectuelle ” [fig. 2], Caran d’Ache opère une équivalence entre l’inflation verbale et typographique de la légende et la surabondance des feuillets rédigés, raturés et empilés sur la table de travail du journaliste, au premier plan et dans la partie inférieure de l’image. Dans ces deux registres, l’illisibilité est prononcée : le textuel donne à lire ce qui n’est que griffonné dans l’image, tout en étant d’une lecture difficile. La complémentarité textuel-visuel fonctionne ici à plein régime. Le même principe est utilisé par Forain dans l’image de couverture “ La sémite prudente ” [fig. 4] : le fort accent germanique est un supplément qui désigne les Juifs représentés de trois-quarts face ou de profil, pour mieux insister sur les yeux globuleux, les lèvres épaisses et le nez busqué, selon les stéréotypes contemporains répandus par les théoriciens de l’antisémitisme. Mais la complémentarité entre le texte de la légende et l’iconographie de l’image va plus loin, dans la mesure où la femme déclare a son mari qu’elle a eu “ du nez ”. Le rapport du textuel et du visuel procède donc ici selon un double registre. Cependant, dans d’autres planches, les interconnexions texte-image relèvent de la rupture. C’est, pour ne prendre qu’un exemple, sur ce principe que fonctionne la composition de Caran d’Ache intitulée “ Zola et la Postérité ” [fig. 3]. à la multiplication des déclarations “ Aux Suisses, Aux Bruxellois, Aux Berlinois, Aux Francfortois… ” rédigées par Zola et dessinées dans l’image, répond la sécheresse de la condamnation prononcée par “ L’impartiale Histoire ” en légende : “ – Tu peux te fouiller pour ta rue !… ”

Tabularité et linéarité

Qu’il s’agisse d’un rapport de continuité ou de rupture entre le texte et l’image, l’effet recherché par Forain et Caran d’Ache est celui de l’expressivité qui doit garantir l’efficacité des images mises au service des positions antidreyfusardes adoptées. Cette expressivité repose en fait sur la tentative permanente d’instauration d’une adéquation entre la tabularité de la planche dessinée et la linéarité des textes rédigés – adéquation qui fonde l’objet “ image satirique ”.

Quelques remarques s’imposent. Que ce soit pour Forain ou pour Caran d’Ache, les planches du Psst…! sont conçues comme des compositions en pleine page – même quand elles sont subdivisées en suites de vignettes. C’est ce que l’on peut appeler la tabularité, déterminante dans l’appréhension de la composition. Quant aux légendes, elles sont toutes composées en typo­graphie, car ni Forain ni Caran d’Ache n’ont recours à l’autographie dont Töpffer avait fait un principe constitutif de ses histoires en images – seul Caran d’Ache a introduit des phylactères manuscrits dans quelques images. Autant dire, donc, que le texte typographié est un élément fort de la linéarité de la lecture. En outre, on peut poser que Forain et Caran d’Ache ont une identique pratique globale de l’association du message linguistique par rapport au message iconique, fondée sur les deux fonctions principales définies par Roland Barthes [22] de “ l’ancrage ” – qui cherche à fixer clairement le sens d’une image pour en éviter les flottements et les indécisions – et du “ relais ” – où la parole et l’image sont parfaitement complémentaires.

L’espace de la représentation est un lieu que le dessinateur doit orienter et organiser, si l’on veut bien accepter l’idée que l’image entretient avec son support des rapports d’inclusion et d’exclusion, où le textuel occupe une place prépondérante. Peut-être parce qu’elles sont publiées en couverture et invariablement coiffées de la manchette du journal, les images de Forain n’ont presque jamais recours au cadre – le cadre dont Baudelaire a dit qu’il isolait le tableau de “ l’immense nature ” [23]. Cette absence de délimitation n’est pas sans répercussion. En premier lieu, elle inscrit cette première image de chaque livraison au cœur de l’Affaire dont elle traite. En second lieu, elle la pose comme l’introduction au contenu des pages suivantes dont elle est solidaire alors que celles-ci ne sont pas dessinées par le même auteur. Mais en dernier lieu, elle introduit surtout un rapport nouveau – en tout cas dans sa récurrence systématique – avec le titre et la légende de l’image non circonscrite. En effet, le textuel quoique typographié devient un élément dynamique et graphique. Les scènes que représente ainsi Forain acquièrent une présence telle que le lecteur a, dans le temps de sa lecture, l’impression d’être un témoin, par l’illusion de proximité ou de contemporanéité que favorise l’absence de cadre. Ainsi, l’efficacité de la planche intitulée “ à Rennes ” – où l’on voit Dreyfus se lavant les mains dans une bassine que lui présente un juge – tient-elle à sa composition graphique qui s’étend sur tout le support et jusque sur ses bords et à l’imbrication de la légende dialoguée dans l’image : “ – Foilà un safon qui empaume – Je vous crois, c’est du Panama ” [fig. 5] [24]. Par cette combinaison du visible et du lisible, Forain donne au lecteur l’illusion d’accéder à un moment privilégié des coulisses du procès en révision de Dreyfus, qui trahit la connivence des juges et de l’accusé.



Fig. 5 : Psst…!, [Forain], n° 82, 26 août 1899, couv.

Fig. 6 : Psst…!, [Caran d’Ache], n° 82, 26 août 1899, p. 3.

On peut comparer le dispositif de cette image avec celui de la planche de Caran d’Ache intitulée “ Dans la coulisse ”, publiée dans la même livraison. Un juge et Picquart discutent de Dreyfus : “ – Sale gueule ! – à qui le dites-vous ! ” [fig. 6] [25]. L’élégant Picquart, accusé d’homosexualité par les antidreyfusards, dont le témoignage était capital dans le procès en révision de Rennes, confesse ici sa déception devant le visage de Dreyfus émacié par les années de bagne. Le caractère occulte de la discussion est similaire à celui de la planche de Forain. Pourtant, l’impression produite n’est pas la même, car Caran d’Ache a serti sa scène, inscrite sur un fond tramé, d’un épais et rectiligne cadre noir qui sépare nettement l’image du texte. De fait, à la différence de Forain faisant du texte un élément syntaxique de l’image, Caran d’Ache adopte ici un dispositif iconique qui inscrit le titre et la légende dans le péri-champ de l’image. De la sorte, là où l’image de Forain donnait une impression de hic et nunc au lecteur, celle de Caran d’Ache induit une distanciation qui l’apparente plus à une représentation différée. Chez Forain, la légende intrinsèque à l’image est posée comme parole ; chez Caran d’Ache, la légende extrinsèque n’est plus qu’un simulacre de parole. Cependant, au-delà du schème “ ancrage-relais ” déjà évoqué, des distinctions doivent être opérées entre les productions respectives des deux dessinateurs au sein du Psst…!.

Le système textuel de Forain est généralement abréviatif utilisant un titre avec ou sans sous-titre réduit à un ou deux mots ; une interjection violente et nerveusement ponctuée ; un monologue incisif ou un bref dialogue n’excédant que très rarement deux répliques cinglantes. On remarquera que cette concision se confond parfaitement avec la nature sèche, raide et cassante de son trait. à l’inverse, Caran d’Ache affectionne les titres doublés de sous-titres, eux-mêmes complétés d’intertitres ; les dialogues de plusieurs lignes que modulent des jeux typographiques nourris de caractères en italique et en romain, en grandes et petites capitales ou en minuscules. Cette pratique textuelle fait écho à son dessin aux lignes sinueuses, modulées, presque continues tant elles sont ondulées. On a ainsi pu parler du dessin “ bavard ” ou de la “ volubilité graphique ” de Caran d’Ache. Le succès du Psst…! tient certainement pour une large part – au-delà de sa virulence – à la fois à cette confusion du trait et du verbe dans les compositions de chacun des deux dessinateurs et à l’association de leurs personnalités respectives.

Mais la force de la formule tient aussi certainement à la facilité avec laquelle, par-delà leurs pratiques respectives, Forain et Caran d’Ache ont su se plier à ce que l’on appelle dans la presse écrite une “ ligne éditoriale ”. Ainsi, par une indissociabilité réussie du trait et du verbe, les deux dessinateurs sont-ils parvenus à faire de leur journal illustré un lieu de parole, inscrit au cœur d’une affaire judiciaire et politique où l’écrit occupa une fonction prépondérante que le dreyfusard Félix Vallotton avait condensée dans le titre d’une image efficace : “ L’Age du papier ”.

Université Paris I



[1] Cf. Jean El Gammal, “ Un territoire de mots : rhétorique et politique ”, in Pierre Birnbaum, dir., La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994, p. 309.

[2] Cf. John Grand-Carteret, L’affaire Dreyfus et l’image, Paris, Flammarion, 1898.

[3] Ce texte est intégralement reproduit in Émile Zola, La vérité en marche, l’affaire Dreyfus, Paris, Garnier-Flammarion, 1994, pp. 111-124.

[4] In Charles Kunstler, Forain, Editions Rieder, 1931, p. 26.

[5] Ibidem, p. 51.

[6] In Léon Daudet, Au temps de Judas, souvenirs des milieux politiques, littéraires, artistiques et médicaux de 1880 à 1908, 5e série, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1920, pp. 50-53.

[7] In Léandre Vaillat, En écoutant Forain, Paris, Flammarion, 1931, pp. 132-133.

[8] Cf. Alain Rey, Les spectres de la bande, Paris, Editions de Minuit, 1977, p. 73.

[9] In Léandre Vaillat, En écoutant Forain, op. cit., p. 180.

[10] In Psst…!, n° 35, 1er octobre 1898, p. 3.

[11] In Psst…!, n° 27, 6 août 1898, p. 3.

[12] In Psst…!, n° 25, 23 juillet 1898, couv.

[13] In Psst…!, n° 27, 6 août 1898, couv.

[14] In Psst…!, n° 78, 29 juillet 1899, couv.

[15] In Psst…!, n° 12, 23 avril 1898, p. 2.

[16] In Psst…!, n° 12, 23 avril 1898, p. 3.

[17] In Psst…!, n° 10, 9 avril 1898, p. 2.

[18] Cf. Jean de La Fontaine, Fables, contes et nouvelles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1959, p. 32.

[19] Ibidem, pp. 58-59.

[20] In Psst…!, n° 29, 20 août 1898, couv.

[21] In Psst…!, n° 12, 23 avril 1898, couv.

[22] Cf. Roland Barthes, “ Rhétorique de l’image ”, [1964], in L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, pp. 32-33.

[23] Cf. Charles Baudelaire, “ Le Cadre ”, in Les Fleurs du Mal, Œuvres complètes, édition établie par Claude Pichois, Paris, Gallimard, “ Bibliothèque de la Pléiade ”, 1975, vol. I, p. 39.

[24] In Psst…!, n° 82, 26 août 1899, couv.

[25] In Psst…!, n° 82, 26 août 1899, p. 3.