Dessins de presse et catastrophes


Comment le dessin de presse aborde les grandes crises et les catastrophes qui touchent nos sociétés contemporaines ?

Une semaine après le séïsme dramatique qui affecte durement le Japon, interview croisée d’Odile Conseil (responsable « Europe » de Courrier International et qui s’occupe également du site Cartoons de Courrier dédié au dessin de presse non hexagonal) et de Catherine Charpin, spécialiste des Arts Incohérents, qui mène actuellement des recherches dans le cadre d’une thèse de doctorat en Sciences de l’information-communication sur la perception de l’Aide humanitaire internationale par le dessin de presse.

Les catastrophes et les crises « mondiales » de ces dernières années, abondamment relayées par des médias hyper réactifs et souvent voyeurs, ont bien sûr fait l’objet de commentaires graphiques de la part des dessinateurs. Leurs œuvres publiées dans la presse traditionnelle ou en temps réel sur la Toile, interrogent une fois de plus sur le rôle du dessin de presse et son rapport à l’actualité, sur sa mission face à des événements tragiques qui suscitent d’abord des réflexes d’empathie. Pour dégager quelques pistes de réflexion, double interview d’Odile Conseil et de Catherine Charpin que nous remercions vivement pour leur disponibilité.

Par votre métier, vous disposez d’une place privilégiée pour analyser la manière dont les dessinateurs réagissent aux événements contemporains. Face à une catastrophe comme la vivent les Japonais, comment se comporte le dessin de presse international ?
Odile Conseil
: Ces moments sont tragiques pour ceux qui les vivent, mais privilégiés pour observer comment « fonctionnent » les dessinateurs de presse. Vendredi 11, dans la matinée, peu après l’annonce du séisme et du tsunami, j’ai vu « tomber » un premier dessin – une variation sur la vague d’Hokusai. Dans les heures et les jours suivants, ce thème a été repris des dizaines de fois, accommodé de façons différentes. C’est une façon de faire révélatrice : le dessinateur, dans un premier temps du moins, a tendance à se raccrocher à un symbole visuel connu. Or, Japon + tsunami conduit directement ou presque à l’estampe universellement connue d’Hokusai. J’ai vu apparaître aussi, en parallèle, une autre « série » de dessins utilisant le drapeau japonais – avec des variations sur le rond rouge tremblé, transformé en symbole du nucléaire, etc.

Le dessin de presse a pour fonction première de commenter l’actualité. Quand cette actualité prend les allures d’une catastrophe, le dessinateur est-il contraint d’adopter une posture particulière ?
Catherine Charpi
n : Il n’y est contraint que par l’urgence et éventuellement par sa propre émotion. Le recul nécessaire à la saillie graphique efficace peut lui manquer dans un premier temps. Il ne s’agit plus de faire du dessin politique, mais de réagir à un événement tragique qui pèse lourd dans l’inconscient collectif. Cela induit parfois des changements de style chez certains dessinateurs.
Odile Conseil : Le dessinateur est et reste là pour apporter son regard – ironique, voire mordant. Certes, dans les 48 heures suivant une catastrophe (c’était vrai pour le tremblement de terre à Haïti, pour le 11 septembre), les dessins se placent souvent dans un registre compassionnel, symbolique. Dans le cas du Japon, cette attitude a tendance à se prolonger, car les catastrophes succèdent aux catastrophes. Mais l’événement laisse place sinon au rire, du moins à la critique (sur la non transparence de l’information, sur le tout nucléaire.

Avant d’aborder les questions de fond, certains caricaturistes tiennent donc à faire part de leur empathie…
Catherine Charpin
: En effet. Pourtant les émotions – à part la colère– ne sont pas forcément de bonnes conseillères pour le dessinateur de presse. Elles ne permettent pas de prendre la nécessaire distance qui permet de faire mouche. On constate que dans les premiers jours suivants des catastrophes naturelles les dessins ont une fâcheuse tendance à se ressembler, à utiliser les mêmes recettes : Hokusai nous est servi à toutes les sauces, le Mont Fuji tout autant que le drapeau japonais, quand ne sont pas mélangés allègrement ces trois symboles.
A propos du Japon, depuis que la menace nucléaire est apparue, une nouvelle lecture est possible, et ce d’autant plus que les autres médias ont peu d’images à proposer sur cette question : la contamination est invisible et à part les images des explosions de la centrale de Fukushima qui passent en boucle, et les autochtones passés au compteur Geiger, les médias ont peu à proposer. Libéré de la contrainte de ressemblance imposée à ses confrères, le dessinateur de presse a alors tout loisir pour suggérer. En outre, il ne s’agit déjà plus de catastrophe « naturelle », donc il lui est plus facile de se positionner en tant que commentateur.

(Dessin de Kroll, site Cartoons de Courrier International)

Comme vous l’indiquez, la fameuse vague d’Hokusai a été abondamment utilisée pour évoquer le drame et en même temps le Japon. Finalement, le choix d’une telle image si évidente n’est-elle pas trop « facile » ?
Odile Conseil
: Oui, c’est facile – mais ça parle à chacun – et dans l’urgence, puisque le dessinateur, selon le lieu où il travaille, est parfois amené à travailler dans l’urgence, c’est efficace. Ce qui est intéressant, c’est de voir comment le lendemain et les jours suivant, les dessinateurs qui ont été « au plus rapide », voire « au plus facile » en utilisant ces images vont continuer à traiter le sujet. C’est là que commencent les vraies difficultés, une fois qu’on a épuisé les symboles. Pour bien comprendre, le mieux est d’aller voir la galerie « une vague de dessins » sur www.cartoons.courrierinternational.com. Chronologiquement, il y a deux temps. Les premiers dessins montrent cette vague devenue un poing qui va frapper le pays – ou, plus proche des images délivrées par la télé vendredi matin, une vague chargée de voitures, de camions, de tas de choses emportées par la puissance de l’eau.
Un ou deux jours plus tard, la vague est utilisée par plusieurs dessinateurs pour montrer la remise en cause du nucléaire suscitée par l’événement : on la voit prête à s’abattre sur des centrales nucléaires aux Etats-Unis, par exemple.

En ce qui concerne le cataclysme actuel, les caricaturistes recourent aux stéréotypes nationaux les plus connus pour évoquer le Japon qui s’avèrent assez nombreux : le soleil levant (en fait le drapeau national), la fameuse vague d’Hokusai, les sumos ou les samouraïs, la fleur de lotus, voire encore la silhouette géographique du pays. Pour Haïti, les dessinateurs disposaient-ils d’une telle palette de symboles ?
Catherine Charpin
: Comme pour d’autres catastrophes antérieures, les dessinateurs ont puisé dans l’imagerie collective liée au pays. On trouve toujours des symboles, si ce n’est dans les stéréotypes liés au pays, dans les concepts mêmes de catastrophe (ruines, paysages désolés..), de désespoir (main tendue, larmes…), d’aide humanitaire (ambulances, croix rouge, parachutage humanitaire…).
Pour Haïti, les allusions au Vaudou ont été nombreuses. La silhouette de l’île, souvent comparée à une bouche hurlante, était également largement exploitée. Les dessinateurs ont aussi évoqué la misère quasi endémique de ce bout du monde.

(Dessin de Sondron, site Cartoons de Courrier International)

Pour d’autres pays, le stéréotype est parfois plus difficile à trouver. A propos des inondations au Pakistan durant l’été 2010, la production de dessins a été moins importante. La catastrophe a eu lieu en plein mois d’août ce qui n’en a pas arrangé la visibilité. Les dessins se sont concentrés sur les secours aux sinistrés, en particulier le prosélytisme religieux des secours islamistes, le détournement de l’aide, ou l’absence de secours, et sur les images suggérées par le mot même d’ « inondation ».

(Dessin de Arend Van Dan, site de Daryl Cagle)

Le cyclone Nargis en Birmanie en mai 2008, qui a fait plus de 130 000 victimes, a été traité de façon plus politique, le premier cliché accompagnant ce pays étant sa junte toute puissante. Lorsque les généraux au pouvoir ont entravé l’arrivée des secours humanitaires, les dessinateurs avaient trouvé leur cible.

(Dessin de Chappatte, site de Daryl Cagle)

Pour évoquer le tremblement de terre d’Haïti ou ce qui se passe actuellement au Japon, les médias multiplient les photos et les vidéos présentant l’ampleur du drame, la catastrophe humanitaire, les vies perdues, les terribles souffrances humaines : face à ces images qui suscitent la stupeur et la tristesse, le dessin de presse ne devient-il pas transparent ?
Catherine Charpin
: Depuis 20 ans, au moment des catastrophes naturelles, les médias nous inondent en effet d’autres images, photographies et reportages télévisés. Image parmi les images, le dessin de presse perd inévitablement de sa force. Et ce d’autant plus qu’il lui est difficile d’être plus percutant qu’elles. Son créneau de commentaire illustré est fortement réduit et passe au second plan. Le lecteur cherche moins le dessin éditorial de la première page et plus les photographies dans les pages intérieures du journal.
Le dessin de presse reprend en général une place plus visible quelque temps après, ou lorsque l’intérêt se transpose sur des questions politiques, et lorsque sont évoquées des responsabilités.
Par exemple lorsque l’on constate que les organisations internationales tardent à intervenir ou que des conflits d’intérêt révèlent leurs influences.
Le dessin de presse s’intéresse à ce qui se passe entre les lignes. Lorsque le coup de poing des catastrophes heurte de plein fouet les lecteurs, ceux-ci n’ont pas la disponibilité pour entendre autre chose que du factuel et du sensationnel. A priori on ne cherche pas à sourire de telles catastrophes. Le dessin de presse risque alors de choquer des sensibilités mises à vif par les images choc passées en boucle, des sensibilités qui ne songent qu’à oublier, ou à apaiser. Le seuil de tolérance est abaissé. Daryl Cagle indiquait récemment dans son blog qu’un journal malaisien avait fait des excuses au Japon pour la publication d’un dessin – pourtant bien anodin – représentant Ultraman fuyant devant le tsunami. « Nous n’avions pas l’intention de paraître insensibles ou de tourner en dérision l’événement de vendredi dernier », a déclaré le journal en question. Difficile de caricaturer, de charger ce qui est déjà bien lourd. Difficile de retourner le couteau dans une plaie plus qu’à vif sans être au sens strict « à côté ».
Dès qu’une action humanitaire a lieu ou qu’elle tarde, le dessin de presse trouve un second souffle. Plus besoin de convoquer les stéréotypes iconiques liés au pays pour exprimer l’inaction des Etats, le retard de l’aide ou son inadéquation, le bourdonnement des médias et des people, le cirque humanitaire.

(Dessin de Herrmann, site Cartoons de Courrier International)

Les motifs se multiplient et le dessinateur peut darder son crayon en direction d’une cible qui n’est pas une victime de la catastrophe. Donc, il faut la réintroduction de la responsabilité humaine sous une forme ou une autre, dans l’actualité, pour affûter de nouveau la critique et la charge, pour qu’elles retrouvent leur verve.

Courrier International ne peut éviter de consacrer une partie de ses pages à la catastrophe japonaise. Le choix des images doit relever du jeu d’équilibriste entre les « photos choc » qui suscitent la stupeur en répondant à l’envie de voir et de savoir, et les dessins de presse nécessairement moins politiquement corrects, moins source d’empathie et sans doute moins frappants par rapport à l’intensité du drame. Comment se fait la sélection des dessins, sur quels critères ?
Odile Conseil
: Dans le dossier de 7 pages que Courrier International consacre cette semaine au sujet, il n’y a pas de dessins – seulement des photos (et seulement trois photos), des cartes et des reprises de Unes de journaux. Je crois que ce choix s’est imposé car il y a en effet, dans les newsmagazines, besoin de ‘montrer’ – la détresse, les dégâts. D’autre part et de façon très pragmatique, nous avons également dans ce numéro un dossier sur Marine Le Pen, illustré uniquement, lui, avec des dessins de presse – et le sujet s’y prête en effet parfaitement. Exception faite de cette considération, aurait-il été mal venu/inapproprié/indécent d’illustrer le dossier Japon avec des dessins ? C’est une vraie question à laquelle j’ai moi-même du mal à répondre. Ce qui est sûr, c’est qu’il a semblé plus approprié d’utiliser la photo.

Hors du Japon, les dessinateurs les plus « politiques » évoquent le drame, mais avant tout par le biais des questions nationales. S’agit-il d’une forme d’opportunisme imposé par la généralisation du procédé de condensation, qui fait jaillir le rire du rapprochement de deux événements disparates ?
Catherine Charpin
: Je pense que c’est aussi une façon de ne pas aborder frontalement la question, qui comme nous venons de le voir peut embarrasser. Si le dessinateur veut sortir de l’illustration, ou de la parodie d’Hokusai et des pages drapeaux du Larousse, le procédé de condensation est en effet bienvenu. Il permet de rester incisif sans stigmatiser les victimes de la catastrophe. Ce ne sont plus les stéréotypes liés au pays touché qui lui servent alors, mais ceux associés à la notion même de catastrophe : un tsunami qui submerge, un séisme qui ébranle, etc. Ou bien il met en parallèle l’inconsistance de toute autre actualité (Voir les dessins de Chimulus par exemple). On se rappelle aussi à l’occasion du séisme haïtien plusieurs dessins préconisant l’envoi du surplus français de vaccins contre la grippe A pour aider les sinistrés…

 

(Dessin de Jiho publié le 11 mars sur son blog)

Comment apprécier le fait que certains caricaturistes choisissent, dès les premières minutes du drame, une réponse totalement décalée, que l’on pourrait qualifier de « bête et méchante » ?
Catherine Charpin
: Le refuge dans la provocation bête et méchante est une autre manière de continuer à faire son métier de caricaturiste. Jiho charge la mule, d’autres vont opter pour le jeu de mot laid de type « le Japon se fait du sushi ». Certains titres satiriques réputés pour leur agressivité graphique n’hésitent pas à donner dans l’humour très noir, ou scato-cynique.
Une autre façon de répondre de façon décalée est de jouer avec les mots, le recours au message verbal permettant de pondérer ou de décaler la charge agressive et la violence symbolique potentielle du dessin.

Face à de telles catastrophes, quel peut être le rôle du dessinateur et des quelques signes qu’il trace sur le papier ?
Catherine Charpin
: Le dessinateur nous aide à lire entre les lignes de l’information. Il souligne des faits passés inaperçus, ou oubliés dans le feu de l’action. Au moment des inondations de l’été 2010 au Pakistan, les dessinateurs de Charlie Hebdo et du Canard Enchaîné ont ainsi rappelé à plusieurs reprises le prosélytisme islamiste de certains secouristes, ou peu après le séisme en Haïti de janvier dernier, la présence suspecte de scientologues et autres évangélistes qui ont débarqué sur l’île pour sauver l’âme des victimes.
Le dessinateur nous aide à décentrer notre attention forcément et fortement aimantée par l’épicentre voyeuriste des autres images, pour regarder juste à côté, juste avant, ou juste après. Il peut nous réveiller de notre stupeur passive, si facilement manipulable par d’autres images moins ouvertement critiques. Il nous rappelle notamment des faits historiques comme ce fut le cas pour Haïti. Le grand public semblait avoir oublié que l’île souffrait depuis des décennies, et qu’elle avait essuyé déjà de nombreuses catastrophes : une dizaine d’ouragans depuis 1994, des pluies torrentielles, des milliers de morts et ce bien avant 2010.

 

(Dessin de Mix et Remix, site de l‘Hebdo.ch)

Le dessin de presse offre aussi une distance salutaire lorsque le spectateur est repu, écoeuré par trop d’images d’«information». Il regarde celui qui regarde : la télévision et les photographes de presse souvent comparés à des vautours (ex : le dessin de Mix et Remix ci-dessus ; et nous-mêmes, spectateurs avachis devant notre téléviseur, incrédules ou bernés.

 

(Dessin de Herrmann, site Cartoons de Courrier International)

 

La dérision et l’humour grinçant constituent aussi et surtout une salutaire soupape de sécurité, permettant de dédramatiser l’événement, en le caricaturant, ou en introduisant une part d’insolite dans une actualité devenue trop pesante.

Propos recueillis par Guillaume Doizy et publiés le 18 mars 2011