« Laurent Blachier ou l’art du fragment – Interview », Ridiculosa n°17, Caricature et photographie, Laurence Danguy, Jean-Claude Gardes et Peter Ronge dir.
L’histoire a retenu le nom de quelques artistes pratiquant le photomontage dans un esprit politique, polémique, satirique et souvent caricatural. John Heartfield, Marinus, mais aussi Jacques Prévert, sont peut-être en France les plus connus de ces auteurs d’expériences manipulatoires facétieuses et impertinentes, souvent militants, recourant à la technique photographique…
La photographie, fondée sur l’utilisation de matrices sensibles à la lumière, est depuis ses premiers pas perçue comme le mode d’expression le plus apte à restituer le réel. Comme on le sait, le vérisme permis par ce médium, bien qu’illusoire comme pour toute représentation visuelle, ne s’oppose pas à l’expression de la subjectivité et favorise même la manipulation, voire le mensonge. Par des jeux d’assemblages subtilement réalisés, le photomontage, dont les recettes visuelles s’avèrent plus ou moins visibles, invite à la caricature hybride, aux condensations les plus extrêmes, explore les imaginaires tout en induisant un « réalisme » (et donc un sentiment de vrai) d’autant plus fascinant pour le lecteur et par contrecoup accablant pour la cible visée.
Le travail de Laurent Blachier (voir son site), bien que s’inscrivant dans cette tradition née à la fin du 19ième siècle, rompt en partie avec la technique du photomontage. Au carrefour de l’illustration, du dessin de presse et de la caricature, Laurent Blachier se fait collagiste. Il ne dessine pas, il ne vise pas l’illusion, il assemble ! Il recourt à la photographie sans être photographe lui-même. Il caricature sans déformer les traits…
L’artiste appuie son travail de satiriste sur la manipulation et la combinaison d’éléments de portraits photographiques fragmentaires qu’il recombine, associe, superpose, imbrique, et dont il ne dissimule pas la discontinuité. Ayant abandonné le scalpel et la colle pour les logiciels de traitement d’images à l’époque du tout numérique, le caricaturiste décompose son objet dans un esprit cubiste analytique, pour recomposer les visages et les corps de ses cibles dans une veine physiognomonique joyeuse et parfois régressive. Quand le dessinateur du 19ième siècle construit son portrait-charge en exagérant certains éléments de la physionomie et en bousculant les rapports de proportions dans un ensemble toujours graphiquement homogène, le collagiste caricaturiste Laurent Blachier associe des éléments disparates et géométriques, sans jouer sur leur déformation, ni les fusionner entre eux. Il parvient à une sorte d’unité kaléidoscopique troublante, qui évoque les multiples facettes de l’âme humaine… Une façon originale de faire de la caricature en martyrisant le portrait photographique originel.
RIDICULOSA : Vous travaillez régulièrement pour la « grande » presse quotidienne ou des magazines (L’express, Libération, Marianne, l’Humanité Dimanche, Historia, Challenges, Courrier cadres, Liaisons sociales Magazine, l’Optimum). Comment en êtes-vous arrivé là?
LAURENT BLACHIER :
Mes premières illustrations dans la presse ont été publiées en 1993 dans 20ans, Science et vie Junior et Le Monde de l’éducation. Ma technique de collage à l’époque était assez originale dans le monde de la presse et je n’ai pas eu trop de mal à attirer l’attention des directeurs artistiques. Par la suite et afin d’acquérir une certaine fidélité de leur part, je me suis astreint à un long processus d’affinement du style en essayant d’allier rapidité d’exécution et qualité graphique, capacité de synthèse et humour. Avec des hauts et des bas dans les commandes, prospection avec le book, spams sur les adresses email de la profession et travail personnel.
R : En quoi vos études vous ont-elles aidé à devenir illustrateur de presse ?
LB : J’ai d’abord été autodidacte jusqu’à 18 ans avec une grosse production de dessins en tout genre (je copie alors beaucoup mais ne colle pas encore). Après le bac en 1985, je suis rentré à Emile Cohl, une école à Lyon qui enseigne la B.D, l’illustration et le dessin animé. Pendant trois ans j’ai acquis une bonne structure en dessin, en peinture et en dramaturgie de l’image. Après quelques épisodes divers comme l’armée et un travail en Floride à Disneyworld en tant que portraitiste, je me suis installé à Paris où je démarche la presse, l’édition et les agences de communication.
R : Plus qu’une technique, votre principe du collage semble lié à une certaine mouvance culturelle, à la musique, peut-être même à un état de la pensée occidentale qui tend au fragmentaire, ou encore pour utiliser une expression récente, au « zapping ».
LB: La rencontre avec le collage et le photomontage est venue assez naturellement grâce à mes goûts pour le surréalisme, le grotesque et le mélange des genres. Cependant, lors de ma période d’apprentissage à l’école « Emile Cohl » coexistaient deux grandes tendances. Mon travail de fin d’étude en est un bon exemple : il reposait d’une part sur des illustrations du Candide de Voltaire dans un style Art Nouveau à l’encre de chine, mis en scène avec un casting d’acteurs et de réalisateurs caricaturés et d’autre part sur un texte personnel comico-surréaliste, illustré avec des collages mixant calques transparents et impression de dessins noir et blanc, papiers couleurs et matières tissus : « Le Grand catalyseur ». J’ai progressivement fusionné ces deux styles pour travailler, en quelque sorte, comme un D.J. de l’image.
Ce qui m’intéresse et m’amuse dans le collage, ce sont ses différents niveaux de lecture. Au plan visuel, cette technique permet par exemple de créer des illusions d’optique à la manière d’Arcimboldo dans la construction des visages. Dans le domaine conceptuel, on peut dire en effet que le collage et le photomontage font plus ou moins écho à un état de la pensée occidentale qui tend au fragmentaire, ce qui multiplie ses possibilités d’intervention en tant que technique de communication.
Depuis la fin du 20ième siècle, le champ lexical du collage et du photomontage s’est agrandi : aux papiers collés des Cubistes, au Surréalisme, au Constructivisme russe, au Dadaïsme, au « cut-up », au Pop art, autrement dit aux avant-gardes, on peut désormais rajouter les clips vidéos, le sampling, le zapping, les mosaïques d’images, Internet (boîte de pandore moderne). L’héritage des avant-gardes envahit doucement l’art populaire et plus prosaïquement le quotidien à travers l’illustration de presse, la musique pop, les publicités sur les nouveaux outils de communication (publicité SFR à la Terry Gilliam[1]) ou l’évolution de la technologie informatique qui propose des outils performants de montage-son, photo et vidéo à usage familial.
R : En règle générale, vos collages pour la presse correspondent à des caricatures au sens premier du terme. Vous visez l’expression en jouant sur les différences de proportion entre les éléments constitutifs du visage, voire entre corps et tête, à l’instar du portrait-charge. Dans quelle mesure êtes-vous l’héritier de dessinateurs du 19ième siècle comme Daumier, Gill, Alfred Le Petit ou leurs épigones ?
LB : En effet, il doit y avoir une connexion. J’ai surtout senti une certaine familiarité avec le portrait-charge le jour où le Magazine littéraire m’a commandé une caricature de Flaubert en Madame Bovary et que j’ai utilisé certains fragments de photographies du 19ième siècle pour les détails du costume. Je dirais qu’à l’instar des caricaturistes de cette époque qui travaillaient en réaction à l’idéalisme de la peinture classique, je tente de réaliser une œuvre plastique capable de concurrencer la photographie, de révéler une vérité subjective qui tend vers le ridicule en opposition avec l’idéalisation du portrait photoshopé[2]. Il y a donc pour arriver à cet effet tout un travail sur le dessin, sur la ressemblance avec le sujet et le souci du détail dans des mises en scènes baroques. Cependant, j’ai surtout puisé mon inspiration chez les dessinateurs anglais ou américains chez qui le genre perdure et dont le point commun est d’allier expérimentation graphique et sujet contemporain. Je veux parler de Ralph Steadman ou Ronald Searle dans les années 60, ou plus proches de ma génération, Philip Burke[3], Risko[4], Stephen Kroninger[5] ou Hanoch Piven[6].
R : Comment procédez-vous, à partir de quelle matière? A la fin du XIXe siècle certains auteurs s’intéressaient à la « photocaricature », fondée sur le photomontage et/ou le photocollage, voire le jeu d’acteur du sujet photographié…
LB : Il ne s’agit pas de « photocaricature » effectivement, car je n’utilise jamais de clichés ou de photos de mes sujets pour les déformer. Mes premières caricatures publiées dans la presse en 1994 étaient réalisées en collages manuels, avec le scalpel et la bombe de colle. Aujourd’hui, il y a toujours un croquis au départ. Le travail de recherche est le même sauf que les sources photographiques sont scannées et plus facilement manipulables. J’évite d’utiliser l’outil « déformation », mais ça m’arrive lorsque je n’ai plus le temps de continuer à chercher le fragment de photo idéal. J’ai perdu un peu le volume du collage tout en gagnant en lisibilité. C’est aussi à partir de là que je suis passé d’une caricature certes originale mais dont l’intérêt provenait surtout d’une prouesse technique, à un portrait-charge plus classique. J’ai progressivement adopté l’informatique qui permet de mieux maîtriser les sources, les échelles et les couleurs. J’ai gagné en rapidité d’exécution, ce qui est essentiel pour le travail avec la presse magazine et quotidienne (délais très courts : une après-midi par exemple pour réaliser la Une de Libération). À ce propos, je me demande quelles étaient les deadlines de Daumier et Alfred Le Petit ? L’un des autres avantages de l’informatique, c’est qu’on peut préparer les caricatures à l’avance et les mettre en scène dans le rush selon l’actualité.
R : Vous travaillez à partir de photos numériques que vous fragmentez et manipulez. J’imagine que vous puisez dans une iconographie produite par des photographes professionnels. Quels problèmes cela peut-il poser du point de vue de la paternité de l’œuvre dans un métier où règne en maître l’individualisme créateur ?
LB: J’utilise des centaines de fragments photographiques issus de centaines de photos diverses qui, juxtaposés les uns à côté des autres, finissent par former une caricature originale. Les fragments sont très difficilement identifiables à cause de cette pluralité des sources. Toutefois l’identification est parfois possible, vous pouvez vous amuser à chercher. Par exemple je peux vous dire que j’ai mis une joue et un œil d’un profil de Jean-Paul II dans une caricature de Le Pen, ou que j’ai réalisé Pasolini avec la bouche de Mitterrand. Mais même dans ce cas, on peut dire qu’avec le travail du collage, je me suis réapproprié cette bouche qui se trouve maintenant juxtaposée à d’autres fragments photographiques. L’élément découpé fonctionne comme une couleur. Une couleur n’existe pas en soi, elle dépend des autres couleurs qui l’entourent. Plus pragmatiquement, les problèmes de droit dépendent du nombre de fragments pour réaliser une image. Si un photographe peut prouver que plus de 10% du collage (ce n’est jamais le cas) est produit avec son travail, il pourra effectivement me poursuivre en justice.
La sélection se fait en feuilletant des magazines ou des photos déjà scannées. J’isole mentalement un élément d’une photo qui me semble correspondre, non pas au sujet photographié, mais à un élément de la caricature dessinée. Je le découpe, et je construis ainsi progressivement mon puzzle. Je travaille beaucoup aussi avec la mémoire de mon propre travail : en décelant les ressemblances des gens les uns par rapport aux autres, je peux me souvenir par exemple de telle physionomie déjà traitée…
R : Vous utilisez donc le droit de citation en quelque sorte… En tous cas, l’effet nous semble particulièrement efficace, et la ressemblance, si chère au phénomène « caricature » depuis ses origines à la Renaissance, paraît quelque peu bousculée avec cette association de fragments multiples. Une multitude d’identités reconstruisent et restituent une personnalité singulière… Etonnant paradoxe produit par le recours à la photographie ! La caricature déforme, exagère les traits d’un individu pour le charger, tandis que vous procédez d’abord par déstructuration et mixage. Vous utilisez également l’effet produit par la combinaison des points de vue… Le cubisme analytique appliqué à la photographie d’une certaine manière ?
LB : Dans le cadre de mes caricatures, je ne parlerais pas vraiment de citations dans le sens où il est quasiment impossible de reconnaître le style d’un photographe à partir d’un minuscule fragment. Je fais quelquefois des citations, par exemple dans le cas de ma Joconde qui est réalisée à partir de fragments de grands tableaux volontairement reconnaissables ou dans certaines illustrations « à la manière de ».
En écho à votre remarque sur la multitude des identités, je glisse ma fausse citation de Lao-Tseu : « On est plein de petits riens du tout du Grand Tout qui, mis bout à bout, ne sont pas mal du tout ». De l’autre coté, il y a la créature de Frankenstein et entre les deux une graduation expressionniste avec des coutures plus ou moins apparentes. Par rapport au cubisme analytique, on trouve chez Picasso cette volonté, dans les nus féminins, de donner tout à voir : le côté face, le profil, le ventre et les fesses. J’aime bien effectivement ce mélange du conceptuel et du charnel. Ce coté charnel plus ou moins découpé peut aussi révéler l’intérieur torturé d’un personnage.
R : Dans vos caricatures, qu’il s’agisse de l’expression des personnages, de leur tenue vestimentaire, de leur posture et enfin des éléments de décor, vous fonctionnez finalement comme le fait le dessin d’actualité ou la caricature dessinée. Réalisez-vous un croquis préliminaire avant de vous lancer dans l’opération collage ? Quelles sont les différences fondamentales entre vos photo-collages et les caricatures réalisées par vos confrères dessinateurs ?
LB : Je réalise toujours un croquis avant l’opération montage photo, mais le trait disparaît dans le résultat final. Reste une architecture dessinée et par dessus des touches de couleurs et de photos fragmentées. Contrairement au trait dessiné qui cerne les formes et crée une notion d’unité, la multiplicité des fragments dans le collage rajoute un côté « déjanté » à mes personnages et renforce d’une manière ludique les contradictions liées à leur personnalité. Enfin le travail sur la ressemblance est créé avec des formes pleines et non un trait, ce qui rajoute une notion de volume. Ensuite, au-delà de la caricature, il y a le regard du spectateur qui peut rentrer dans l’illustration et parfois apercevoir d’autres images en isolant certaines formes composites du visage.
R : Vous faites référence sur votre site à un artiste allemand, membre du Parti communiste, qui a produit de nombreux photomontages, John Heartfield. On pense aussi à Marinus Kjeldgaard, qui a publié en France dans la revue ‘Marianne’ dans les années 1930. Ces artistes-là étaient des militants, concevaient leur art comme une arme de combat contre la montée du nazisme. Comment vous situez-vous par rapport à cet héritage… quelque peu oublié aujourd’hui ?
LB : J’admire l’artiste allemand et son engagement, mais je faisais plutôt allusion à sa technique particulière du photomontage. Je suis plutôt du genre cyclothymique, ce qui me donne une certaine sensibilité pour traduire graphiquement la personnalité des gens et souligner leurs contradictions internes. À ce titre je suis loin de cet héritage qui enfonçait le clou sur un morceau de choix (Hitler). Pour ma part, je suis plus à l’aise dans les « caractères » que dans la politique. Un peu cynique certes, mais je me soigne en travaillant parfois pour l’Humanité dimanche, où la charge est plus radicale. Sinon il y a différents degrés dans la caricature que j’adapte selon les personnages qui ne sont pas forcément issus du monde politique et où apparaît alors un côté plus potache.
R : Qu’est-ce que les techniques récentes de la photographie et le système du collage (physique ou numérique) que vous utilisez apportent de « plus » à la caricature que la charge dessinée inventée par les frères Carrache ?
LB : Par rapport à la charge dessinée inventée par les frères Carrache, je suis effectivement dans cette tradition de la déformation satirique du corps humain. Sauf que j’accompagne l’évolution de l’altération du modèle original à travers la multiplicité des sources qui nous permettent de l’appréhender (télés, photos, Internet). D’une certaine manière, j’essaie de restituer son avatar comique à coup de scalpel dans le médium qui l’a créé.
Je ne sais pas si la charge (photomontage) est supérieure à un bon dessin, en tous cas, à mon sens, elle est à la fois plus contemporaine et plus bizarre. La diversité des sources photographiques apparentes dans l’image ajoute un degré de cassure et de distorsion à la caricature.
Propos recueillis par Guillaume Doizy, février 2009.
Légendes des illustrations, du haut de l’article vers le bas :
Laurent Blachier, « Prévert », Le Magazine littéraire (1997), fragments photographiques découpés et collés.
Laurent Blachier, « Sarkozy », couv’ pour Libération (septembre 2007), photographies scannées, fragmentées et recombinées sous logiciel de traitement d’images.
Laurent Blachier, « Aubry et ses 12 travaux », illustration pour Libération (2010), photographies scannées, fragmentées et recombinées sous logiciel de traitement d’images. (Croquis préparatoire et collage définitif)
Laurent Blachier, « The Ghost writer », Roman Polansky, (2009), photographies scannées, fragmentées et recombinées sous logiciel de traitement d’images. (Croquis préparatoire et collage définitif)
Laurent Blachier « Flaubert », couv’ pour Le Magazine littéraire (2006), photographies scannées, fragmentées et recombinées sous logiciel de traitement d’images.
Laurent Blachier, « Berlusconi », couv’ pour L’Humanité Dimanche (avril 2008), photographies scannées, fragmentées et recombinées sous logiciel de traitement d’images.
[1] Acteur, dessinateur, scénariste et réalisateur de cinéma américain.
[2] Portrait retravaillé sous logiciel de traitement d’image en vue de faire disparaître les « défauts ».
[3] Caricaturiste américain.
[4] Caricaturiste américain.
[5] Collagiste américain.
[6] Caricaturiste israélien recourant à la technique du collage et de l’assemblage.