Article du Monde (24/01/2010)


Pas facile d’être dessinateur de presse partout sur la Terre…, par Macha Séry.

Concernant la censure, Plantu, dessinateur au Monde, aime raconter cette anecdote : « Qu’importe que, sur un bateau, il soit interdit de prononcer, selon la superstition, le mot « lapin ». Je me fiche de dire au capitaine le mot « lapin », du moment que je peux dénoncer les conditions d’exploitation de l’Indonésien qui est dans la soute. » Manière de dire que s’il faut dénoncer les interdits, plutôt que d’achopper dessus, le plus efficace est de les contourner…

Mais comment faire ? Où trouver la faille ? On aura de multiples réponses dans l’exposition « Taches d’opinions », qui ouvre le 29 janvier au Mémorial de Caen (Calvados). Elle présente les travaux de l’association Cartooning for Peace, présidée par Plantu.
Créée autour des valeurs de tolérance, l’association rassemble soixante-dix dessinateurs de presse du monde entier, qu’ils soient chrétiens, juifs, musulmans ou agnostiques. Leurs dessins ont beaucoup voyagé, au rythme des demandes – Wellington, Paris, Marseille, Nîmes, et bientôt Genève pour le Congrès mondial contre la peine de mort, puis Bogota… Mais au Mémorial de Caen, ils vont trouver un havre permanent. Une salle leur est dédiée où l’on pourra exposer et débattre. C’est l’occasion de décortiquer, avec des dessinateurs, les allusions, symboles et autres métonymies utilisées par les dessinateurs pour braver les puissants et pourfendre les opinions établies.
QUATRE ANS DE PRISON
L’exercice n’est pas sans risques. Le 29 décembre 2009, la cour d’appel de Casablanca a confirmé la peine de quatre ans de prison contre Taoufiq Bouachrine, directeur du quotidien marocain Akhbar Al Youm, et contre le caricaturiste Khalid Gueddar pour une représentation du cousin princier du roi Mohammed VI. En « prime » : des amendes de 50 000 dirhams (environ 4 400 euros) pour « atteinte à l’emblème du royaume », plus 3 millions de dirhams (265 000 euros) de dommages et intérêts, ainsi que « la fermeture définitive des locaux » du titre. Le prince du Maroc, qui s’estimait blasphémé, a finalement accordé sa clémence et renoncé à obtenir l’exécution du jugement. Mais ce coup de semonce laissera des traces.
Ali Dilem, dessinateur au quotidien algérien francophone Liberté, a été plusieurs fois menacé par des groupes islamistes et poursuivi pour diffamation. En juin 2005, il a été condamné à de la prison ferme pour avoir réalisé un dessin dénonçant la corruption de généraux après les inondations meurtrières de Bab El Oued. Au Liban, Stavro Jabra, quarante ans de métier, s’estime heureux. Collaborant à deux magazines et trois quotidiens – l’un en français, l’autre en arabe, le troisième en anglais -, il « gratte et critique » qui il veut. « Mes autres collègues qui exercent leur métier dans les vingt et un autres pays de la Ligue arabe n’ont pas le droit de dessiner émir, roi, leaders religieux, ministres… » En Russie, Mikhaïl Zlatkovsky, éditeur d’un groupe de presse et dessinateur réputé, regrette la période Eltsine ; une centaine de dessinateurs de presse jouissaient d’une relative liberté. Désormais, il est bien le seul à critiquer Vladimir Poutine, et encore, rarement, conscient des dangers depuis que son amie la journaliste Anna Politkovskaïa a été assassinée, en octobre 2006.
Les pays démocratiques ne sont pas exempts de pressions et d’atteintes à la liberté d’expression. Au Japon, impossible pour No-Rio de représenter l’empereur. En Israël, il existe une liste de mots ou de formules, comme « occupation sauvage », bannis par la censure.
SOUS SURVEILLANCE
Andrzej Krauze, lui, a commencé sa carrière dans les années 1970 en Pologne. Ses dessins étaient régulièrement interdits et censurés et tous étaient sous surveillance. Depuis 1982, il vit et travaille à Londres. Il collabore au Guardian et, depuis huit ans, au quotidien de Varsovie Rzeczpospolita. « Parfois, les éditeurs me demandent de ne pas faire des images catastrophiques. Le politiquement correct me freine : ne pas peindre des Noirs en noir, ne pas dessiner des musulmans en vêtement musulman, etc. En juin 2009, j’ai publié dans Rzeczpospolita un dessin à propos des mariages gays. Une association de militants homosexuels a fait campagne contre moi, d’abord en Pologne puis à Londres, a fait pression sur mes employeurs et me menace de poursuites judiciaires. »
Une broutille, juge Andrzej Krauze, en comparaison de la fatwa ayant frappé les caricaturistes danois qui, en 2005, ont bravé l’interdiction de représenter Mahomet. Début janvier, l’un d’eux a échappé de peu à une agression à son domicile par un extrémiste religieux. « Le dessin est un outil critique et doit le rester, estime Patrick Chappatte, qui collabore au quotidien suisse Le Temps et à l’International Herald Tribune. L’un des meilleurs baromètres d’un environnement politique sain est l’indépendance laissée aux dessinateurs de presse. » Ce dernier ajoute qu’il connaît bien des pays où les dessinateurs ne forment pas une famille de bonne volonté. « Malgré leurs divergences, ils partagent l’essentiel. Bien peu jouent sur la haine. »
Pour preuve, Patrick Chappatte travaille à Nairobi avec des collègues kényans de tous bords et de tous partis pour faire des vidéoclips sur le thème de l’ethnicité, référence aux troubles qui ont secoué le pays il y a deux ans. Plantu ajoute : « Notre boulot est de gueuler, d’énerver, sans humilier les croyants. Au-dessus des nuages, on verra plus tard. Nous, on s’intéresse à ce qui est sur Terre. »
——————————————————————————–
« Taches d’opinions ». Mémorial pour la paix de Caen, esplanade Général- Eisenhower, Caen. Tél. : 02-31-06-06-45. Tous les jours, sauf lundi, de 9 h 30 à 18 heures (jusqu’au 5 février, de 9 heures à 19 heures ensuite). Tarifs multiples.

Macha Séry
Article paru dans l’édition du Monde du 24.01.10. Accéder au site du journal Le Monde