La Caricature au risque
   des autorités politiques et religieuses, Dominique Avon dir.,
   Presses Universitaires de Rennes, 2010, 202 p., ill. noir et blanc.
« Quand les historiens
   s’intéressent à la caricature, ils parlent en général d’autre chose ».
   Ainsi pourrait on décrire, par cet adage de circonstance, le contenu d’un
   ouvrage au titre pourtant prometteur.
Les études universitaires sur le genre
    caricatural constituent par leur rareté des événements majeurs pour tous ceux,
    passionnés et chercheurs, qui réfléchissent aux ressorts de la caricature et à
    son histoire. La déception est parfois d’autant plus grande…
L’ouvrage dirigé par Dominique
    Avon aligne une série de 9 articles organisés en deux grands thèmes :
    « Traditions de la caricature politique et religieuse » et l’affaire
    des caricatures de Mahomet « sous différents climats ». A la vue du
    sommaire, le regard international avec des contributions sur la Russie,
    l’Indonésie, l’Algérie, l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Iran et le Liban, en
    plus de la France, semblait particulièrement engageant.
Le résultat demeure très inégal.
    Certains des articles aux titres alléchants ne tiennent en effet pas leurs
    promesses : « De la reproduction édifiante de l’œuvre d’art
    religieuse à son détournement parodique (du second Empire à nos jours) »
    forme un catalogue d’œuvres graphiques présentées chronologiquement mais sans
    grande analyse. Si l’auteur évoque le fait que jusqu’à la Belle Epoque la
    caricature ne parodie pas les œuvres religieuses connues, sans apporter
    d’ailleurs d’explication, c’est en omettant l’instrumentalisation par la
    caricature anticléricale du XIXe siècle d’innombrables métaphores bibliques.
    Utilisées dans le cadre d’un discours républicain critique à l’égard des
    monarchistes, ces charges caricaturales détournent bien l’imagerie tirée de
    l’Ancien et du Nouveau Testament, en participant par ce jeu de détournement, à
    la laïcisation du dogme.
Même écueil pour la contribution
    intitulée « Des corbeaux au service d’un complot. La caricature de
    l’éducation jésuite au XIXe siècle (1814-1914) » qui accorde une place
    trop réduite au procédé caricatural lui-même, décrivant des dessins satiriques
    comme moyen d’évoquer l’histoire de l’éducation jésuite. Oubliant de
    s’intéresser à la circulation des stéréotypes, l’auteur omet de signaler
    qu’après 1900, la figure du jésuite disparaît quasi totalement de la caricature
    anticléricale au profit d’autres stéréotypes. Cette évolution des topoi
    de la caricature reflète une radicalisation du mouvement anticlérical : si
    avant 1900, au travers du jésuite on reproche à l’Eglise d’être
    antirépublicaine et soumise à Rome, après, en flétrissant le curé, le moine,
    les nonnes et les membres du haut clergé, on lui reproche tout simplement
    d’exister…
Loin de constituer une analyse de
    « La caricature comme anti-icône en Russie », l’étude éponyme
    consiste en fait en une histoire du genre caricatural au XIXe et au XXe siècle
    dans ce vaste pays. Nulle analyse comparative (ni définition d’ailleurs) qui
    permettrait de comprendre en quoi les mécanismes en jeu dans la caricature
    fonctionneraient selon les règles d’une « anti-icône ». L’auteur
    semble même considérer la caricature soviétique comme le reflet d’une nouvelle
    forme d’idolâtrie religieuse…
La contribution sur « Les
    relations islamo-chrétiennes au miroir de la caricature religieuse en
    Indonésie », très instructive au demeurant, porte plus sur l’histoire
    religieuse du pays que sur la caricature religieuse, finalement quasi absente
    du paysage médiatique dans ce pays.
A contrario, l’étude réalisée par
    Anaïs-Trissa Khatchadourian et Sabine Salhab sur les « Portraits non
    censurés de religieux » en Iran et au Liban efface la déception produite par
    les contributions précédentes. Avec un regard très fin recourant à l’analyse
    mais aussi à des interviews de dessinateurs, les deux auteures évoquent les
    conditions difficiles dans lesquelles travaillent les caricaturistes politiques
    dans cette région du monde et comment ils s’adaptent aux interdits qui portent
    sur la représentation des religieux. Dans ce processus, les artistes mettent au
    point des procédés visuels inédits, comme par exemple l’intégration d’éléments
    photographiques dans leurs dessins. En effet, pour un certains intégristes,
    représenter par le dessin un religieux relève du blasphème, alors que la
    reproduction photographique du même individu, même inscrite dans un espace
    décalé par la satire, ne prête plus à censure…
La partie consacrée à l’affaire
    des caricatures de Mahomet parait tout aussi inégale : les auteurs ont en
    fait principalement cherché à analyser la manière dont l’affaire a été vécue
    dans tel ou tel pays du monde. Les analyses, parfois passionnantes (notamment
    sur l’Algérie et les Etats-Unis), portent moins sur les caricatures elles-mêmes
    que sur les réactions et les argumentaires du pouvoir, des intellectuels et
    parfois de la rue, et toutes leurs conséquences en termes politique et
    sociologique. Le lecteur ne trouve dans cette partie aucune réflexion sur les
    douze dessins en cause, en général à peine évoqués, aucune étude du contexte
    précis qui a vu la publication de ces caricatures, aucune évocation d’autres
    crises liées à l’image, rien non plus sur l’ambigüité même du discours porté
    par ces douze représentations de Mahomet. Le dépouillement des articles de
    presse qui constitue la base principale de ces travaux permet, en fonction des
    pays abordés, d’appréhender diverses grandes questions : l’interdit de la
    représentation du prophète, la place et le rôle des religions dans la société,
    la représentation de « l’autre » dans le cadre de la division en deux
    blocs « occident » et « orient musulman », la question de
    la liberté de la presse, les paradoxes entre les réactions officielles et
    celles de la rue, etc. Sous cet angle, l’étude intitulée « Orchestres de
    presse autour des « caricatures » dans la France républicaine »
    n’apporte rien de neuf par rapport aux travaux sur le sujet publiés depuis
    2006.
Ceci expliquant peut-être cela, au
    fil des articles ou dans l’étrange bibliographie indicative qui clôt cet
    ouvrage universitaire, on s’étonne de ne pas voir figurer, comme titres de
    référence, des publications pourtant incontournables sur le sujet : The
    Cartoons that shook the world de Jytte Klausen (1), l’étude de Jeanne-Favret Saada Comment
    produire une crise mondiale avec douze petits dessins, les actes du
    colloque Caricature et religion(s) qui s’est tenu à Brest en mai 2006
    et publiés l’année suivante, l’article d’Art Spiegleman dans Harper’s
    Magazine ou encore l’ouvrage bilingue (anglais et allemand) Der
    Karikaturenstreit und die Pressefreiheit. Wert- und Normenkonflikte in der globalen
    Medienkultur/The Cartoon Debate and the Freedom of the Press. Conflicting
    Norms and Values in the Global Media Culture.
La question posée par les
    relations souvent conflictuelles entre caricature, politique et religion semble
    fondamentale dans un monde dominé par l’image et qui voit progresser les
    intégrismes religieux. Mais cette problématique appelle, pour être traitée de
    manière plus entière, d’autres réponses. Il faut opter pour d’autres biais
    méthodologiques et surtout que les caricatures incriminées, leur circulation,
    leur réception, leur ancrage dans l’histoire de l’image satirique, soient
    réellement pris en compte.
Presses Universitaires de Rennes
Sommaire de l’ouvrage :
Christian AMALVI
De la reproduction édifiante de
    l’œuvre d’art religieuse à son détournement parodique (du Second Empire à nos
    jours)
Philippe ROCHER
Des corbeaux au service d’un
    complot. La caricature de l’éducation jésuite au XIXe siècle (1814-1914)
Lorraine DE MEAUX
La caricature comme anti-icône en
Anaïs-Trissa KHATCHADOURIAN et
    Sabine SALHAB
Portraits non censurés de
    religieux
Rémy MADINIER
Les relations islamo-chrétiennes
    au miroir de la caricature religieuse en Indonésie
Dominique AVON
Orchestres de presse autour des «
    caricatures » dans la France républicaine
Augustin JOMIER
Loin des caricatures. Les échos
    de l’« Affaire » en Algérie
Richard THOLONIAT
Ijtihâd dans la presse de qualité
    britannique. Le débat sur « l’affaire des caricatures de Mahomet »
Pierre GUERLAIN
Caricatures danoises et débats
    américains sur la liberté
Dominique AVON
« L’affaire des caricatures ».
    Chronologie et mise en perspective
Orientation bibliographique
(1) Jytte Klausen, The Cartoons that shook the world, Yale
    University Press,