Petite histoire du dessin de presse


Texte de la conférence donnée par Guillaume Doizy le 26 septembre 2008 à la BPI (Beaubourg), à l’occasion d’une après-midi de réflexion sur le thème : « Quel avenir pour le dessin de presse ».

 

 

 

 

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Pour tout vous dire, je me demande encore si j’ai eu raison d’accepter de venir ici raconter l’Histoire du Dessin de presse. Evoquer l’œuvre de Daumier en trois quart d’heure serait déjà une gageure. Parler de l’Assiette au Beurre dans un temps si court, analyser plusieurs milliers de ses dessins et le travail de dizaines d’artistes ayant collaboré à la revue, relèverait du miracle. On pourrait écrire des livres entiers sur le dessin de presse des Années Folles. Et pourtant, je ne dois pas seulement parler d’un dessinateur, d’un journal ou encore d’une période. Je dois vous raconter deux siècles d’une production immense qui se chiffre en centaines de milliers, voire en millions d’images. Je dois vous décrire l’existence et l’évolution d’une pléthore d’organes de presse. Je dois mettre en lumière le travail de milliers de caricaturistes, sans parler du lectorat, des autres supports sur lesquels on trouve de l’image satirique, et encore en se limitant à la France et en faisant l’impasse sur les périodes qui précèdent la naissance de la presse moderne.
Alors bien sûr, je suis ici devant vous, et je vais m’y coller. Il me faudra parcourir cette histoire à grand pas, en fermant les yeux sur bien des richesses qu’elle recèle. Exercice périlleux.

Pour commencer, il me semble nécessaire de faire un peu de linguistique. L’expression « dessin de presse » apparaît semble-t-il pour la première fois en 1979 dans le titre d’un colloque organisé à Grenoble sur Daumier, et elle devient à la mode à partir des années 1990. Jusqu’alors, pour qualifier les images dont je dois faire ici l’histoire, on employait et on emploie encore les termes de caricature, de dessin d’humour, gai ou drôle, de dessin de mœurs, de charge ou de portrait-charge, de gravures comiques, de dessin satirique ou politique, de satire ou d’humour graphique. Certains de ces termes renvoient selon les auteurs à des réalités très différentes, et valent parfois chez d’autres comme synonymes. Le sens de ces mots évolue au fil du temps, des expressions nouvelles apparaissent tandis que d’autres tombent dans l’oubli.
Dans leur ouvrage l’Art et l’Histoire de la caricature, Martial Guédron et Laurent Baridon rappellent que la caricature « se dérobe à tout principe, à toute définition », tant il est vrai que ce genre englobe une réalité plurielle et mouvante, en permanente évolution. On peut parler de caricature aussi bien pour qualifier un graffiti antireligieux des premiers temps de l’ère chrétienne, qu’une marionnette des Guignols de l’Info. Et pourtant, quel chemin parcouru entre les deux ! Caricature est souvent employée de manière générique et vaut pour qualifier une gamme assez vaste d’images satiriques. Dans certains cas, « caricature » renvoie à l’art de révéler une personnalité par la déformation des traits du visage, art qui naît en Italie avec les frères Carrache. Autre terme générique, « Image satirique ». Mais la satire porte en elle une part de critique sociale et donc exclut le dessin comique ou d’humour, c’est-à-dire l’ensemble des images propres à faire rire, en général sans grande portée politique ou sociale. Avec l’humour graphique, nous évoquons une tendance très originale du dessin d’humour, plus raffinée, qui s’épanouit après la seconde guerre mondiale. Quant à l’expression dessin de presse, elle évoque d’abord le support sur lequel seront diffusés ces images, c’est à dire le journal. Mais de manière plus précise, l’expression caractérise un genre, le dessin d’actualité ou dessin politique. Comme on le voit, il est bien difficile de s’accorder sur une définition, de trouver le mot qui permet de tout décrire sans exclusive. Le problème réside surtout dans le fait que la presse accueille une gamme très large de dessins satiriques aux fonctions variées, ces dessins héritant eux-mêmes de traditions très anciennes, bien antérieures à la naissance de la presse moderne. Le problème, avec l’expression « dessin de presse », c’est qu’elle ne rend pas compte de la grande variété des supports qu’empruntent les images satiriques, surtout dans la période qui précède 1914. Pour compliquer les choses il faut encore distinguer la caricature comme une préoccupation d’artiste, un jeu d’atelier, de la caricature diffusée par la presse, qui ne se donne pas pour objectif principal d’expérimenter des styles. On comprend donc pourquoi, encore aujourd’hui, aucune expression ne parvient à faire l’unanimité. Nous emploierons donc « caricature », « dessin de presse » et « image satirique » souvent de manière générique et comme synonymes, mais parfois nous insisterons sur les nuances que chacune de ces expressions permet d’évoquer.
Pour comprendre de quoi il retourne, il faut d’abord s’interroger sur les différentes fonctions de l’image satirique. On peut, à mon sens, distinguer trois fonctions principales : la propagande, le commentaire et le divertissement par le rire.

 

La propagande d’abord :

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Pendant les crises politiques et sociales intenses, voire dans des périodes plus calmes, le dessin de presse peut se fait polémiste et propagandiste marchant dans les pas de Luther et de son acolyte Lucas Cranach durant la Réforme. Il défend un camp avec outrance et accable ses adversaires, peut se retrouver dans des organes politiques et militants, fondés par des partis qui voient dans la caricature un excellent moyen de défendre des idées. Il s’agit de susciter l’indignation du lecteur et de le pousser à son tour à s’engager. Le dessin propagandiste vise en général à dégager des types, à mettre en scène des idées générales. Ces images, souvent violentes, répètent quelques stéréotypes outranciers sans chercher particulièrement à répondre à l’actualité, en mettant en avant quelques axes considérés comme majeurs.
Du point de vue du support, le dessin de propagande recourra volontiers aux feuilles volantes, à l’affiche, aux vignettes, à la carte postale, et aux autocollants depuis quelques décennies, tous supports relativement aisés à produire, s’adressant au plus grand nombre et susceptibles d’être facilement diffusés par un milieu militant. On trouve de tels dessins évidemment dans les journaux engagés.
Quelle influence ces images peuvent-elles avoir sur les consciences, il est bien difficile de le dire. Si la caricature ne semble pas pouvoir vraiment inverser une opinion, on peut tout de même imaginer qu’elle renforce les convictions. Le dessin engagé cimente une communauté de point de vue et accentue les clivages. Mais la caricature pousse-t-elle à l’action ? On prend souvent l’Affaire Dreyfus en exemple pour montrer l’influence de la caricature sur les opinions. Des centaines d’images formulent à l’époque de véritables appels au meurtre contre les juifs, comme dans l’Antijuif illustré par exemple. Pour autant, il n’est à déplorer aucun mort dans la communauté juive en métropole à l’époque, tandis que dans les années 1880, alors qu’aucune caricature ne vise particulièrement les italiens, de nombreuses agressions sont commises contre eux sur le sol français, avec des morts à la clef.
La caricature, comme instrument de propagande, ne fait pas l’unanimité comme l’indique une enquête menée en 1906 par l’historien de l’image satirique John Grand-Carteret. L’auteur interroge les élites de la gauche radicale pour savoir si elles considèrent la caricature comme un bon moyen de faire de la propagande, pour la Séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les « intellectuels » et les édiles politiques de haut rang se déclarent réticents envers ce genre qu’ils considèrent outrancier alors que les journalistes et les militants se disent, au contraire, très enthousiastes pour ces images qui permettent de toucher les esprits avec force et réussissent à faire enrager l’adversaire.

 

Le commentaire politique :

 

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Autre rôle du dessin de presse, autre niveau d’engagement, il commente. Plutôt que le registre propagandiste, le dessinateur peut choisir la position de l’observateur ironique, qui raille autant dans le but de souligner une contradiction que d’amuser son lecteur. Cette attitude peut, dans certains cas être induite par la censure, qui empêche un engagement trop évident. Le dessin met en scène les péripéties du pouvoir et les travers de la société. Il cherche à édifier le lecteur en exprimant une opinion plus ou moins tranchée. Le ton se montre moins violent que pour la propagande et les thèmes abordés collent à l’actualité politique et sociale. C’est l’état d’esprit de très nombreux dessins parus dans la presse depuis deux siècles et notamment ces dernières décennies. Ce type de dessin nous est aujourd’hui le plus familier.

 

L’humour :

 

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Troisième fonction, le dessin de presse amuse. Amuser peut en effet devenir l’ultime objectif d’un dessin paru dans un journal. Amuser grâce à un bon mot, un calembour littéraire ou visuel ou une légende légère sur un dessin qui met en scène des situations stéréotypées, tirées de la vie quotidienne. Le dessin de presse amuse parfois par contrainte, comme après 1835 ou 1851, lorsque les lois sur la presse se font plus dures. Quand la censure interdit de traiter les sujets politiques, le dessinateur se cantonne à égayer son lecteur des travers de la vie artistique comme par exemple avec les salons caricaturaux, de la vie quotidienne, des travers sociaux ou professionnels sans exprimer de véritable opinion sur ces sujets. Une partie du dessin amusant se distingue également par sa propension à déshabiller les femmes. C’est la gaudriole, thématique très répandue. Le genre de dessin amusant se perpétue au XXe siècle avec comme digne représentant l’increvable Almanach Vermot, ou encore le Hérisson. Mais dans les années 1950, sous l’influence de dessinateurs américains comme Steinberg, James Thurber et Peter Arno, apparaît un genre totalement inédit, ce qu’il est convenu d’appeler l’humour graphique, qui se passe souvent de légende, fascine par sa simplicité et par l’incongruité des situations mises en scènes. Il joue sur l’absurde, le non sens et l’humour noir, se nourrit des expériences du surréalisme, comme chez Maurice Henry, Chaval, Mose, Bosc, André François et évidemment Gourmelin, dont la BPI expose les œuvres. Le journal Paris Match après la Seconde Guerre mondiale joue un rôle primordial dans la diffusion de ce type de dessins en France.

 

Alors évidemment, le dessin satirique n’est pas sécable en trois compartiments homogènes et imperméables. Comme toute typologie, celle-ci a un caractère forcément réducteur, mais elle permet de s’interroger sur la diversité des fonctions de ces dessins, et donc sur les différences de supports, de conditions de diffusion et de réception, variables elles aussi.

 

Intéressons nous à la rhétorique de ces images. La caricature déforme, exagère les traits, fonctionne comme un loupe subjective, qui choisirait tantôt de mettre l’accent sur un détail, tantôt au contraire de minimiser tel autre aspect. La caricature focalise sur les traits du visage ou les caractéristiques corporelles s’appuyant sur une croyance largement répandue qui voit dans les traits physiques le reflet des tréfonds de l’âme. Au XIXe siècle, la caricature trouve dans la physiognomonie de Lavater et la phrénologie de Gall une base qui se veut scientifique. Le dessin de presse politique utilise bien sûr ces procédés de déformation, mais imagine également des situations, met en scène une action, un problème, une crise, joue avec les métaphores et les attributs.
Les deux genres cohabitent. Ils se nourrissent tous deux des facéties du verbe. L’image satirique emprunte en effet à la rhétorique du discours et notamment du discours polémique. Il n’est qu’à comparer l’immense production graphique et pamphlétaire de la Révolution française. Pour le XIXe siècle, il n’est pas difficile de trouver d’innombrables correspondances entre la satire, le discours politiques et la caricature. La charge puise dans le langage imagé et emphatique où prédomine l’outrance verbale et les métaphores. La satire graphique trouve dans les expressions ordurières une matière efficace. Le dessin de presse met en scène ce que la langue a mis en mots.
Si la caricature joue des déformations, le dessin satirique opère sur un terrain plus complexe, combine des éléments disparates, protagonistes, situations, symboles qui par le biais de contaminations et de condensations feront sens. La satire en image se nourrit de références littéraires, historiques et religieuses, elle s’adresse alors à un public cultivé :

 

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Elle recourt à l’Allégorie, passée de mode au XXe siècle :

 

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On trouve aussi l’animalisation qui envahit littéralement le dessin politique au XIXe siècle, époque fascinée par les sciences naturelles :

 

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L’univers du bas corporel fait également partie de l’arsenal de l’injure et du péjoratif :

 

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La rhétorique caricaturale s’appuie également sur l’anachronisme, l’infantilisation, la féminisation péjorative, le carnavalesque, etc. En cela, le dessin de presse hérite de traditions anciennes. En fait, le langage de ces images oscille entre tradition et innovation. En effet, le dessinateur utilise de codes qui doivent être compris par le lecteur et en cela s’inscrit dans une tradition puisant ses stéréotypes dans la culture commune. Mais il commente une réalité en permanente évolution et s’en nourrit. La caricature fonctionne comme une éponge. Elle intègre comme procédé tout objet ou événement qui rencontre un écho dans société, et crée à son tour de nouveaux stéréotypes. Ainsi les études sur la folie dans les années 1820 invitent à Daumier à présenter les membres du juste milieu sous l’apparence de malades mentaux. Quand le chemin de fer se développe, la caricature la plus frileuse dénonce un moyen de transport dangereux, tandis que les dessinateurs progressistes emploient la métaphore ferroviaire pour symboliser les progrès des idées républicaines. Le dessinateur doit également faire preuve d’inventivité pour se distinguer de ses confrères et séduire un public avide de se laisser surprendre. Restent les limites d’un langage qui ne serait pas assez partagé et qui peut entraîner l’incompréhension. Il faut bien sûr une communauté de point de vue entre le dessinateur et son lecteur. Un dessin de Charlie-Hebdo publié par le Figaro aurait peu de chance de faire rire, mais susciterait plutôt le rejet. On a dans le passé des exemples d’images totalement contreproductives et qui servent leurs cibles plutôt que de parvenir à leur nuire.

 

Après ce petit tour d’horizon analytique intéressons nous à l’évolution du dessin de presse depuis deux siècles. Le dessin de presse au sens strict, celui que nous connaissons encore aujourd’hui naît en1830 en France. Si la France se montre alors originale et invente un genre qui va connaître un succès international, il faut se rappeler que la caricature, dans les décennies et les siècles qui ont précédé, a plutôt brillé ailleurs. En Allemagne, en Italie, dans les Flandres et au XVIIIe siècle en Angleterre.

 

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Pourquoi cette originalité française en 1830 ? Deux phénomènes majeurs se combinent : le premier, c’est la révolution politique et sociale qui entraîne un bouillonnement dans le domaine des idées et une grande liberté d’expression. Le second, ce sont les progrès en matière d’impression des journaux, mais surtout de production des images, notamment avec une technique nouvelle, la lithographie. C’est cette technique-là que le dessinateur Philippon associe de manière systématique à la presse en publiant, à partir de 1830 un organe d’un genre nouveau, le journal satirique illustré. Il publie d’abord un hebdomadaire, La Caricature, puis en 1832 un quotidien, Le Charivari, qu’on retrouve encore dans les kiosques en 1900. Tous deux mêlent textes et images et vont inspirer de nombreux organes similaires en Europe. En Angleterre parait le Punch en 1841 sous titré d’ailleurs « The London Charivari ». L’Allemagne s’illustre avec le Flieggende Blätter en 1845 ainsi que le Berliner Charivari et le Kladderradatsch. En Italie on peut lire Il Fischietto à partir de 1848.
Philippon, en fondant la maison Aubert, s’entoure des meilleurs dessinateurs du moment. Il diffuse autant des dessins virulents visant le personnel politique du juste milieu, que des charges plus amusantes et moins corrosives, intéressant les lecteurs aux fantaisies de l’époque.

 

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Il ne faut pas imaginer que le journal La Caricature bénéficie alors d’une large audience. L’abonnement annuel équivaut à un mois de salaire ouvrier, et l’hebdomadaire compte entre 2000 et 3000 abonnés seulement. Philipon fait des émules chez ses adversaires comme par exemple avec La Charge qui parait en 1832 et qui défend Louis-Philippe.
Le dessin reste pétri de références littéraires et artistiques. Dans La Caricature et Le Charivari, les cibles, hommes politiques ou journalistes en vue, très reconnaissables, s’agitent sur une scène de théâtre dont le décor est complexe. Le dessin cherche à faire illusion, travaille les expressions, les postures, les costumes, multiplie les attributs. La lithographie joue du modelé comme dans la peinture, puise dans l’art classique du dessin un savoir faire propre à satisfaire l’œil. Les dessinateurs inventent de nouvelles figures qui rencontrent un franc succès dans le public. La poire, de Philippon devient un instrument de dénigrement systématique contre Louis-Philippe. Traviès crée le personnage de Mayeux puis Daumier invente plus tard celui de Ratapoil. Grandville se spécialise dans la satire animalière et rencontre un immense succès avec ses Métamorphoses du jour. Le journal satirique crée alors un imaginaire qui modèle celui de son lecteur au fil des semaines, voire au fil des jours.
Mais les conditions de liberté permises par les Trois Glorieuses ne durent pas. Les journaux subissent les coups de la censure, tout comme après 1851. Quand la liberté fait défaut, le dessin politique rentre en sommeil. Pour autant, le public demeure avide d’images, les journaux amusants se multiplient. On édite des séries de vignettes drolatiques dans des périodiques et des albums à succès, notamment ceux de Cham, un des plus prolifiques en la matière. Si la politique intérieure ne peut faire l’objet de railleries, on s’intéresse aux tensions internationales. On peut dire que dans les années 1850, le dessin de presse, dans sa version comique, touche enfin toutes les couches de la société.
Après 1850, on se passionne pour les célébrités du temps. Les biographies satiriques et leur version imagée se multiplient, ainsi que les divers panthéons ou trombinoscopes qui vont avec. C’est l’âge d’or du portrait-charge.

 

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La production du dessin de presse suit évidemment les aléas des crises politiques. Après la chute de Napoléon III, les journaux à caricatures laissent place à un fourmillement de feuilles volantes. Le dessin trouve à se diffuser sur des supports plus faciles à produire, faciles à afficher, circulant de main en main. Ces innombrables feuilles montrent l’importance acquise par l’image dans la matérialisation des aspirations, des peurs et des haines humaines. Quand les tensions sont à leur apogée, l’homme semble soudain avide de représentations les plus extrêmes. La retenue et les tabous disparaissent. Le dessin devient alors violemment scatologique, trivial, scabreux et ordurier, s’inscrivant pour une part dans une tradition pornographique fort ancienne que l’on retrouve déjà pendant la Révolution française. Ce langage reflète la violence des clivages politiques et sociaux d’alors, violence qui s’exprime notamment dans les clubs nombreux qui se fondent, mais aussi dans les journaux qui défendent chaque camp.
Le dessin de presse, le journal satirique, reflètent en partie l’état des forces sociales et des opinions. Après la répression de la Commune, les plumes et les pinceaux sont sévèrement encadrés, mais les journaux satiriques, hebdomadaires surtout, se multiplient quand même, en composant avec la censure et en la dénonçant souvent. On imprime toujours plus facilement et à moindre coût. L’illustration envahit l’imprimé et finalement tous les camps politiques d’une certaine importance s’intéressent à la caricature. Chacun ou presque fonde son journal, d’autant plus aisément avec la loi républicaine de 1881 qui libéralise la presse, mettant fin au contrôle administratif et à l’obligation de demander son autorisation à quelqu’un dont on souhaite publier la charge. La loi autorise presque toutes les outrances sauf à s’attaquer aux chefs d’Etats étrangers, à l’Armée et à se montrer trop osé sur le terrain des mœurs. Après 1881, la censure disparaît presque totalement, mais les pressions économiques peuvent prendre le relais.
Le camp républicain compte alors de nombreux titres, petits ou grands, plus ou moins durables, avec évidemment André Gill et Alfred Le Petit notamment :

 

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De l’autre côté, les bonapartistes, les monarchistes, les antisémites et les cléricaux ne sont pas en défaut avec divers titres illustrés et virulents :

 

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A partir des années 1880, les journaux quotidiens « sérieux » commencent eux aussi à publier des dessins politiques et d’actualité souvent un par semaine, parfois chaque jour. :

 

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Le dessin qui prend là des galons se simplifie. Il se limite au noir et blanc, le plus souvent au trait, en général de petite taille, mais parfois s’étalent sur toute la page. On trouve de tels dessins au Figaro, à La Nationl’Echo de France, à La Croix, et plus tard à L’Humanité qui en 1908 publie les dessin de Gassier notamment, voire plus exceptionnellement de Steinlen. Le dessin original, une fois reproduit avec des moyens dorénavant photomécaniques, perd en qualité. Certains journaux mettent en avant le fait de publier tel ou tel artiste, comme Forain qui a la cote. La renommée du dessinateur, comme aujourd’hui, joue déjà fortement. Les autoportraits des dessinateurs commencent à se multiplier, mais la célébrité de quelques-uns ne doit pas masquer la précarité des centaines d’autres. Le dessinateur a rarement l’assurance de voir ses dessins publiés, et les relations d’un artiste habitué d’un journal peuvent se tendre jusqu’à la rupture.

 


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Cet âge d’or du dessin de presse s’illustre également en province. A Rouen par exemple dès avant 1870 se publient deux hebdomadaires satiriques, Le Tambour et le Tam-Tam. A Lyon on peut lire la Comédie Politique. En 1874 Gilbert-Martin fonde le Don Quichotte à Bordeaux qui obtient un succès national. Après 1881 ce sont des centaines d’illustrés satiriques régionaux ou locaux qui se publient. Ils offrent au lecteur des villes moyennes, voire aux ruraux, une vision caricaturale de la vie locale ou des images de portée plus générale. On trouve à Marseille, La Calotte, l’Etrille à Reims. De 1885 à 1911 La Cloche illustrée se publie au Havre. A Rouen le dessinateur Pépin travaille pour le Petit Rouennais. A titre anecdotique dans la ville de Chauny, dans l’Aisne, un journal conservateur tri-hebdomadaire publie en 1902 et 1903 une grande caricature politique par semaine, parfois reproduite sous forme de chanson ou dans des albums. Pourtant, la ville ne comprend que 10 000 habitants ! Chaque ville moyenne, chaque région, possède en 1900 son ou ses journaux satiriques illustrés. On voit là le succès du dessin de presse à la Belle Epoque. Et évidemment, on trouve aussi de tels journaux dans les colonies…
Il est impossible de restituer ici toute la diversité du dessin de presse à la fin du XIXe siècle. Evoquons tout de même des journaux qui se créent et disparaissent le temps d’une crise politique comme pendant l’Affaire Boulanger ou l’Affaire Dreyfus. Evoquons également des revues de tendance plus littéraire et reflétant l’esprit de Montmartre comme Le Courrier français avec Willette, ou plus humoristiques comme Le Rire ou Le Sourire, ou encore plus osés comme Le Frou-Frou par exemple.
Le Rire, fondé en 1894, publie entre autres des dessins puisés dans la presse européenne permettant aux stéréotypes de circuler et de s’uniformiser au delà des frontières. C’est une caractéristique du moment : l’hebdomadaire devance en cela Courrier international en reproduisant des vignettes de la presse Allemande, Anglaise, Américaine, Russe, etc. Les images circulent, les dessinateurs aussi. Certains, pour échapper à la répression, d’autres pour trouver du travail. Après 1900, des dizaines de dessinateurs étrangers participent par exemple à l’Assiette au Beurre.

 

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A la fin du XIXe siècle on trouve des hebdomadaires de grand format, illustrés d’une seule grande caricature en noir ou en couleur et souvent fondés par le dessinateur lui-même. Le lecteur peut également choisir parmi des revues de taille plus modeste mais au nombre de page supérieur, parfois sans aucun texte, accueillant des dizaines de dessins. Certains hebdomadaires satiriques mènent, quand ils en ont les moyens, de véritables expériences esthétiques. On peut évoquer L’Assiette au Beurre, mais aussi Le Cocorico moins connu dont le dessin de titre se renouvelle chaque semaine. La mise en page change brutalement. Les vignettes rectangulaires ou carrées, insérées dans des colonnes de textes régulières, sont abandonnées pour une véritable intégration texte-image. La division par page laisse place parfois à une composition par double-page dans laquelle circule le regard. Les jeux graphiques se multiplient et le point d’interrogation, par exemple, rentre de plus en plus dans la caricature. Ces expérimentations puisent dans les trouvailles des avant-gardes artistiques. On pense aux Incohérents par exemple, mais aussi à l’Art nouveau. Lautrec, Juan Gris, Kupka, Luce et bien d’autres, sont autant dessinateurs satiriques que peintres novateurs. La photographie influence elle aussi la caricature par ses cadrages extrêmes. Elle permet les premiers photomontages et des mises en scènes satiriques qui ne sont plus dessinées.

 

 

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Les supports se diversifient : les caricatures se publient sur des cartes à jouer, des jeux de l’oie, sur des assiettes, des affiches, des cartes postales, des enveloppes. Depuis longtemps on regrave des monnaies. Des sculptures en plâtre ou en pain d’épice s’attaquent aux hommes célèbres, on édite des verres à bière comiques, on sculpte des marrons ou on modèle des peaux d’orange comme on le voit ici. Le lecteur a alors l’embarras du choix, les kiosques fourmillent de titres satiriques divers, sur tous les sujets possibles, pour tous les styles, pour tous les âges.

 

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Après 1900, apparaît une imagerie caricaturale à caractère social. Depuis le Chambard Socialiste, des dessinateurs s’engagent auprès des anarchistes ou des syndicalistes. Des stéréotypes nouveaux apparaissent. L’Officier, en général cruel et inhumain. Le Magistrat, qui défend les puissants plutôt que le malheureux. Le curé, enrichi et pédophile, et surtout le bourgeois exploiteur. Toute une rhétorique du « gros » se met en place en opposition au petit, à l’exploité. Le gros bourgeois, surtout, dont la panse démesurée devient un coffre fort. L’ouvrier se fait jeune et musclé, les foules manifestent leur colère. Les anarchistes et les syndicalistes publient des journaux illustrés de dessins satiriques, notamment Les Temps nouveaux, La Guerre sociale, la Voix du peuple, Le Terrassier, ou La Bataille Syndicaliste. A cette époque naît l’affiche politique illustrée avec évidemment Grandjouan.
Après 1910, l’ambiance change. Certaines revues phares de la période s’éteignent et on peut relever ici où là la montée du nationalisme.

 

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Pendant la première guerre mondiale, le dessin de presse défend l’Union sacrée. Comme un seul homme ou presque, les dessinateurs les plus hostiles à la guerre avant 1914, se mettent au diapason. Le Rire, qui devient alors Le Rire rouge, tient à justifier la poursuite de sa parution malgré les heures graves qui s’annoncent, en expliquant qu’il s’agit-là d’un choix patriotique. Il s’engage à dénoncer l’ennemi et à galvaniser les troupes. Evoquons également La Baïonnette parmi une pléthore de titres, qui présente l’ennemi comme un monstre hybride, sanguinaire et piètre soldat. On s’intéresse également à la vie des tranchées ou de l’arrière. Ces deux thèmes sont traités parfois avec légèreté, car on continue de s’amuser malgré les combats et la mort. Le dessin de presse se charge alors de valoriser le poilu tout en mettant en scène ses souffrances quotidiennes, en exprimant parfois une certaine réserve sur la guerre. On critique bien évidemment les planqués de l’arrière. Des journaux de tranchées voient le jour et recourent à des dessinateurs souvent non professionnels.
A la Belle Epoque, tandis que Marianne symbolisait aussi bien la République, la Révolution ou encore la France dans l’image satirique, elle traduit dorénavant et exclusivement la Patrie, opposée au boche, à Germania ou encore à Guillaume II. En dehors de toute culture guerrière, se fonde Le Canard Enchaîné qui défendra des positions plutôt pacifistes, avant de se rapprocher des idées du parti communistes pendant l’Entre deux guerres.

 

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Dans l’entre deux guerres, justement, perdure la profusion de journaux à caricatures. Par contre, le métier du dessinateur évolue. Christian Delporte a beaucoup insisté sur l’idée que les caricaturistes ne se considèrent plus alors comme des artistes, mais comme des journalistes. Certains d’entre eux passent en effet plus de temps dans les couloirs du palais Bourbon et dans les rédactions que dans leurs ateliers. On expose au salon des Humoristes sans chercher à faire carrière dans le grand art. Le dessin politique et parlementaire vise au dépouillement graphique. Pour autant bien des dessinateurs restent encore attachés à une certaine richesse formelle, surtout dans les hebdomadaires. On pense à Iribe par exemple, et ses charges dont les couleurs, traitées en aplats, sont fortement teintées d’esprit Art déco. Sennep, à droite et Cabrol, à gauche, tiennent alors le haut du pavé. Le premier illustre ce nouveau rôle du dessinateur journaliste publiant à l’Action Française et à Candide. Le second reste héritier de la tradition du portrait charge et travaille pour le Parti communiste. Le clivage gauche-droite structure encore très fortement la presse satirique. Certains stéréotypes perdurent comme le juif enrichi; d’autres font leur apparition comme le bolchevik. On joue dorénavant avec les symboles des partis, le dessin intègre en cela les expériences de l’abstraction. La faucille et le marteau, le triangle, le compas ou les trois points maçonniques ou encore l’étoile de David et les trois flèches socialistes structurent bien des images.
La seconde guerre mondiale ne présente pas une grande originalité par rapport aux périodes qui précèdent, si ce n’est l’engagement de certains dessinateurs français aux côtés des Nazis, comme par exemple Ralph Soupault.

 

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A la Libération renaît une presse dynamique et variée qui n’hésite pas à faire appel au dessin satirique. Dans les années cinquante se développe l’humour graphique notamment dans Paris-Match comme on l’a vu. Depuis cette époque, ce qui s’est maintenu, c’est le dessin politique dans les quotidiens nationaux. Le Figaro avant la mort de Faizant, Le Monde, Libération en sont les exemple types. La presse quotidienne régionale n’est pas en reste avec ses dessinateurs attitrés. Par contre, ce qui a changé, c’est la disparition des hebdomadaires satiriques spécialisés. Certes, on pourrait citer quelques titres contestataires célèbres qui ont marqué les cinquante dernières années, comme Siné Massacre, L’Enragé, ou La Grosse Berta. Pinatel à l’extrême droite, un moment, publiait Le Trait, totalement illustré. On pense aussi à Hara-Kiri et son humour si particulier, utilisant beaucoup la photographie. Malgré tout, depuis les années 1960, le dessin de presse a trouvé des débouchés dans les magazines. Minute en son temps a accueilli des dessinateurs de premier plan. Marianne aujourd’hui publie de nombreux dessins commentant l’actualité politique et sociale. Mais actuellement en France, seuls Le Canard Enchaîné, Charlie Hebdo et Siné Hebdo depuis peu, ressemblent à certains de leurs ancêtres du XIXe siècle.
Le dessin de presse après la seconde Guerre mondiale a perdu en audience, par rapport aux périodes qui précèdent. Paradoxalement, au moment où en occident l’image satirique perd du terrain, elle en gagne dans le reste du monde, notamment depuis la décolonisation. Dans presque tous les pays du monde on trouve dorénavant du dessin de presse, qui doit vivre dans des conditions parfois difficiles.

 

On s’interroge évidemment sur l’Influence d’Internet sur ces images. En fait, depuis longtemps, le dessin satirique a été confrontée à de nouveaux médias, s’y adaptant en général avec un succès limité. Le cinéma dès avant 1914 diffuse des caricatures filmées pendant les séances d’actualités de (Pathé) par exemple, où le dessinateur Léonard s’affaire devant un tableau noir. Il joue sur le suspens graphique laissant au spectateur le soin d’imaginer la suite de son dessin. Le caricaturiste efface parfois tel ou tel élément, cherche à nous surprendre, intervient également dans l’image comme acteur. Il peut, comme ici, retourner sa feuille et faire apparaître une scène que l’on n’avait pas imaginée. Plus proche de nous, l’image satirique s’est invitée à la télévision dans Tac au Tac, avec un jeu entre plusieurs dessinateurs, mais aussi au Petit rapporteur et Droit de réponse. Le 20H a également eu recours au dessin de presse filmé.
La caricature a trouvé un nouveau souffle avec les marionnettes du Bébête Show importé d’Angleterre et plus tard les Guignols. A la fascination qu’entraîne l’efficacité de la charge en relief, s’ajoute le mouvement et le son, qui permettent d’entrer dans le monde captivant de la fiction. Mais la grande révolution du support depuis quelques années, c’est bien sûr Internet.
Comme la presse l’a permis depuis 1830, Internet donne, de manière vertigineuse, une audience encore plus large au dessin satirique. La caricature publiée dans le journal se retrouve presque immédiatement sur la toile, qui permet également parfois la mise en ligne d’œuvres inédites. D’un clic, l’internaute accède à une planche à dessin mondiale où chacun s’exprime dans ou hors de son pays, contournant les interdits. Avec évidemment tous les travers ou les bienfaits que l’on connaît. La diffusion lointaine et rapide des images entraîne une ouverture sur le monde mais également un choc des cultures. L’image satirique, instrumentalisée dans le cadre des rivalités entre Etats, trouve quand elle est rediffusée par la télévision ou le web, une nouvelle manière d’alimenter les tensions interculturelles. On pense à l’affaire des caricatures de Mahomet, ou au concours organisé en Iran sur la Shoah.
Internet, pour l’instant, semble ne modifier ni les sujets, ni de langage du dessin de presse. Les dessins publiés dans le journal papier ou sur la toile sont interchangeables. Si Internet permet une plus grande diffusion des caricatures, inversement, la Toile noie le dessin dans un déluge d’images fixes ou animées. Alors qu’une charge de La Caricature en 1830 rencontrait peu de concurrentes et pouvait jouir d’un affichage de choix dans les kiosques ou d’une diffusion privilégiée par les colporteurs, le dessin sur la toile perd en lisibilité.

 

Pour terminer notre panorama, évoquons un dernier aspect. Au-delà de la production et de la consommation du dessin de presse, quel statut chaque période que nous venons d’évoquer a attribué à ce genre ? Quand naît la caricature en Italie avec les Frères Carrache, très vite se publient des recueils et des esprits éclairés cherchent à analyser cette nouvelle manière, comprise comme finalement l’envers de la quête du beau idéal. En 1792, le journaliste et polémiste Boyer de Nîmes de tendance royaliste reproduit et analyse une série de caricatures patriotiques. L’auteur, et c’est un point de vue original, s’interroge sur l’influence de ces gravures sur les opinions. Il leur attribue un rôle majeur pendant la crise révolutionnaire .
Les beaux esprits du XIXe siècle adoptent en général un point de vue négatif, voire hostile vis-à-vis du dessin de presse, considéré comme sulfureux et indigne des cimaises. Quelques personnalités aux idées avancées adoptent un point de vue opposé, comme Beaudelaire par exemple qui voit dans Daumier un monument de la caricature et de l’Art moderne. Au milieu du siècle, le littérateur Champfleury se fait historien de l’image satirique, un historien républicain et militant, qui considère la caricature comme un instrument au service de l’émancipation des citoyens, et une évolution vers un art plus démocratique.
Quand une crise politique ou sociale revigore la caricature, des amateurs éclairés établissent des recueils, redoutant que le temps ne fasse disparaître ces produits éphémères de la mémoire collective. Ainsi en est-il par exemple avec Jean Berleux, qui publie en 1890 un catalogue des placards parus en 1870 et 1871. Les collections privées de la fin du XIXe siècle alimenteront les fonds de nombreuses bibliothèques. En 1888 se tient au Musée des Beaux-Arts à Paris une exposition qui montre une certaine évolution dans le regard porté sur la caricature. L’exposition s’intitule Exposition des peintures, aquarelles, dessins et lithographies des maîtres français de la caricature et de la peinture de mœurs au XIXe siècle. L’événement étonne par la renommée de ses organisateurs. Plusieurs ministres, des inspecteurs de Beaux-Arts, des conservateurs et des directeurs de musées ainsi que des écrivains, des artistes et des directeurs de journaux parrainent l’événement. Mais si la République officielle et modérée rend hommage à un genre qui a envahit le quotidien des populations, elle émet tout de même bien des réserves : les « maîtres de la caricature » présentés au public, tous décédés, le sont avant tout pour leurs qualités d’artistes justement, de peintres habitués des Salons. L’auteur du catalogue, Paul Mantz, montre un certain mépris pour les gravures de la Révolution française. Il oppose les « maîtres véritables » aux « faiseurs d’images qui méritent à peine le nom d’artistes ». Mais malgré ces réserves, en cette fin de XIXe siècle, après des décennies de mépris des élites pour la caricature, cette exposition se montre résolument « moderne » dans son choix d’intéresser le public à ce genre sulfureux.
L’année 1888 confirme un revirement. Le grand amateur d’images satiriques John Grand-Carteret publie alors un ouvrage important, Les Mœurs et la caricature en France, dans lequel il retrace l’histoire de ce qu’il considère comme un genre à part entière. L’auteur se moque des tenants du « grand Art », qui méprisent la satire en image, une documentation inestimable pour comprendre l’histoire des nations, les passions politiques et l’état d’esprit d’une époque. Grand-Carteret publie des recueils analytiques de caricatures françaises, belges et allemandes. Il s’intéresse bien sûr au passé, mais choisit surtout de montrer les images qui ont marqué son époque sur des sujets comme l’anticléricalisme, Guillaume II, l’homosexualité, l’Asie, la Femme, Bismarck, la Triple alliance, l’Affaire Dreyfus, ou encore Emile Zola. A la fin de certains de ses ouvrages, ce passionné n’hésite pas offrir au lecteur des notices biographiques de dessinateurs, voir un index descriptif des journaux publiés. John Grand Carteret n’est pas un cas isolé, mais c’est un précurseur. A la Belle Epoque se publient de nombreux ouvrages s’intéressant surtout aux caricaturistes en vogue, montrant par là le prestige de ces hommes.

 

Il n’est pas possible de citer tous ceux qui ont contribué à rendre intelligible l’histoire de la caricature et du dessin de presse. Signalons néanmoins, un seuil qui se franchit avec André Blum, un historien d’art cette fois. Blum publie dans les années 1920 plusieurs ouvrages sur la caricature, mais aussi sur la gravure, le grand art, l’histoire du costume, etc. Avec Werner Hofmann, en 1958, et son ouvrage La Caricature de Vinci à Picasso, on insiste sans doute pour la première fois sur l’évolution des styles de la caricature et leur influence sur certains mouvements artistiques, notamment sur le réalisme et même l’expressionnisme. On assiste alors à un véritable renversement par rapport aux décennies qui précèdent.
Michel Ragon publie dans les années 1960 un ouvrage sur le dessin d’humour où il étudie la naissance de l’humour graphique d’après-guerre, qu’il met en perspective avec le passé. Pour caractériser le dessin satirique du XIXe siècle l’auteur prend le contre-pied de ses prédécesseurs. Proche des anarchistes, il estime que l’image satirique s’est toujours montrée réactionnaire. Elle s’est attaquée aux innovations techniques, elle a flétrit les nouvelles écoles artistiques comme l’Impressionnisme par exemple.
La caricature et le dessin de presse sont également redevables à des spécialistes de l’image, conservateurs de grandes bibliothèques, comme Jean-Adhémar puis Michel Melot. Ce dernier a cherché tout particulièrement à analyser le fonctionnement du rire dans l’image satirique. Dans la foulée de 68, cet auteur analyse l’histoire de l’histoire de la caricature sous un angle marxiste, notamment à propos de la réception de l’œuvre de Daumier, qui a, même après sa mort, longtemps rebuté la bourgeoisie modérée.
Les historiens et les historiens d’art de la deuxième moitié du XXe siècle ont jusqu’à récemment boudé ces images de seconde zone, tout juste bonnes à illustrer tel ou tel événement du passé, tel ou tel manuel scolaire. Avec l’histoire culturelle qui s’impose au milieu des années 1980, le mouvement s’est inversé et les historiens se sont mis à voir dans ces images un matériau important permettant d’analyser l’évolution des représentations mentales et des imaginaires collectifs. Maurice Agulhon par exemple, dans sa trilogie sur Marianne n’a pas manqué de donner une place à l’analyse des caricatures. On pense également aux travaux de Christian Delporte, à ceux de Bertrand Tillier, ou aux recherches d’Annie Duprat. On ne s’intéresse plus seulement aux thèmes de la caricature , à sa chronologie, ou aux dessinateurs dont on aligne les biographies. Sous l’impulsion de la sémiologie, on analyse dorénavant les images de manière transversales, on s’intéresse aux procédés de la satire graphique. On essaie également d’étudier la réception des images, pas toujours facile à saisir. Ces dernières décennies ont vu se créer des équipes de recherche autour du rire et de l’image satirique, notamment Corhum avec la revue Humoresques et l’Eiris dont je recommande le site et la revue Ridiculosa. En dehors de l’Université, des dessinateurs ou des amateurs travaillent à faire vivre la mémoire du dessin de presse. Je pense par exemple au Dico-Solo qui représente un outil colossal sur les caricaturistes et les supports depuis deux siècles.
Même si Beaubourg, la BNF, la BDIC et le Musée d’Art et d’histoire de Saint Denis organisent parfois des expositions sur la caricature, et même si plus récemment un rapport a été commandé sur la promotion et la préservation du dessin de presse, il faut bien dire qu’en France, les grandes Institutions culturelles se montrent plutôt frileuses vis-à-vis du genre. Aucun grand musée n’est consacré à la caricature dans notre pays. Les grandes expositions se font rares. Le bicentenaire de la naissance de Daumier, vous l’avez remarqué, a été très modeste. Cette frilosité n’est pas sans conséquence sur la conservation des collections existantes et leur mise à disposition du public. Le papier journal du XIXe siècle est en fait très fragile, les collectionneurs le savent bien. Il n’existe en France aucun grand plan de numérisation institutionnel s’intéressant particulièrement à l’image satirique. On trouve bien sûr, quelques documents satiriques sur Gallica, mais assez peu par rapport à l’ensemble. D’autres pays commencent à se poser le problème. L’Université de Heidelberg en Allemagne a mis en ligne l’intégralité du journal satirique Kladderadatsch. En Italie existent également de tels projets. Pour l’historien de la caricature, Internet, en permettant l’accès à des collections numérisées complètes, représente une véritable révolution. Il faut aussi se pencher sur l’avenir des collections personnelles des dessinateurs, qui devraient pouvoir trouver une institution pour être conservées et rendues accessibles aux chercheurs comme au public.

 

Finalement, les historiens s’intéressent de plus en plus à l’image satirique au moment où ce mode d’expression semble en perte de vitesse. La presse écrite a perdu en audience au profit de la télévision, l’image fixe perd de son pouvoir de séduction et devient ringarde au regard de l’image animée. Le rire trouve des supports plus attractifs que le dessin d’humour. La satire littéraire et dessinée des siècles passés est remplacée aujourd’hui par les films d’animations ou de séries télévisées qui puisent dans l’humour leur ressort principal. On pense aussi aux comiques dont on rit des facéties en regardant un DVD. Disparues les feuilles volantes et les cartes postales illustrées de charges vivifiantes vendues par les colporteurs ou diffusées par les militants. Disparus ces dizaines, voire ces centaines de titres satiriques qui égayaient les kiosques de la Belle Epoque et reflétaient toutes les sensibilités de l’échiquier politique ou sociologique. Disparues ces joutes par l’image de l’époque du Pssit!!! et du Sifflet. Disparue ou presque la passion pour ces images qui poussait le lecteur à les collectionner.
Le dessin satirique est devenu une sorte d’auxiliaire, certes incontournable, de l’expression journalistique. Il vaut parfois un édito. Fait-il encore peur ? On peut en douter quand on voit Jean-Louis Debré organiser une exposition de caricatures à l’Assemblée nationale en 2004, signe que le genre a été intégré, qu’il ne porte plus en lui la subversion. Parfois néanmoins des réactions hostiles de certains groupes de pression laissent à penser que l’image satirique dérange encore. Il y a là peut être un danger pour le dessin de presse. Les dessinateurs, et plus encore les journaux qui recourent à leur travail, pourraient être tentée par l’autocensure. Dans nos sociétés démocratiques en apparence ultrapolicées, ne cède-t-on pas petit à petit au désir d’évacuer toutes les outrances, pour de bonnes, comme pour de mauvaises raisons ? Le dessinateur ne peut pas ne pas s’interroger sur ces questions.
En définitive le dessin de presse subit la dépolitisation générale et l’affaiblissement des clivages politiques. L’effervescence des Trois Glorieuses, de la Belle Epoque ou des Années Folles n’est plus qu’un souvenir. Pour l’historien qui compare la situation actuelle avec le passé, les imaginaires d’aujourd’hui semblent surtout marquées par un rapport au monde plus distant. Le dessin de presse ne représente plus le meilleur moyen de mettre en image les opinions, les peurs, les joies et les haines de l’humanité. Les plus pessimistes diront que l’avenir de la caricature se trouve dans le musée et que ce mode d’expression doit être conjugué au passé. Pour les optimistes, plus que l’avenir, toujours difficile à imaginer, ce sont les enjeux du présent qui doivent être analysés. Dans quelle mesure la crise de la presse actuelle (ou peut-être la crise tout court d’ailleurs), modifiera le rôle du dessin satirique et le travail des dessinateurs ? Internet apportera peut-être des solutions alternatives en termes économiques, comme c’est déjà le cas avec des journaux qui se diffusent uniquement en ligne ou des dessinateurs qui proposent, via Internet, des abonnements pour recevoir un dessin hebdomadaire ou mensuel, ou encore des organismes, qui valorisent la production des caricaturistes en organisant des concours ou en promouvant leurs oeuvres.
L’entretien avec Charb et le débat qui suivra nous éclaireront sûrement sur ces importantes questions, et en poseront d’autres.
Voilà, avant de rendre le micro, je tiens à remercier François Forcadell, qui m’a invité ici, Alban Poirier qui m’a aidé dans la préparation de cette petite conférence, Manuela Padouan des Archives Pathé, la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris et les collectionneurs qui m’ont donné accès à leurs inestimables trésors satiriques.

 

Guillaume Doizy

 

Petite bibliographie et sitographie :

 

 

– Laurent BARIDON, Martial GUÉDRON, L’Art et l’histoire de la caricature, Paris, Citadelles & Mazenod, 2006.
– Michel DIXMIER, Annie DUPRAT, Bruno GUIGNARD, Bertrand TILLIER, Quand le crayon attaque. Images satiriques et opinion publique en France 1814-1918, Paris, Autrement, 2007.
– Guillaume DOIZY, Jacky HOUDRE, Marianne dans tous ses états – La République en caricature de Daumier à Plantu, Ed. Alternatives, 2008.
– François FORCADELL, Le Guide du dessin de presse d’actualité, Paris, Syros – Alternatives, 1989.
– Werner HOFMANN, La Caricature de Vinci à Picasso, Paris, Somogy, 1958.
– Michel MELOT, L’Œil qui rit. Le Pouvoir comique des images, Paris, Bibliothèque des Arts, 1975.
– Michel MELOT, Daumier – L’art et la République, Les Belles lettres/Archimbaud, 2008,
– Michel RAGON, Le Dessin d’humour. Histoire de la caricature et du dessin humoristique en France, Paris, Seuil, 1992. [1re éd. Fayard 1960].
– SOLO (dir.) assisté de Catherine SAINT-MARTIN et de Jean-Marie BERTIN, Dico Solo. Plus de 5 000 dessinateurs de presse & 600 supports en France de Daumier à l’an 2000, Vichy, AEDIS, 2004. [1re éd. 1996].
– Bertrand TILLIER, A la Charge ! La Caricature dans tous ses états – 1789-2000, Paris, L’Amateur, 2005.

www.eiris.eu
http://gallica.bnf.fr/

http://www.histoire-image.org/index.php